Les livres des autres nous étonnent toujours. Comment peut-on préférer Lire le Capital quand on a sous la main Le Fou d’Elsa ou Le Paysan de Paris ? J’étais bien le seul, rue d’Ulm, à conserver dans ma chambre ces deux titres, alors que le rayon Althusser était obligatoire pour tout penseur rigoureux, pourquoi ? La théorie marxiste, sous la forme alambiquée et logomachique que lui donnait notre cercle, blindait son adepte en en faisant le soldat d’une cause, le rouage d’un grand moteur. Je revois avec précision l’un de nous, althussérien notoire qui devait s’illustrer dans l’épistémologie, égaré au séminaire de Derrida où il avait inscrit une communication sur « Lénine et la philosophie ». La grammatologie, la déconstruction dominantes en ce lieu lui demeuraient fort étrangères ; il s’en tira pourtant en martelant quelques sonores citations de son maître, qui confondaient l’analyse avec le slogan, et qu’il reprenait mot pour mot devant nos questions, en les balayant de la tête avec un balancement de cheval. C’étaient les mêmes, philosophes mais aussi matheux ou physiciens, qu’on croisait salle Dussanne dépêchés par Althusser au « séminaire » de Lacan, soupirants, le regard perdu sous les assauts de cette parole censée agir sur eux comme une savonnette à vilains. Oui, pourquoi avoir fêté à ce point de pareils maîtres, en dédaignant l’œuvre autrement considérable d’Aragon ? (Soyons juste : il est arrivé à Lacan de citer Le Fou d’Elsa, et Jean-Claude Milner publia de son côté une étude, passablement jargonneuse, de La Mise à mort dans une livraison des Cahiers marxistes-léninistes.)
Nous étions des élèves ou de virtuels disciples, il nous fallait donc des maîtres ; or Aragon jamais n’enseigna. Disons même qu’il repoussa de toute l’énergie de son écriture ou de son style la parole du maître. Trois romans au moins mettent en scène des professeurs, Les Aventures de Télémaque sous les traits de Mentor, Les Voyageurs de l’impériale avec Pierre Mercadier, et Blanche ou l’oubli dont le narrateur, Geoffroy Gaiffier, est linguiste et universitaire. On ne peut pas dire que la fonction enseignante en sorte bien flattée… Le plus attachant reste sans doute Gaiffier, professeur marginal, déplacé jusque dans ses curiosités ou son savoir, et qui donne à la plume d’Aragon l’occasion de quelques savoureux portraits. « C’est curieux, d’être un enseignant quand on n’est sûr de rien » (Folio 410-411) ; le même se répètera, lors de la manifestation manquée contre le général Ridgway, qu’« il ne suffit pas d’avoir raison pour avoir raison ». On dira que Gaiffier, né le même jour que son auteur, a avec lui cette différence de n’être pas marxiste, mais simple compagnon de route. Tout de même, qu’il soit romancier, poète, journaliste ou simple militant, jamais Aragon ne fit du marxisme un usage doctrinaire ; toute sa pensée proteste contre la rigidité du concept, du dogme, de la théorie, de la méthode ou de la thèse, dont ses romans le protègent. La délicatesse des images, le palimpseste des rimes, le feuilleté des métaphores, voire l’usage (jusqu’à l’abus) du style indirect libre éclatent ou irisent en permanence ce qui pourrait passer pour affirmation simple, parole droite ou orthodoxie. Le roman c’est-à-dire l’écriture indirecte, précise la préface de 1966 à Aurélien : il y a plus de prestige, et de ressources de pensées, à attendre de cette indirection que du langage reçu en l’école. Quelques pages surréalistes allaient assez loin dans cette déconstruction – avant la lettre – d’une vérité du texte, en insistant par exemple sur les « franges d’or » des idées, identifiées dans Le Paysan de Paris aux chevelures également produites par la tête, ou dans Une Vague de rêves sur les nuages de nos formations mentales où jouent les rayons du soleil. Qui parle de suite ou d’enchaînement des idées, ces « dominos de la distraction perpétuelle » ? « Comment suivre une idée ? ses chemins sont pleins de farandoles. Des masques paraissent aux balcons » (O.P.C. I, page 88). A la suite des idées, Aragon oppose ici leur fuite : « J’ai toujours pensé que si l’on voulait élever une statue à la fuite des idées, le sculpteur ne trouverait pas de meilleur modèle que moi » (Le Mauvais plaisant, O.R.C. I, page 614).
Le geste d’étrangler, si l’on ose y réfléchir, témoigne peut-être d’une volonté désespérée de saisir, assujettir ou posséder. Le raisonnement philosophique, la forge des concepts, les « questions de méthode », la coupure épistémologique ou la prétention, dans les sciences sociales ou humaines, à « la science » vont dans ce sens : ces discours magistraux énoncés depuis la chaire, ou le bureau du caïman, fatiguent la vérité, qui meurt d’étouffement. Je trouve dans l’art romanesque et poétique d’Aragon (et de quelques autres) le meilleur antidote à ces poisons sécrétés par l’école. Aragon comme Althusser durent eux-mêmes bien des fois étouffer sous la chape communiste, et désespérer de n’être pas entendus ni suivis, ils souffrirent plus qu’à leur tour d’être rappelés à l’ordre et chapitrés par des pions. Leurs réponses furent bien différentes : Althusser persévéra et s’incrusta dans son projet théorique, qui prit la forme de remontrances adressées à ce Parti dont il demeurait membre en faisant la grosse voix – Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste. Beaucoup plus engagé que lui, le membre du Comité central directeur des Lettres françaises évita toujours l’affrontement et le rapport de force ; lui aussi avait, comme Hugo ou Zola, de grandes ressources de colère et de violence qu’il sut détourner de leur cours pour les mettre, comme eux, au service exclusif de sa création ; et quand la situation tourna en effet au tragique, il en tira avec un art consommé d’acteur un grand premier rôle, et les plus beaux chants qui soient.
Aragon ne fut pas, comme l’autre L.A., tétanisé par l’Histoire parce qu’il n’adhérait pas autant que lui à la vérité, au concept, à la prise – mais aux pouvoirs du roman, des arabesques et du chant. Avec Nietzsche, il soupçonnait que la vérité est femme et qu’elle exige un brin de cour et de vocalises pour être saisie, un exercice auquel les philosophes sont mal préparés avec leurs genoux cagneux et leurs gros poings. Aragon souffrait plus que d’autres d’être communiste mais il en jouait, il dansait au Parti La Valse des adieux et il érotisait de mille façons sa parole ; sa conception courtoise de l’amour l’avait depuis longtemps dressé au Non-Vouloir-Saisir cher à Roland Barthes, à cette politesse du désir qui préfère les jeux de l’imagination à la possession, la distance creusée par les mots et les images au corps-à-corps brutal. On trouve beaucoup de cruauté dans un roman comme La Mise à mort, l’amour s’y enchevêtre à la haine et l’auteur hurle son désespoir. Il y frôle, comme déjà dans Le Fou d’Elsa, une certaine folie et il se verrait bien en martyr, en assassin, en Hölderlin enfermé trente-quatre ans dans sa tour au-dessus du Neckar. Il traite de la folie, il la flatte, il en joue comme d’une cape aux cornes du taureau mais il n’y succombe pas, il ne se rend pas. Althusser, sans doute moins doué, n’avait pas les mêmes ressources de dédoublement, de mise en scène artiste ou de mouvement. Il enrageait et vivait cloîtré – jusqu’à l’étouffement.
Aragon frôla plusieurs fois la mort, à la guerre qu’il fit deux fois en y courant de réels dangers ; il y eut cette noyade évitée à Perros-Guirec, cette tentative de suicide à Venise en octobre 1928, et il s’en fallut d’assez peu que son nom figure dans les dictionnaires comme un de ces météores foudroyés du surréalisme dont on estime d’autant plus l’œuvre qu’elle fut brève. Il vécut pourtant plus vieux que la plupart de ses anciens amis – à l’exception de Soupault. Il aurait pu finir comme Pasolini, d’une drague qui aurait mal tourné, et peut-être le chercha-t-il en côtoyant toutes sortes de garçons après la mort d’Elsa, mais non, il vieillit sans trop s’assagir rue de Varenne jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, de sorte que Libération put titrer le jour de sa nécrologie (25 décembre 1982) « Mort dans son lit, enterré dans son jardin ». Ses funérailles, comme celles de Victor Hugo, auraient été nationales si François Mitterrand n’avait préféré le voir enterré par les siens, comme pour remettre les communistes à leur place au moment où la cohabitation commençait à montrer ses limites.
A l’enterrement discret d’Althusser, qui mourut à l’âge de soixante-douze ans, dont dix d’une vie de « sujet sans procès », Derrida prononça un discours – aujourd’hui recueilli dans Chaque fois unique, la fin du monde.
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