Notre séminaire ITEM (Institut des Textes et Manuscrits) sur Aragon, actif depuis une quinzaine d’années, redémarrera samedi prochain 4 octobre de 9.45 h à 17 h sur « Aragon et la photographie », à l’ENS de jeunes filles, 48 bd Jourdan XIVe, salle Lucy Prenant. Luc Vigier et moi-même ouvrirons cette réflexion, en faisant notamment référence au texte du Paysan de Paris (1926), inscrit cette année au programme des classes préparatoires de l’ENS-Lyon.
Pour préparer cette séance (ouverte à tous), je poste sur mon blog une première série de réflexions qui serviront à mieux cadrer la coupure médiologique majeure apportée par l’écriture de lumière dans nos régimes de savoir, de mémoire, de visibilité, de vérité… La secousse voire la révolution photographique, née en 1839, n’a pas fini de développer ses effets. Je ferai ici le pari qu’entre la représentation démocratique et photographique, l’intersection ne saurait être vide, même si le rapprochement de ces deux domaines peut paraître, au premier abord, bizarre ou « fabriqué ». Raison de plus pour tenter de penser l’une par l’autre, l’une dans l’autre – pour reprendre le titre d’un petit jeu surréaliste.
Déhiérarchisation et égalisation des « sujets »
Dans quels sens opèrent les interactions entre une innovation technique et une mutation culturelle ? La technique ne pilote pas forcément l’histoire des représentations, qui peuvent au contraire anticiper une émergence, ou façonner une niche, que l’outil viendra remplir. Dans le cas de la photographie, sa légitimité esthétique est essentielle à son essor ; or le regard photographique fut précédé, ou accompagné, par un ou plusieurs mouvements littéraires, le romantisme, puis le réalisme de Balzac et Flaubert, qui contribuèrent puissamment à de nouveaux « partages du sensible », pour citer le titre bienvenu d’un essai de Rancière. On peut par exemple, avec Philippe Ortel, relever dans le romantisme le culte de l’impression immédiate venue de la nature, d’une moindre autorité par conséquent des codes et des hiérarchies de la culture : pour Novalis, Nerval ou Hugo, « tout parle ». Chez Balzac parallèlement, le parti pris de décrire s’émancipe de l’action ou de la narration principale ; la recherche de la signification est aimantée par mille détails, distribués à la surface des apparences, dans la phénoménologie des maisons, du vêtement, ou dans une morphologie matérielle qui brasse et redistribue les transcendances traditionnelles de l’esprit. Mais c’est chez Flaubert sans doute que culmine le parti-pris égalitaire de décrire, et la dissémination explosive du sensible au-delà de l’intelligible. Son réalisme inhumain met sur le même plan un mouvement de l’âme, et celui d’une étoffe, et c’est cette bizarre ou dangereuse égalisation, plus grave que la scabreuse scène du fiacre, qui nourrit la fureur des critiques de Madame Bovary en 1857.
En quoi Lamartine, Novalis, Balzac ou Flaubert attentent-ils aux lois sacrées de la représentation ? Par où le romantisme, puis le réalisme, font-ils écho ou caisse de résonance au tournant photographique ? Le réalisme ne signifie pas le triomphe de la ressemblance, mais la destruction des cadres où celle-ci opérait. Par exemple, la présence brute d’un détail, dans le roman réaliste, fait violence aux enchaînements narratifs et aux intrigues des « histoires » précédentes ; le sens visible ou sensible s’émancipe du sens comme signification, il n’est plus cadré ni surplombé par lui. Ou, pour le dire autrement : l’iconosphère s’émancipe de la graphosphère (qui surveillait et cadrait étroitement les images dans le cas des peintures mythologiques et religieuses). Flaubert, quelle que soit son idéologie, est démocrate en littérature par son indifférence aux messages idéologiques, son parti pris de décrire au lieu d’édifier et d’instruire, par la souveraine égalité enfin des « sujets » de sa plume. Son écriture indifférente détruit les hiérarchies de la représentation instituée, en direction d’une communauté horizontale de lecteurs qui sauront par eux-mêmes tirer la morale, ou la leçon du livre.
On voit ici la photographie faire à la peinture ce que l’écriture fait à la parole dans le Phèdrede Platon. La relation d’oralité vive, fortement hiérarchisée, contamine la « vérité » de ses messages par les paramètres impurs de l’autorité, de l’ascendant voire de l’hypnose (le même verbe grec écouter signifie aussi obéir). En déliant le texte de cette relation, l’écriture favorise l’essor d’un examen « démocratique » des termes du message ; mais comme dit aussi Thamous, le roi des dieux partisan de la vérité des pères, des prêtres et des patrons, la lettre s’en ira rouler n’importe où, et son sens changera au gré des rencontres. Le système de la représentation de même, jusqu’au romantisme, n’allait jamais sans quelque dramaturgie ; hiératique, et toujours quelque peu princière, la représentation a traditionnellement concerné la mise en scène des sujets d’élite, états, ordres, institutions, possédants…, en bref les gens titrés. Le nouveau cours institué après la Révolution par Lamartine, Balzac, Hugo ou Flaubert consiste à promouvoir l’anonyme, à célébrer le banal, à glorifier le quelconque. Ce renversement des échelles de valeur cherche le vrai dans d’autres parages et partages, d’autres façons de raconter l’Histoire ou les histoires. Cette révolution esthétique abolit les hiérarchies précédemment ordonnées entre le visible, le dicible, le lisible, entre le savoir et l’action, entre le haut et le bas, entre l’actif et le passif. Cette nouvelle littérature s’enfonce dans le non-sens de la vie brute ; la boutique de l’antiquaire dans La Peau de chagrin offre un inépuisable gisement de mythologies, et les égouts des Misérables, que photographiera Nadar, constituent le refoulé ou l’envers sombre de la capitale ; il suffira à Freud de recueillir cette esthétique ou cette sémiose, en décidant à son tour que « tout parle », qu’il n’y a pas de détails mais seulement des indices, épars à la surface de représentations qu’il faut laisser « flotter ». Cette émergence de la psychanalyse est tributaire de tout un siècle qui vit l’autonomisation progressive, c’est-à-dire la démocratisation, du fait esthétique. L’écrivain, le médecin puis l’historien vont se faire peu à peu archéologues, et symptômatologues : ils desserrent le cercle de la curiosité précédente en décentrant les sujets d’intérêts, glanés désormais à la périphérie ou dans les marges ; dirons-nous que leur regard est devenu photographique ?
En quoi le « dispositif » de la photographie est-il pertinent pour éclairer cette considérable mutation esthético-politique ? Les représentations précédentes supposaient un protocole, une distance, le surplomb d’une transcendance, une coupure sémiotique assez franche, un temps long, une construction par sélection sévère des sujets, des catégorisations selon des « genres », etc., – tout ce que le raccourci, ou le court-circuit, de la photographie met en crise. Vue depuis le régime des images précédentes, celle-ci précipite un déficit symbolique (l’ordre symbolique au sens de Peirce s’y trouve contesté ou malmené par la poussée indicielle), une déliaison des images rendues à une vie errante et fragmentaire, et un allègement des codes (Barthes allant, à son sujet, jusqu’à parler d’image sans code).
On mesure mal aujourd’hui, tant les photos nous environnent, le choc ou le scandale de leur introduction dans les façons de faire image, à partir de 1839. Le nouveau cours proposé par l’écriture de lumière à l’ancien régime des images s’est rapidement propagé, bouleversant la graphosphère ou le statut des écrits en général : la saisie photo-graphique, que la sémiologie caractérise par le virulent paradigme de l’empreinte indicielle, ne pouvait demeurer sans effets sur l’état des beaux-arts, ni, au-delà, sur nos régimes de vérité, de croyance, de mémoire, d’imagination et, en général, de visibilité.
L’indice, l’immanence, le réel
La sémiotique indicielle ouvre une piste stimulante dans les études des médias, encore insuffisamment explorée. Dans l’histoire de l’art, le basculement d’une esthétique de l’icône à celle de l’indice recouvre le passage d’une mimesis analogique à une contiguïté, ou d’une re-présentation à la manifestation d’une présence réelle. On peut, avec Rosalind Krauss, nommer l’art indiciel en général par « le photographique », et associer celui-ci au nom de Marcel Duchamp[1] ; cette évolution fait retour à des formes d’arts premiers, du côté de la magie, ou des cultes avec leurs reliques, empreintes, marques corporelles, et en général de contacts qui conservent aux phénomènes une action et une présence palpables. Penser l’indice mène à l’écart d’une sémiologie logocentrique, ou obsédée par les signifiants linguistiques chers aux études structuralistes (et aux psychanalystes lacaniens, peu soucieux de plonger aux couches archaïques ou préverbales). D’une certaine manière, l’indice demeure indicible, il montre au lieu de dire (pour citer une importante distinction posée par Wittgenstein). Symptôme, dépôt, trace ou empreinte vive, l’indice participe du phénomène qu’il signifie, il en constitue l’échantillon ou l’exhibition résiduelle : la girouette pour le vent, la pâleur pour la maladie, la cendre pour le feu… Chose parmi les choses, l’indice signifie par nature, c’est-à-dire par connexion réelle, contiguïté physique, association dynamique : qu’un poing brandi désigne l’agression ou la menace revient à comprendre qu’il effectue déjà celle-ci, qu’il manifeste (et non représente) la première étape de l’assaut. L’indice fait sauter le re de représentation.
La coupure sémiotique n’y est pas évidente, le signifié n’y est pas stabilisé dans son idéalité, ni le token dans son type : l’indice est « a fragment torn away from the object » (Peirce), sa référence est donc autoréférentielle, la chose s’envoie ou réfère à elle-même, circulairement, d’où l’ambiguïté des indices : chose ou signe ? Présence brute ou représentation intentionnelle ? Indicible et autoréférentiel, l’indice semble encore indiscernable de son référent, du côté des « représentations (ou plutôt manifestations) de choses », indifférent à nos « représentations de mots » pour citer la distinction posée par Freud que nous tentons ici d’éclairer.
Pour mémoire et pour suivre Peirce dans sa tripartition bien connue, l’icône signifie, comme l’indice, par analogie, mais la continuité-contiguïté y est rompue : tandis que l’indice est prélevé sur le monde, l’icône s’ajoute à lui. Une représentation iconique est motivée et ressemblante (versus arbitraire), mais elle ne fait pas intrinsèquement partie du phénomène, et elle n’opère ni à la même échelle ni dans le même espace que lui ; elle résulte d’une projection de traits pertinents, tirés de celui-ci, dans un matériau qui ne lui est ni identique ni contigu, par le détour d’une mentalisation ou d’un code qui sélectionne et qui filtre… Il convient donc, dans l’immense continent des icônes, de toujours mettre à part la catégorie des icônes indicielles qui, comme l’ombre, les « mains négatives » des cavernes, la photographie, le voile de Véronique (« vera icona »), un collage de Picasso ou un frottage de Max Ernst, furent produites par contact, prélèvement ou empreinte et qui attestent ainsi d’une chaîne causale avec une réalité extérieure. Les symboles ou l’ordre symbolique enfin (toujours selon Peirce, mais aussi Lacan) désignent tous les signes arbitraires proprement dits, qui ont rompu avec la continuité (analogique) autant qu’avec la contiguïté : l’immense majorité des signes linguistiques, quelques panneaux routiers, le symbolisme chimique et algébrique, donc au-delà du langage le domaine des nombres en général.
L’indice aiguise la présence réelle, qui donne à quelques images leur mystérieuse efficacité – leur magie comme dit joliment l’anagramme. Dans l’émouvante méditation de La Chambre claire, Roland Barthes a méticuleusement distingué le studium (l’intérêt poli qu’inspire une image) du punctum : il arrive que telle photo m’envahisse ou me « poigne ». Le vif du punctum tient à cette particularité indicielle extraordinaire par laquelle la photographie, contrairement aux images peintes ou taillées, entraîne une position conjointe de réalité et de passé. Son référent, obligatoire, me force à penser que Cela (un jour) a été, tel que je le vois ; dessinée ou peinte, jamais l’icône n’aurait le même impact, ni par exemple les même vertus de dénonciation : une photo des cadavres s’amoncelant aux fosses des camps d’extermination peut faire reculer le bavardage révisionniste ; de même la photo d’un supplice sera plus « poignante » que la peinture correspondante, qui interpose une mentalisation, donc le détour toujours possible de la fiction (un peintre choisit également ses sujets dans la mythologie ou dans l’histoire). La photographie s’adresse au tact autant qu’à la vue, sur elle nous touchons un état irrécusable du monde, nous vérifions une relation (message des photos de famille ou des voyages touristiques : j’y étais…), nous attestons la permanence « amoureuse et funèbre » d’un visage qui continue de rayonner comme une étoile au-delà de sa mort. L’épreuve photographique est une preuve, un certificat de réalité. Et son truquage éventuel n’est jamais qu’un hommage rendu à cette vertu constative, impérieusement référentielle (nul ne songerait, pour les mêmes raisons, à maquiller un tableau). Le premier message de la photo est donc moins de représenter l’objet (fonction descriptive) que de l’authentifier dans son être.
Signe par nature (et non par convention), l’indice semble du même coup pauvre en code. Car qu’est-ce qu’un code, sinon un principe d’élagage ? En sélectionnant les signaux pertinents, le code tranche entre les stimuli d’information et les bruits. Une bonne part de nos expressions corporelles cependant nous échappent et circulent sans le secours d’aucun code ; de même, le flot de lumière capté par la rétine de l’appareil se heurte certes aux restrictions de l’ouverture du diaphragme, du réglage du format, de la vitesse ou de la sensibilité du film…, mais la discrimination des données « pertinentes » ne se fera totalement qu’au tirage (qui arrange, retouche ou recadre) ; au moment indiciel de la prise de vue, l’explosion photonique vient se prendre bêtement au piège de la chambre obscure – ce qui autorise Barthes à traiter la photographie d’image pauvre.
Court-circuitant le code et le temps de la re-présentation, augmentant sa vitesse et sa puissance de choc, « le photographique » a rencontré l’activité surréaliste – non sans paradoxe, si l’on songe combien cet art est réaliste par origine et destination. Breton compare l’écriture automatique aux empreintes ou au sismographe, il y célèbre une « photographie de la pensée », et il introduit nombre de reproductions de Brassaï ou Man Ray dans Nadja, L’Amour fou ou Les Vases communicants. Quelques-unes de ces photos flottent étrangement. Si l’intention liée au regard agit comme un diaphragme en fermant notre vue, le réalisme indiciel déborde notre intention de voir et il propose d’autres diaphragmes ; la photo jette sur le monde un filet plus large, elle embrasse davantage que le simple regard ; en nous apprenant à regarder ailleurs ou autrement, elle aiguise notre vue. D’où ses usages policiers, scientifiques et en général « l’effet Blow up » raconté dans le film d’Antonioni (un photographe croit, en inspectant un cliché de parc, découvrir dans le détail des fourrés l’indice d’un meurtre, mais l’agrandissement butte pour finir sur le grain de l’image, où la trace ironiquement s’évanouit).
[1] Rosalind Krauss, Le Photographique, Pour une théorie des écarts, Macula 1990.
(à suivre)
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