J’ai donc vu lors de ce week-end parisien, en compagnie de JFR qui évoque cette soirée dans son commentaire à mon billet, « Lettre à une amie d’Israël », le très émouvant film SHTTL d’Ady Walter, dont l’action se situe dans un village polonais situé sur la frontière avec l’Ukraine (alors soviétique), le 20 juin 1941.
Cette date dit l’essentiel : nous somme à la veille de « l’opération Barbarossa », par laquelle les troupes du Troisième Reich ont rompu le pacte germano-soviétique pour enfoncer les lignes de l’est et, en massacrant ses habitants, raser les villages juifs, les shtetels, qui peuplaient cette région.
Il est malaisé de décrire en détail l’action de cette journée qui obéit à l’unité de lieu et de temps de nos tragédies classiques. Deux jeunes gens d’origine polonaise mais expatriés à Kiev passent clandestinement la frontière pour revoir leur village, en y affrontant différentes réactions : la lamentation du père, qui ne comprend pas la « trahison » de son fils Medele parti faire une carrière de cinéaste à laquelle il ne comprend rien ; l’accueil plein d’affection du rabbi, qui lui donne sa bénédiction dans une très émouvante scène de retrouvailles à la petite synagogue ; ce rabbi est le père d’une jeune fille, Yuna, que le futur cinéaste sans le dire est venu chercher pour l’emmener à Kiev, mais elle semble localement promise à un autre homme, Folié, de la communauté hassidique, qui se montre plein de sectarisme et très remonté contre son rival. Les habitants du village étouffent dans ce si petit monde, mais ils s’y trouvent durablement intégrés, et leurs minuscules querelles ne soupçonnent rien du vaste monde extérieur, ni surtout de l’imminence du danger. La beauté de ce film au somptueux noir et blanc tient pour beaucoup à ce sentiment poignant du dernier jour, et à cette ignorance des protagonistes pleins de leurs luttes, ou pour les jeunes gens de leurs projets d’avenir ; nous assistons aux affrontements entre laïcs et religieux, aux campagne d’endoctrinement de commissaires du peuple soviétiques, qui trouvent auprès des femmes excédées par la bigoterie et l’hypocrisie des religieux un relais très favorable ; à la vie désuète mais pittoresque du marché où le jeune Mendele se replonge avec un sentiment d’incrédulité : a-t-il vraiment quitté ce monde ancien, le repousse-t-il ou est-il venu par nostalgie s’y retremper ? Car cette histoire racontée sub specie mortis (à l’article de la mort d’un monde) nous parle aussi avec force des racines auxquelles nul ne peut vraiment échapper.
La langue yiddish, mélange de haut-allemand et d’ukrainien ajoute une saveur particulière car, sans aucunement la parler, on y capte au passage quantité de racines familières ; toute une réflexion sur le gris, dans le discours du rabbin, se prolonge ici dans le traitement subtil de la couleur qui affleure dans quelques scènes, liées à des retrouvailles chargées de désir (Mendele et Yuna) ou à la rencontre de la synagogue. Dans celle-ci encore, le traitement de la lumière qui filtre à travers la cloison croisillonnée séparant les hommes des femmes, comme elle baigne aussi les arbres d’une forêt pleine de mystères et de cultes confus, dit l’obscurantisme des uns et pour d’autres la promesse d’un renouveau.
Oui, comme nous en parlions ensuite à table, ce film résonne avec les conflits qui déchirent la société d’Israël, et bien sûr avec le pogrom du 7 octobre, alors qu’il fut tourné bien avant cette date (en fait, quelques semaines avant l’attaque russe de l’Ukraine). La scène finale de l’irruption des Allemands donne de la terreur infligée par le Hamas aux kibboutz (ou par les Russes aux villages ukrainiens) une illustration particulièrement saisissante. Et JFR a raison de souligner la disparition des E dans le titre du film : hommage direct à La Disparition de Georges Perec, qui voulut par ce tour de force du lipogramme (façon d’écrire en évitant systématiquement une lettre, la plus utilisée ici de l’alphabet) leur rendre hommage à eux, à sa famille massacrée comme dit pudiquement la dédicace de l’autre livre, W ou le souvenir d’enfance…
L’opération Barbarossa, qui mérite bien son nom de barbare, reste inséparable pour moi d’un bref passage en Biélorussie, lors d’un échange universitaire ; nos hôtes de l’Université, en plein hiver, crurent bon de nous offrir un petit voyage touristique hors de la capitale, mais sans rien nous proposer d’autre qu’une excursion dans un champ gelé à perte de vue, au fond duquel nous apercevions quelques ruines enneigées, où d’un clocher incendié sonnait, lugubre, un glas : tout ce qui restait d’un shtetl ruiné par les Allemands, et conservé là, en état. « Vous avez chez vous Oradour-sur-Glane pour témoigner de la barbarie ; nous ici, nous avons des centaines d’Oradour ». Je me revois avec mes collègues du département de français, et mon ami José Delofeu, pataugeant devant ce paysage dans nos chaussures de ville, en vidant pour échapper au froid des petits gobelets de vodka… Le film d’Ady Walter ne montre pas de ruines, au contraire ; à la veille de celles-ci, et nous savons que tous les protagonistes de cette histoire vont mourir, il nous plonge dans ce monde disparu mais bigarré, et combien vivace… Et il entraîne son spectateur dans une méditation abyssale, avec quelle puissance d’évocation !
Le dernier plan, où la caméra se focalise sur le regard du jeune Mendele et s’engloutit dans sa pupille, nous dit peut-être que c’est lui, le futur cinéaste trop tôt massacré, qui avait rêvé le film que nous venons de voir, lors de cette visite qui aura été son tombeau. De quelle incomparable puissance de résurrection dispose le cinéma ! Et comme ces vies, pour étriquées qu’elles aient été, furent néanmoins profondes…
Mais, me répondent des amis que je presse d’aller voir SHTTL, non, assez, nous sommes déjà ces temps-ci entre l’Ukraine, Israël et Gaza abreuvés de tant d’horreurs ! Raison de plus, suis-je tenté de leur répondre. Mais je comprends aussi qu’on se rabatte sur Casse-noisettes.
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