Althusser/Aragon, L’autre L.A.

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Je bêchais cct après-midi 1er octobre le jardin d’Odile, tout en laissant courir France inter où Fabrice Drouelle  (« Affaires sensibles ») avait choisi de relater l’assassinat perpétré par Althusser sur sa femme Hélène Ritmann, le soir du 15 novembre 1980.  Cette tragédie m’avait touché d’assez près, mais je n’aimais pas la façon dont certains camarades (particulièrement Régis Debray, qui fut intime avec ce couple) excusaient notre « caïman », ou minimisaient sa responsabilité. Entré en 1965 à l’Ecole, je n’ai pas vraiment profité de son enseignement ; la période productive d’Althusser, l’écriture de Pour Marx, de Lire le Capital dataient des années 1962-1965, j’arrivais trop tard pour suivre ses cours, il n’en donnait plus  et passait plus de temps en traitement, à l’hôpital que dans son appartement de l’Ecole… Je n’entrais pas dans son cercle, je ne communiais pas dans son culte.

J’appréciais comme chacun, lors de nos (rares) entretiens, son affabilité, mais sa pensée, son écriture me rebutaient : trop tranchées, dogmatiques. À la « leçon d’Althusser », pour citer Jacques Rancière, je préférais de beaucoup celle, beaucoup moins audible à l’Ecole, de mon cher Aragon.

J’ai consacré un chapitre de mon livre Aragon La confusion des genres (Gallimard coll. L’Un et l’autre, 2013) à tracer un parallèle entre les deux L.A. du Parti communiste ; ma préférence accordée à Aragon m’a toujours inspiré une certaine suspicion vis-à-vis du personnage d’Althusser, et de ses livres (au demeurant assez minces). Je poste ici ce chapitre écrit à contre-courant, et qui ne peut que déplaire à mes camarades philosophes d’alors.

*

Partis de Derrida pour lire Aragon, comment ne pas lui associer pour finir le nom de Louis Althusser, l’autre L.A. du Parti communiste ? Son souvenir me hantait particulièrement en ouvrant, salle des Actes à l’E.N.S., notre premier séminaire de l’ITEM (Institut des Textes et Manuscrits) en 2008. « Au moment de prononcer cette conférence, je ne peux me retenir de songer que nous avons sous les pieds l’appartement où un soir de novembre 1980, Althusser étrangla sa femme Hélène Ritmann, un geste de démence souvent évoqué par Aragon lui-même : dans La Mise à mort à travers ses allusions à la tragédie d’Othello, dans Blanche ou l’oubli ensuite où Philippe étrangle sa compagne Marie-Noire, et supprime du même coup leur nouveau-né prénommé Avenir… » 

Dans les derniers romans d’Aragon, on étrangle en effet beaucoup. Aux pages finales de Blanche ou l’oubli, le narrateur médite sur l’étrange miroir  que lui tend l’acte de Philippe : « Pas, à lui ressembler, ne m’est nécessaire d’avoir, de ces mains-ci, étranglé mon bonheur : il est d’autres formes du meurtre, au fond de l’homme, et qu’on ne lui reprochera jamais. (…) En quoi suis-je différent de cet être perdu ? De ce que je ne tombe point sous le coup des lois ? (…) Il n’y a pas que celui qui tue pour être un meurtrier » (Folio p. 513). Cette fraternité interrogée par Gaiffier se trouvait précisée quelques pages plus haut : « Si quelque fou qui me ressemble, un jour, après des années et des années à tenter de comprendre une Blanche, ou une autre, en arrivait à l’étouffer dans ses bras, à l’étrangler de ses mains, à chercher de ses doigts dans sa chair le cœur ou l’âme, croyez bien, ah, croyez bien que j’aurais de lui pitié comme de moi-même » (Folio p. 474). Tout ceci, rappelons-le, publié en 1967 ; allez prétendre après cela que Blanche ou l’oubli « n’est pas un roman d’anticipation » ! 

J’ai peu connu Althusser, victime de la maladie et le plus souvent hospitalisé, au cours des cinq années que je passai à l’Ecole. Je revois son appartement du rez-de-chaussée, à l’angle droit de la bâtisse face à l’infirmerie. Le bureau qui occupait la première pièce, où il nous recevait, croulait sous les paperasses, copies d’agreg, articles en cours, liasses de journaux et piles des livres qui tapissaient les murs, champignonnaient sur le sol, calaient une table ou soutenaient la petite machine à écrire. L’habitant de cette grotte faisait d’un geste las asseoir son visiteur dans un fauteuil crapaud lui-même écrasé, avachi ; on s’y tassait non sans malaise, saisi à la gorge par l’odeur de poussière et de tabac refroidi. Tous les ingrédients d’un cabinet de nécromancie semblaient réunis, où l’on convoquerait les spectres par quelques fumigations et formules liturgiques – à moins qu’on ne songe, face aux hauts rideaux flapis qui filtraient un jour chiche, à la cave d’un Nosferatu ou d’une famille de chauves-souris. 

Tout s’éclairait pourtant dès que la conversation s’engageait : le grand front d’Althusser, le souci (aux deux sens du mot) que les yeux aux poches lourdes et la voix grave montraient à son jeune vis-à-vis agirent sur plus d’un impétrant philosophe comme une aiguille magnétique. Le théoricien du retour à Marx le guiderait à son tour vers la Terre promise, il ne se contenterait pas de piétiner dans la cohorte des philosophes – mot-écran à remplacer désormais par idéologues ou porte-parole de la bourgeoise –, lui aussi entraînerait le peuple après avoir appris ici et de cette bouche, sans quitter les hauts murs de l’Ecole, la science du matérialisme dialectique. Les althussériens se reconnaissaient surtout à cet usage répété du mot science, et à l’animation qui empourprait leurs visages ordinairement blêmes quand ils prononçaient les sept syllabes sacrées du mantra pratique théorique. Equipés de ces mots qui faisaient rigoler le profane – les vraies révolutions commencent toujours en mineur, en minable – ils démasqueraient l’ignoble conjuration des révisionnistes, les pauvres ficelles de l’humanisme (Garaudy !), de l’électoralisme (Waldeck Rochet !), du confusionnisme (Aragon !). Mes condisciples de la neuve UJC-ML se retenaient rarement de ricaner à la mention de ces trois noms.  Ô saisons, ô châteaux !… J’aurais aimé et suivi Althusser comme d’autres peut-être, s’il avait été en état de faire cours. Hélas, le séminaire prévu sur Spinoza en 1966 n’eut jamais lieu, et ses retours en fanfare salle Dussanne, quand il lança devant un parterre de scientifiques, où figuraient je crois deux prix Nobel, sa conférence sur « La philosophie spontanée des savants », me détourna durablement de chercher dans ses livres davantage de pratique théorique. S’il est normal que la dépression se cache, comment supporter le spectacle de la manie ?

Aujourd’hui encore, je m’explique mal la fortune intellectuelle d’Althusser, sinon par la permission qu’il donnait à quelques-uns de continuer à théoriser tout en se prenant pour la tête ou l’avant-garde du mouvement révolutionnaire ; ce compromis en a grisé plus d’un, qui célèbre toujours avec nostalgie le maître de rigueur, l’ajusteur-fraiseur du concept, l’incomparable guetteur… En prenant toujours soin de cloisonner hermétiquement l’œuvre du penseur et son tragique passage à l’acte. Ceci ne pouvant en aucune façon amoindrir ou ternir cela, le philosophe et l’étrangleur demeurent deux êtres aussi distincts que Jekyll et Hyde. Ce rapprochement scabreux me ramène à l’auteur de La Mise à mort, et à la question posée par sa confrontation avec celui de Pour Marx

Entendons-nous, les deux L.A. se sont à peine connus, et ne s’appréciaient guère. Il est évident pourtant qu’ils se disputèrent par champions interposés, au cours des années soixante, le magistère sur les étudiants de l’U.E.C. Cet affrontement culmina lors du Comité central d’Argenteuil de mars 1966, consacré aux problèmes de l’idéologie et de la culture, en fait à la question de savoir derrière quel drapeau philosophique, de Garaudy ou d’Althusser, conduire les débats théoriques du Parti. Les discussions durèrent trois jours et se conclurent sur un ni-ni renvoyant dos à dos l’humanisme chrétien du premier, décidément trop mou, et l’anti-humanisme jugé trop doctrinaire du second, d’ailleurs membre fantôme d’un Parti où il n’exerça jamais de responsabilités. La mise fut raflée par Aragon, qui inspira largement le texte final de la résolution où l’on concluait à l’inaliénable liberté du créateur culturel ou du chercheur scientifique. Victoire à la Pyrrhus, les intransigeants penseurs de la rue d’Ulm se gaussant immédiatement de ce tiède compromis ! Sous l’impulsion de Jacques Linhart et Benny Lévy, la scission de l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes d’avec l’U.E.C. fut prestement consommée, et les références à la Grande révolution culturelle et à Pékin-information – qu’Althusser se garda toujours de cautionner ouvertement – supplantèrent dans les turnes la lecture de La Nouvelle critique ou des Cahiers du communisme

(à suivre)

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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