Je viens de lire la lettre ouverte de Radu Stoenescu à Adèle Haenel, publiée par Causeur, qui reproche à l’actrice un récit très partial des violences qu’elle aurait subies de la part de Christophe Ruggia : pourquoi s’est-elle rendue chaque samedi chez lui trois années durant, y était-elle contrainte ? Trois ans, n’est-ce pas un délai un peu long pour parler d’emprise ? N’a-t-elle pas, dans cet attachement réciproque et durable qui semble avoir dominé leur bizarre relation, sa part d’initiative et de responsabilité ? Le metteur en scène, sans doute, s’est montré passablement immature, mais a-t-il jamais franchi les limites qui en feraient un prédateur ? Radu Stoenescu insiste au contraire sur sa retenue, ou sa maîtrise au cours d’une situation scabreuse, bien difficile à évaluer objectivement quinze années après.
Nous savons très peu des relations qui se nouèrent, entre le réalisateur et sa très jeune actrice (Adèle avait douze ans en 2001), lors du tournage des Diables. Assez cependant pour que le témoignage tardif de celle qui se présente comme gravement abusée, voire « brisée », enflamme les réseaux sociaux. Au moment où rebondissent les accusations contre Roman Polanski, une Haenel précocement séduite, ou harcelée, confirme ce que chacun ne sait que trop en revanche : que pour faire carrière, pas seulement dans le cinéma, une femme doit consentir certaines concessions, voire comme on dit crûment doit « y passer » ; que la dénonciation de ces abus par la victime est très difficile, on dit qu’elle exagère, qu’elle l’a un peu cherché… Inversement la honte ou l’égarement provoqué par des gestes « inappropriés », ou une séduction déplacée, ne sont pas propices à porter plainte, et la plupart des affaires demeurent ainsi refoulées dans le secret des cœurs, enfouies dans un silence qui aggrave le mal, ou empêche de le traiter.
Christophe Ruggia
Il semble donc excellent que Haenel, comme à sa suite d’autres victimes que son témoignage encourage, brise l’omerta, et l’on salue unanimement l’effet de libération, de catharsis ou de reconnaissance que ses déclarations provoquent auprès de toutes celles qui, n’ayant pas sa notoriété ni son prestige, demeuraient interdites de témoigner. Oui, la jeune actrice deux fois oscarisée, aux films plébiscités, connaît avec cette prise de parole une gloire supplémentaire, celle de crier très fort ce que d’autres endurent en silence, ou n’osent évoquer : le raz-de-marée des témoignages libérés par sa voix justifie, à lui seul, l’enquête de Médiapart et l’initiative courageuse de l’actrice.
Cette unanimité pourtant a de quoi inquiéter. Comme le souligne Radu, nous n’entendons pas dans ce concert d’accusations la voix de Christophe Ruggia ; Médiapart lui a envoyé un long questionnaire, auquel il n’a pas directement répondu ; il a décliné de même un débat de plateau, se contentant d’une mise au point transmise à la direction par ses avocats, où il réfute avoir commis des violences, et ne reconnaît qu’une attitude ambigüe de « Pygmalion », aveu assorti d’une demande de pardon. Qu’en penser, et qui croire ?
Edwy Plenel, Adèle Haenel sur le plateau de Médiapart
Adèle a de son côté déclaré renoncer à porter l’affaire en justice, par défiance envers une institution complaisante aux violeurs : seule une plainte sur cent aboutit à une condamnation ! Sans compter que l’accueil de la plaignante par les policiers, puis les magistrats, a de quoi redoubler trop souvent ses épreuves. Son choix de Médiapart (un journal aux orientations combattues par Causeur) pour porter sa plainte sur la place publique semble donc autrement efficace ; mais n’ouvre-t-il pas la porte à une grave dérive, et à tous les démons bien connus propres aux réseaux sociaux, indignation facile, jugement passionnel, mimétisme, chasse en meute, etc. ? Christophe Ruggia n’a pas tort de se déclarer sans défense face à ce pilori médiatique où on le cloue sans appel, sans entendre son propre témoignage. Une vraie justice n’est-elle pas au contraire fondée sur le principe de l’examen contradictoire, et la confrontation scrupuleuse des voix venant des deux parties ?
Il est évident que sur le cas Haenel, la justice (de l’aveu même de la plaignante) se trouve court-circuitée. Non sans raison : trop lente, trop facilement machiste ou patriarcale dans ses attendus et ses conclusions… Et il suffit, à vous comme à moi, de s’être trouvé une fois confronté aux tribunaux pour espérer ne plus jamais avoir à traverser pareille épreuve ! La procédure est évidemment, éminemment entachée de défauts que chacun connaît, très difficiles à supporter. Pourtant, et aussi fautive qu’elle soit, l’institution judiciaire n’est-elle pas un moindre mal face à ce qui prétend la remplacer ?
Je me rappelle, lors du premier de nos Cahiers de médiologie consacré à « La Querelle du spectacle » (1996) et dont j’assurais la coordination, l’article d’Antoine Garapon sur le rituel ou le spectacle judiciaire. La « cour » implique en effet un spectacle avec des costumes, des rôles, une parole étroitement, précisément distribuée. Et une recherche permanente de la contradiction, le président appelant à la barre tour à tour les voix des témoins, de l’accusation et de la défense dans une stricte obligation, tournante, de réfutation des adversaires les uns par les autres. Un tribunal est le lieu d’une parole divisée, peu certaine, soumise jusqu’au bout aux doutes nés de la confrontation. On peut juger ces chicanes très formelles, voire lassantes, mais ce théâtre de la cour est le seul rempart qu’on ait dressé contre les unanimités trop vite scellées du mimétisme, de la rumeur et du lynchage.
Antony Perkins dans Le Procès d’Orson Welles
Que serait, demandait en particulier Garapon, une justice hors-les-murs, hors examen contradictoire ou hors institution ? L’exemple qu’il prenait du Procès de Kafka, et de sa mémorable adaptation par Orson Welles, permet de répondre : la permission donnée à l’arbitraire, la persécution sans fin, toute licence abandonnée aux tueurs…
Le tribunal est d’abord un lieu symbolique, fort, et un protocole conçu pour endiguer les contagions de la passion et d’une parole qui sans lui demeurerait unique, trop sûre d’elle-même. Hors de cette enceinte ou de cette canalisation des voix, le danger d’effondrement symbolique guette. J’en avais fait moi-même l’analyse dans un petit livre paru l’année précédente, La Communication contre l’information (Hachette 1995), où j’examinais pour dénoncer leurs dangers les tentatives de dépayser la justice du côté des journaux, de la radio ou de la TV en en appelant au court-circuit de l’opinion contre les juges, au soulèvement des évidences passionnelles contre les lenteurs et les atermoiements de l’institution. On ne connaissait pas encore, à l’époque, l’appel aux réseaux sociaux, mais on pratiquait à une large échelle les fuites hors du secret de l’instruction pour tenter d’orienter, par la création d’un mouvement d’opinion, la décision proprement judiciaire. L’ordre symbolique est pesant, et par définition porteur de frustrations, donc d’impatiences. Il faut pourtant en passer par lui, et le défendre, si nous voulons rester civilisés, car les médias dominants, fût-ce le plateau de Médiapart, n’offrent pas les mêmes garanties symboliques.
En se refusant à porter plainte, Adèle qu’elle le veuille ou non s’expose donc au soupçon de choisir un scénario à la Kafka. Quels que soient les frémissements de moustache d’Edwy Plenel, et son évidente satisfaction de jouer sur le velours en comblant les attentes d’une fraction de l’opinion devenue dominante, je me demande s’il n’y a pas danger pour notre démocratie (et non victoire) à juger aussi vite d’une situation qui fut à l’évidence fort complexe, et où les passions croisées, aujourd’hui retombées, mériteraient un récit moins unilatéral, ou autrement nuancé.
Avec Christophe Ruggia au Japon en 2002,
pour la promo des Diables (documents Médiapart)
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