Je randonne en Thaïlande depuis trois bonnes semaines, et pour vingt jours encore, ce voyage explique le silence de ce blog. Il est un peu tôt pour poster ici les impressions (fortes) reçues de ce pays ; je me trouve en revanche à la bonne distance, peut-être, pour examiner quelques traits saillants de cette espèce en voie de développement et qui pullule ici, le touriste.
Comme une algue ou un prédateur toxique, le touriste se multiplie en effet à vive allure dans quelques écosystèmes qui lui sont favorables, voire, comme la Thaïlande, particulièrement adaptés. Certains pays, l’Egypte ou la Tunisie, lui doivent une part importante de leur PIB ; pour d’autres, cette manne constitue un appoint bienvenu, et les dégâts collatéraux causés par l’intrusion de ce parasite ne seront donc dénoncés ou perçus que plus tard… Le sujet est vaste, à nuancer selon les régions du globe, c’est pourquoi je me bornerai dans un premier temps à mentionner quelques évidences. À savoir :
Que le touriste est casanier : cette première observation, qui peut sembler paradoxale, saute néanmoins aux yeux ; le touriste évolue parfois très loin de son chez soi mais, quelle que soit la distance parcourue, celle-ci ne doit rien annuler, ni altérer, de son confort domestique ou de ses routines (notamment alimentaires). Pour parodier une amusante réplique du Soulier de satin, prêtée par Claudel à deux doctes universitaires du Siècle d’or, « nous voulons du nouveau, oui toujours du nouveau – mais qui soit absolument semblable à ce que nous avons laissé derrière nous ». Cette obsession du chez soi portera notamment sur l’état des salles de bain, notion étrangère à quelques-uns des pays traversés, mais aussi à la préparation des pommes de terre frites, ou au goût du café. Le touriste veut bien acheter ou accepter un peu d’exotisme, mais à condition que l’écart demeure supportable, sans rien efface des conditions de la vie initiale. Sur la route, à table comme dans sa chambre, le touriste tient au maintien de certains standards, hors desquels il ne saurait voyager ;
Que le touriste est grégaire : qui n’a observé ces hordes dociles, conduites par une cheftaine levant haut son petit drapeau (voire un bâton de pom pom girl, ou un simple parapluie) ? Les groupes ou les troupes bien organisés bénéficient même d’oreillettes, et leur guide d’un micro, pour ne pas déranger devant les sites fréquentés par homo touristicus les discours d’autres guides. Tout voir est impossible mais bien voir, par étapes, dans l’ordre et avec l’appoint de commentaires bien sentis, est essentiel au parcours d’une journée. Le touriste, dont le regard est par définition désarmé, dépend des autres pour admirer ou observer ; seul il ne verrait rien (ou si peu), il faut donc qu’il se renseigne, et tout au moins qu’il suive, les explications du guide comme les pas de son voisin. J’y suis, je suis conjugue pour nos touristes la première personne du verbe suivre ; la troupe ainsi formée peut grimper, pour l’exploration d’une ville, dans un simulacre de petit train, ou dans une embarcation se risquer à une sortie en mer – à Marseille, on appelle ces véhicules des promène-couillons ;
Que le touriste prend des photos : les nouveaux appareils, et notamment nos téléphones portables, ont multiplié hors de toute mesure l’acte de photographier, que les clics deviennent faciles quand on peut effacer et recommencer autant qu’on veut les images ! Ici encore le mimétisme est de rigueur, chacun photographie de préférence ce que les autres photographient, et l’on a même prévu à cet effet des points kodaks, comme des arrêts pipi où les cars font étape. La passion photographique est consubstantielle au touriste, qui atteste par elle de son voyage. Comment mieux dire « J’y étais » que par une bonne photo, moi devant les pyramides, moi au Machu-Pichu ou aux chutes d’Iguazu ? Moi ou mon couple, qui sollicite dans ce cas un touriste amical de presser le déclic, service facilement payé de retour… Entre touristes, cet échange est la moindre des choses ; mais, demandait quelque part Roland Barthes, comment les Japonais trouvent-ils le temps de regarder toutes les photos qu’ils prennent ? Il y a quelques décennies, ces clichés plus narcissiques que documentaires faisaient l’objet de fastidieuses « soirées diapos », que l’inflation débordante de images, et leur glissement vers le selfie, a peut-être tuées sans retour ;
Que le touriste est suspicieux : l’homme (la femme) qui voyage en groupe nécessairement se compare, les prestations pour lesquelles ils ont payé sont-elles bien conformes aux promesses ? Cette chambre qu’on me réserve n’a qu’une vue sur jardin ; le taux auquel j’ai changé hier était-il le bon, n’aurais-je pas dû attendre pour en trouver un meilleur ? Et dans le souk, suis-je allé au bout du marchandage, ne me suis-je pas fait rouler par cet aigrefin (et son complice le guide) si pressés de conclure ? Au fait, quel était le juste prix ?
Que le touriste s’efforce au globish : une épreuve attend forcément le touriste standard au moment de se faire comprendre ; il tombe parfois sur des interlocuteurs encore pires que lui dans le maniement du globish, cette dégénération de l’anglais qui peut sombrer au niveau de l’onomatopée, de la gesticulation simiesque ou du langage par signes… Ce qui allait de soi dans le monde d’avant, se faire entendre, devient pour chaque mot prononcé, pour chaque requête une épreuve – et que de requêtes sont nécessaires pour s’orienter dans la rue, pour déjeuner, pour les nécessités les plus courantes ! Ici encore nos téléphones portables offrent une merveilleuse ressource, le Google traduct qui permet au chauffeur de taxi, ou à la réceptionniste de l’hôtel, de couper court à de fastidieuses tentatives : chacun tapote et met sous le nez de l’autre sa traduction. Au musée de même, on peut photographier des pages entières d’un document, et en obtenir d’un clic la traduction à lire dans notre langue… Ce n’est donc pas seulement pour prendre des photos, mais pour se comprendre a minimamutuellement que le touriste et ses hôtes agitent à bout de bras l’indispensable prothèse du portable ;
Que le touriste est un être qui « fait » : on pourrait définir le touriste comme une personne déplacée qui n’a rien à faire là où elle se trouve. Rien sinon regarder les autres vivre, travailler, et bien sûr les prendre en photos. Or un curieux tour de langage autorise inversement ces professionnels du désoeuvrement à affirmer fièrement qu’ils ont fait, l’Espagne en dix jours ou le musée du Louvre en trois heures… Et à traiter ainsi comme une œuvre le simulacre d’un voyage accompli dans la presse et la bousculade. Je me garderai pour ma part d’employer jamais cette expression, en me souvenant de la provocante ouverture d’Aragon dans son Traité du style (1928), qui commence par : « Faire en français signifie chier ». Bien joué, Louis, merci pour cette mémorable leçon ! On dira ou pensera désormais que nous avons chié les châteaux de la Loire, ou chié en trois jours Venise, Florence et Naples…
*
« Don’t be a tourist », chante quelque part Leonard Cohen (ou Bob Dylan ?), à propos je crois d’une relation amoureuse, ne te contente pas de passer, ou de ne faire que regarder, prends le temps de rester, de t’investir, de t’immerger, ne survole pas les phénomènes, demeure un peu… La vie n’est pas un spectacle, ni une semaine de rêve marchandisé vendue par un tour operator. Et le vaste monde nous attend un peu au-delà des brochures sur papier glacé proposées par Fram, Havas ou Kuoni… J’ai forcé le trait en rédigeant ce billet ? Sans doute, puisque tout ceci me concerne et que je me sens rattrapé, poursuivant ce voyage, par l’image que je donne aux autres et qu’ils me renvoient, détestables touristes ! Mes semblables, mes frères.

Laisser un commentaire