Le chorégraphe Jean-Claude Gallotta, qui dirigea la Maison de la Culture de Grenoble (devenue MC2), vient d’y donner un spectacle follement applaudi, « Cher Cinéma ». Il y rend hommage à douze cinéastes qui ont marqué sa sensibilité, ou sa formation, en lisant sur chacun un court texte avant que ses neuf danseurs (quatre filles et cinq garçons) s’emparent de la scène pour un ballet chaque fois différent – chaque fois inspiré, si l’on en croit Jean-Claude, par les films ou l’esthétique du réalisateur cité.
Il m’est difficile, face à la danse, de rattacher celle-ci à tel ou tel des cinéastes successivement élus, qui sont (dans l’ordre d’apparition) Federico Fellini, Anne-Marie Miéville, Bertrand Blier, Leos Carax, Nanni Moretti, Jean-Luc Godard, Tonie Marshall, Claude Mouriéras, Robert Guédiguian, Nadège Trebal, Patrice Chéreau, Raoul Ruiz.
On voit par cette liste qu’elle rassemble des contemporains, avec lesquels le chorégraphe entretint à un moment de sa vie un rapport personnel, et que c’est cette relation qui motive, ici, leur présence. Gallotta ne danse pas avec les absents, aussi grands soient-ils, pas d’Orson Welles, pas d’Eisenstein dans sa sélection ! Une proximité physique, une présence réelle (celle qu’instaure la danse) conditionne la constitution des duos ou des pas-de-deux que le chorégraphe propose à chacun de « ses » cinéastes.
Cher Cinéma, ce titre évoque le film nonchalant et si personnel de Nanni Moretti, Caro diario, cher journal (intime). Et il nous invite de fait à raviver des anecdotes, ou évoquer des souvenirs enfouis. Les courts textes de présentation (co-écrits par Claude-Henri Buffard) ne s’en privent pas ; pour la partie dansée, c’est plus aléatoire, comment la danse raconterait-elle ? Comment rassembler sous un nom propre les cinq à dix minutes du tourbillon qui lui sont chaque fois accolées ? Si cette liste de noms était proposée aux spectateurs, auxquels on demanderait de rapporter chacun à une danse, combien de réponses justes ? Il y a un style Gallotta, que nous reconnaissons de suite et qui nous enchante. Mais les correspondancespostulées par lui entre les pas des danseurs et le style de tel cinéaste n’ont rien d’évident…
Or j’aime moi-même beaucoup le cinéma, je crois, avec Jean-Claude, qu’il aura constitué pour beaucoup d’entre nous un formidable outil de culture, et de formation. J’ai même tenté d’expliciter cette dette dans un ouvrage publié voici trois ans sur Woody Allen, Génération Woody (2022, Le Bord de l’eau). Et je rêverais d’une chorégraphie qui serait consacrée au cher cinéma de cet immense artiste, mais je ne peux aucunement l’imaginer.
Je vérifiais, en contemplant ce spectacle dédié, l’extraordinaire ouverture sémantique de la danse, et les ressorts qu’elle touche à l’évidence en chacun – car le public par ses ovations et ses rappels a témoigné ce soir-là de la charge émotionnelle que ces corps en mouvement véhiculaient. La danse à l’évidence nous parle, mais de quoi ? Si le ballet classique, Lac des cygnes ou Roméo et Juliette, racontent plus ou moins clairement une histoire, il y a fort longtemps que la danse a rompu ses attaches avec le fil directeur d’un récit, de personnages ou d’une intrigue. Comme la peinture dite abstraite (le plus souvent très concrète), ou comme la musique affranchie de toute trame narrative, la danse cherche (et trouve) en nous une connivence charnelle, indicielle, notamment quand elle figure par esquisses, et c’est fréquent chez Gallotta, nos premières ou primaires relations de corps à corps, porter, renifler, embrasser, dévisager, esquiver, rompre, faire plier… Tout un alphabet, enfantin plutôt qu’érotique, par lequel on déchiffre ou apprivoise la présence toujours assez étrange de l’autre, se trouve ici déployé. Sans le secours d’aucuns mots, un galop, un frôlement, une étreinte raniment en nous des émotions de base, qui disent l’essentiel : en deçà de toute histoire, a fortiori d’un film, le corps ici s’expose dans ses infinies variations, son ouverture ou sa disponibilité pour tout récit.
Comme la musique, la danse occupe parmi les arts le rôle d’un interprétant universel ; elle accueille toutes les histoires, ranime mieux que ne font les mots nos rêves et nos désirs ; elle traduit, elle exprime d’un corps à l’autre ce qui n’accède pas au langage, ce qui demeure de l’ordre (combien éloquent) du mouvement, de l’énergie, du silence, de la chair, des rythmes… Soulevé de reconnaissance par ces minutes de grâce, le public ne s’y trompe pas, les ovations redoublent, chaque cellule de notre corps crie MERCI !
Laisser un commentaire