Althusser/Aragon, l’autre L.A. (2)

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Les livres des autres nous étonnent toujours. Comment peut-on préférer Lire le Capital quand on a sous la main Le Fou d’Elsa ou Le Paysan de Paris ? J’étais bien le seul, rue d’Ulm, à conserver dans ma chambre ces deux titres, alors que le rayon Althusser était obligatoire pour tout penseur rigoureux, pourquoi ? La théorie marxiste, sous la forme alambiquée et logomachique que lui donnait notre cercle, blindait son adepte en en faisant le soldat d’une cause, le rouage d’un grand moteur. Je revois avec précision l’un de nous, althussérien notoire qui devait s’illustrer dans l’épistémologie, égaré au séminaire de Derrida où il avait inscrit une communication sur « Lénine et la philosophie ». La grammatologie, la déconstruction dominantes en ce lieu lui demeuraient fort étrangères ; il s’en tira pourtant en martelant quelques sonores citations de son maître, qui confondaient l’analyse avec le slogan, et qu’il reprenait mot pour mot devant nos questions, en les balayant de la tête avec un balancement de cheval. C’étaient les mêmes, philosophes mais aussi matheux ou physiciens, qu’on croisait salle Dussanne dépêchés par Althusser au « séminaire » de Lacan, soupirants, le regard perdu sous les assauts de cette parole censée agir sur eux comme une savonnette à vilains. Oui, pourquoi avoir fêté à ce point de pareils maîtres, en dédaignant l’œuvre autrement considérable d’Aragon ? (Soyons juste : il est arrivé à Lacan de citer Le Fou d’Elsa, et Jean-Claude Milner publia de son côté une étude, passablement jargonneuse, de La Mise à mort dans une livraison des Cahiers marxistes-léninistes.)

Nous étions des élèves ou de virtuels disciples, il nous fallait donc des maîtres ; or Aragon jamais n’enseigna. Disons même qu’il repoussa de toute l’énergie de son écriture ou de son style la parole du maître. Trois romans au moins mettent en scène des professeurs, Les Aventures de Télémaque sous les traits de Mentor, Les Voyageurs de l’impériale avec Pierre Mercadier, et Blanche ou l’oubli dont le narrateur, Geoffroy Gaiffier, est linguiste et universitaire. On ne peut pas dire que la fonction enseignante en sorte bien flattée… Le plus attachant reste sans doute Gaiffier, professeur marginal, déplacé jusque dans ses curiosités ou son savoir, et qui donne à la plume d’Aragon l’occasion de quelques savoureux portraits. « C’est curieux, d’être un enseignant quand on n’est sûr de rien » (Folio 410-411) ; le même se répètera, lors de la manifestation manquée contre le général Ridgway, qu’« il ne suffit pas d’avoir raison pour avoir raison ». On dira que Gaiffier, né le même jour que son auteur, a avec lui cette différence de n’être pas marxiste, mais simple compagnon de route. Tout de même, qu’il soit romancier, poète, journaliste ou simple militant, jamais Aragon ne fit du marxisme un usage doctrinaire ; toute sa pensée proteste contre la rigidité du concept, du dogme, de la théorie, de la méthode ou de la thèse, dont ses romans le protègent. La délicatesse des images, le palimpseste des rimes, le feuilleté des métaphores, voire l’usage (jusqu’à l’abus) du style indirect libre éclatent ou irisent en permanence ce qui pourrait passer pour affirmation simple, parole droite ou orthodoxie. Le roman c’est-à-dire l’écriture indirecte, précise la préface de 1966 à Aurélien : il y a plus de prestige, et de ressources de pensées, à attendre de cette indirection que du langage reçu en l’école. Quelques pages surréalistes allaient assez loin dans cette déconstruction – avant la lettre – d’une vérité du texte, en insistant par exemple sur les « franges d’or » des idées, identifiées dans Le Paysan de Paris aux chevelures également produites par la tête, ou dans Une Vague de rêves sur les nuages de nos formations mentales où jouent les rayons du soleil. Qui parle de suite ou d’enchaînement des idées, ces « dominos de la distraction perpétuelle » ? « Comment suivre une idée ? ses chemins sont pleins de farandoles. Des masques paraissent aux balcons » (O.P.C. I, page 88). A la suite des idées, Aragon oppose ici leur fuite : « J’ai toujours pensé que si l’on voulait élever une statue à la fuite des idées, le sculpteur ne trouverait pas de meilleur modèle que moi » (Le Mauvais plaisantO.R.C. I, page 614).

Le geste d’étrangler, si l’on ose y réfléchir, témoigne peut-être d’une volonté désespérée de saisir, assujettir ou posséder. Le raisonnement philosophique, la forge des concepts, les « questions de méthode », la coupure épistémologique ou la prétention, dans les sciences sociales ou humaines, à « la science » vont dans ce sens : ces discours magistraux énoncés depuis la chaire, ou le bureau du caïman, fatiguent la vérité, qui meurt d’étouffement. Je trouve dans l’art romanesque et poétique d’Aragon (et de quelques autres) le meilleur antidote à ces poisons sécrétés par l’école. Aragon comme Althusser durent eux-mêmes bien des fois étouffer sous la chape communiste, et désespérer de n’être pas entendus ni suivis, ils souffrirent plus qu’à leur tour d’être rappelés à l’ordre et chapitrés par des pions. Leurs réponses furent bien différentes : Althusser persévéra et  s’incrusta dans son projet théorique, qui prit la forme de remontrances adressées à ce Parti dont il demeurait membre en faisant la grosse voix – Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste. Beaucoup plus engagé que lui, le membre du Comité central directeur des Lettres françaises évita toujours l’affrontement et le rapport de force ; lui aussi avait, comme Hugo ou Zola, de grandes ressources de colère et de violence qu’il sut détourner de leur cours pour les mettre, comme eux, au service exclusif de sa création ; et quand la situation tourna en effet au tragique, il en tira avec un art consommé d’acteur un grand premier rôle, et les plus beaux chants qui soient. 

Aragon ne fut pas, comme l’autre L.A., tétanisé par l’Histoire parce qu’il n’adhérait pas autant que lui à la vérité, au concept, à la prise – mais aux pouvoirs du roman, des arabesques et du chant. Avec Nietzsche, il soupçonnait que la vérité est femme et qu’elle exige un brin de cour et de vocalises pour être saisie, un exercice auquel les philosophes sont mal préparés avec leurs genoux cagneux et leurs gros poings. Aragon souffrait plus que d’autres d’être communiste mais il en jouait, il dansait au Parti La Valse des adieux et il érotisait de mille façons sa parole ; sa conception courtoise de l’amour l’avait depuis longtemps dressé au Non-Vouloir-Saisir cher à Roland Barthes, à cette politesse du désir qui préfère les jeux de l’imagination à la possession, la distance creusée par les mots et les images au corps-à-corps brutal. On trouve beaucoup de cruauté dans un roman comme La Mise à mort, l’amour s’y enchevêtre à la haine et l’auteur hurle son désespoir. Il y frôle, comme déjà dans Le Fou d’Elsa, une certaine folie et il se verrait bien en martyr, en assassin, en Hölderlin enfermé trente-quatre ans dans sa tour au-dessus du Neckar. Il traite de la folie, il la flatte, il en joue comme d’une cape aux cornes du taureau mais il n’y succombe pas, il ne se rend pas. Althusser, sans doute moins doué, n’avait pas les mêmes ressources de dédoublement, de mise en scène artiste ou de mouvement. Il enrageait et vivait cloîtré – jusqu’à l’étouffement. 

Aragon frôla plusieurs fois la mort, à la guerre qu’il fit deux fois en y courant de réels dangers ; il y eut cette noyade évitée à Perros-Guirec, cette tentative de suicide à Venise en octobre 1928, et il s’en fallut d’assez peu que son nom figure dans les dictionnaires comme un de ces météores foudroyés du surréalisme dont on estime d’autant plus l’œuvre qu’elle fut brève. Il vécut pourtant plus vieux que la plupart de ses anciens amis – à l’exception de Soupault. Il aurait pu finir comme Pasolini, d’une drague qui aurait mal tourné, et peut-être le chercha-t-il en côtoyant toutes sortes de garçons après la mort d’Elsa, mais non, il vieillit sans trop s’assagir rue de Varenne jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, de sorte que Libération put titrer le jour de sa nécrologie (25 décembre 1982) « Mort dans son lit, enterré dans son jardin ». Ses funérailles, comme celles de Victor Hugo, auraient été nationales si François Mitterrand n’avait préféré le voir enterré par les siens, comme pour remettre les communistes à leur place au moment où la cohabitation commençait à montrer ses limites.

A l’enterrement discret d’Althusser, qui mourut à l’âge de soixante-douze ans, dont dix d’une vie de « sujet sans procès », Derrida prononça un discours – aujourd’hui recueilli dans Chaque fois unique, la fin du monde.

Pour conclure sur ce parallélisme, qui fait rêver, une phrase lourde de griefs mais lucide d’Elsa Triolet s’appliquerait au couple d’Hélène Ritmann avec Louis Althusser ; dans une lettre qu’elle écrivit aux alentours de 1966, et dont Aragon ne cite que quelques mots dans « Blanche ou l’oubli », tellement cette lettre constitue pour lui le plus terrible des actes d’accusation, elle lui dit : « Même ma mort, c’est à toi que cela arriverait ».

9 réponses à “Althusser/Aragon, l’autre L.A. (2)”

  1. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonjour !

    Ce billet du maître est-il un cri de désespoir ? Pas sûr que les gens vont se bousculer au portillon pour écrire un mot.
    La fin derridienne de ce billet ne peut nous laisser indifférents, sans nous forcer à garder vive la mémoire et à essayer de re-trouver la singularité.
    Il y a comme une vague bleue, un soleil là-haut dans le ciel, « une vague de rêve » où l’on trouve ces mots :

    « ’il y a d’autres rapports que le réel que l’esprit peut saisir, et qui sont aussi premiers, comme le hasard, l’illusion, le fantastique, le rêve. Ces diverses espèces sont réunies et conciliées dans un genre, qui est la surréalité. (…) Les nuages un rien les dissipe et le même vent les ramène. Une idée aussi a ses franges d’or. Le soleil joue un peu avec les fantômes. De bons danseurs sans escarpins, et ce qui fait le prix de leurs pas est cette chaîne brisée à leurs chevilles. »
    Et dans un « riche dédale d’art » « le chat de Derrida » se découvre par le jeu de lettres des anagrammes.
    Un billet qui nous invite sur sa fin à regarder un tableau de Jérôme Bosch et de se dire que « La fin du monde est pour demain ». Et l’anagrammeur, Jacques, Raphaël ou Étienne d’y sentir un « Arôme fou d’un matin splendide ».
    Oui, on aurait besoin d’un interprète pour y comprendre quelque chose dans le jeu de l’ÊTRE.
    J’ai reçu, ce jour, ce message d’un universitaire de Bourgogne, auteur d’un bel article sur la « physiologie de la vérité ». Et voici un passage de son courriel :

    « Pour mes jeunes collègues, c’est encore bien pire : imaginez des séminaires internes donnés dans nos laboratoires français… en langue anglaise !

    Je suis un admirateur de M. Bitbol : bravo de l’avoir sollicité.

    Concernant l’article sur la vérité : regarder les étoiles ou les nanoparticules (ce que font les spécialistes de l’inerte) est une approche de la réalité bien singulière. Introduire des technologies sophistiquées entre l’observateur et le milieu qu’il observe, c’est y introduire autant de mystères, et d’illusions, dont certains sont si friands pour remplir l’avenir de promesses inatteignables, de paradoxes et de trous noirs. »

    « Les trous noirs » « sont irrésolus » dit encore l’acrobate des lettres transposées.

    Un jour, peut-être, un jour, un jour couleur d’orange…

    Impossible rêve et ce n’est qu’une chanson !

    Balade du randonneur qui pense, ballade des gens heureux qui chantent.

    Rouvrir l’huis de l’école appelée de ses vœux par l’auteur de « La formation de l’esprit scientifique » et réveiller l’ouïe qui dort… Vous avez dit pantopie ?

    Jacques

  2. Avatar de Jfr
    Jfr

    LA (Louis Aragon) s’opposerait donc point par point à LA (Louis Althusser)… La poésie à la philosophie… Le Randonneur oppose le poète du « Fou d’Elsa » et du « Roman inachevé », l’écrivain de « La mise à mort » et de « Blanche ou l’oubli », au philosophe de « Pour Marx » et de « Lire le Capital » et sa décevante philosophie… « Toute la pensée de l’écrivain et du poète proteste contre la rigidité du concept, du dogme, de la théorie, de la méthode ou de la thèse, dont ses romans le protègent… » écrit Le Randonneur à propos de LA (Louis Aragon). « Il y a plus à attendre, plus de ressources de pensées, dans l’écriture indirecte du roman (« Aurélien »), dans « les franges d’or » des idées du Paysan de Paris, dans « les rayons de soleils » qui jouent sur les nuages de nos formations mentales dans Une vague de rêve, que du langage reçu à l’école ». Entendez l’École, l’ENS (et non l’ENA) où Althusser et Lacan enseignèrent chacun, l’un comme caïman et l’autre comme crocodile… Le Randonneur interroge le fonctionnement même de la pensée… « Qui parle donc de suite ou d’enchainement des idées, « ces dominos de la distraction perpétuelle » ? Comment suivre une idée « ses chemins sont pleins de farandoles… », écrit LA 1. La fuite des idées, donc, plutôt que la défaite de la pensée chez LA 2. Vive l’association libre… Le texte d’Aragon Le mauvais plaisant, érige en statue, la fuite des idées et la libre association… Voilà le vrai chemin de la vérité du texte…
    Mais qu’est que la vérité ? « Moi, la vérité, je parle », écrit Lacan dans « L’envers de la psychanalyse » (Séminaire XVII 1969-1970). Un séminaire qui cite Le paysan de Paris (Séminaire XVII p.63) et la « sychanalisse ». Pour Lacan, la vérité n’est pas une donnée objective ou une révélation transcendantale. Elle est effet de la parole et du langage. Elle émerge dans l’acte même de parler. « Moi, la vérité, je parle », suppose la parole libre et la non censure. L’être est inscrit dans le langage, le désir du rêve et le « pas-de-sens ». « Dire que la vérité est inséparable des effets du langage, c’est y inclure l’inconscient », répète Lacan dans L’envers de la psychanalyse (Séminaire XVII p 70). La vérité nous apparait ainsi toujours voilée, masquée, dans les interstices du discours et du « mi-dire », écrit Lacan. Elle n’est « pas toute », écrit-il, et se révèle dans les échecs, les lapsus et les actes manqués. A la vérité objective, scientifique ou philosophique, Lacan restitue à la vérité toute sa dimension première, celle du pouvoir de la parole… « Qu’est-ce qui est vrai ? C’est ce qui est dit. Ce qui est dit, c’est la phrase. Mais la phrase, il n’y a pas moyen de la faire supporter d’autre chose que du signifiant », ajoute-t-il. La théorie du signifiant et de « l’inconscient structuré comme un langage » est bien connue. La parole de Lacan transcrite dans son Séminaire de 1970, L’envers de la psychanalyse, est cependant devenue beaucoup trop allusive, amphigourique ou gongorique. Lacan nous promène avec superbe parmi les philosophes. Wittgenstein et le Tractatus logico-philosophicus qu’aucun de ses auditeurs n’a lu. Kant, Russel et bien sûr Hegel et sa problématique du désir, revue par Kojève. Lacan était beaucoup plus clair en 1953 dans son discours de Rome. Proche de Freud et de son désir de vérité. « La vérité peut être retrouvée », écrit-il alors, « le plus souvent, elle est écrite ailleurs… », « Dans les monuments et ceci est mon corps, c’est-à-dire dans le noyau hystérique de la névrose ; dans les documents d’archives, les souvenirs de mon enfance ; dans les traces et les distorsions de mon histoire ; dans le stock de mon vocabulaire, son évolution sémantique…» (« Fonction et champ de la parole et du langage ». Écrits. Le Seuil. p 259).
    On ne met pas deux ou trois crocodiles dans le même marigot, fussent-ils structuralistes. Mais on pourrait s’amuser à aller chercher chez Althusser certaines notions comme celle de miroir qu’il partage avec Lacan et Aragon. Lacan cite Aragon, Le fou d’Elsa et Contrechant (« Vainement ton image arrive à ma rencontre »…) dans son Séminaire de 1964, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (p.75), à propos de l’anamorphose et de la problématique du regard. Il cite aussi Valéry, « Je me voyais me voir… », dit La jeune Parque. Dans la théorie de l’idéologie que développe Althusser, le sujet est interpellé par les appareils idéologiques de l’État (école, église etc…) qui fonctionnent comme des miroirs sociaux. Le sujet se reconnait dans les rôles et identités que l’idéologie leur assigne. Ceci recoupe la notion de stade de miroir, décrit par Lacan à la suite des travaux d’Henri Wallon. Le sujet se constitue par identification à l’image d’un semblable. « C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord », écrit Lacan dans ses Propos sur la causalité psychique (Écrits. Seuil. p 181). Le miroir chez Althusser n’est pas seulement un outil de la constitution du Sujet, mais aussi un instrument de connaissance permettant de voir au-delà des illusions de la conscience immédiate. La conscience se doit d’être conscience réfléchie… Effets de miroir… Lacan, lui-même, a reconnu dans le matérialisme althussérien une rigueur théorique compatible avec sa propre démarche… Les effets de miroir abondent… Miroir mon beau miroir, sans oublier le risque de ceux qui comme dans La mise à mort ne réfléchissent plus rien. Antoine a « l’oeil ouvert sur son absence » dans le roman d’Aragon (Folio p 18). Pure culture de la pulsion de mort où le moi s’anéantit.
    L’ENS et la rue d’Ulm furent dans les années 70 un fantastique lieu de rencontre de la philosophie, de la poésie et la psychanalyse… Une revue fondée par Jacques-Alain Miller « Les Cahiers pour l’analyse » en es comme la trace. Après son acte meurtrier, Althusser a rédigé « L’avenir dure longtemps » suivi par « Les faits » (Livre de poche 1992). Depuis longtemps Aragon avait écrit que la femme était l’avenir de l’homme.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Il est trop tard cher JF, et je redescends d’une randonnée à Chamrousse fourbu…
      Je ne développai donc pas tes multiples ouvertures, sauf un mot à dire sur le célèbre « moi la vérité je parle » : il me semble que cette formule d’allure provocante, oui prétentieuse, se borne à souligner que toutes nos assertions sont grosses d’une prétention à la vérité. Qu’affirmer (la moindre proposition), c’est affirmer qu’en plus on y souscrit ou on y croit !,La phrase suivante serait en effet contradictoire ou choquante : « Le chat est sur le paillasson, mais je ne le crois pas ». Qu’en pense Anetchka ?

  3. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Merci à Daniel et à JF pour ces savants développements qui dépassent de loin les visions d’une modeste linguiste.

    « Moi la vérité je parle » voilà un mordant énoncé à décortiquer!

    Avant d’en venir au lien entre affirmation et vérité, un petit rappel nécessaire :
    – au niveau morpho-syntaxique, la phrase affirmative (qui n’est attestée que dans les langues qui l’opposent à la phrase négative, interrogative, exclamative, et d’autres cas de figure que le français) est – comme tout fait de langue- une convention exprimant une assertion évaluée comme « vraie » ou « fausse ». Elle n’existe que dans un cadre pré-établi par la langue et la culture. Le français est pauvre par rapport au turc par exemple qui prévoit un testimonial, particule obligatoire quand on émet une assertion du type: «  il a volé l’orange » où la langue contraint le locuteur à la précision à l’aide dudit testimonial : je le sais en tant que témoin direct ? ou par le truchement des médias, de la voisine, de la coidine etc. Les langues contraignent à dire ou permettent de négliger, c’est selon.
    – au niveau pragmatique de l’énonciation, l’affirmation est l’engagement du locuteur: il s’engage dans la vérité de ce qu’il dit. Mais attention, il s’agit soit de subjectivité (opinion), soit d’objectivité (fait vérifiable). Et là, on a deux sous-catégories:

    • l’affirmation performative (plutôt rare), du type; « Je te jure que viendrai »; « Je te bénis mon fils ». Avec toujours la possibilité du retournement ironique, voire par analyse métalinguistique du sujet parlant, de mettre en dérision ou en faillite l’acte de parole lui -même : « Ceci n’est pas une pipe » par exemple.

    • l’affirmation modale : elle introduit une nuance : « Il pleut peut-être » (probabilité, possibilité). Et son versant métalinguistique de retournement « il fait nuit peut-être » proféré en plein jour.

    Ce qui démontre que la phrase affirmative entretient un rapport plutôt fluctuant vis-à-vis de la notion de vérité. Puisque cette vérité est dépendante du cadre établi par les structures de la langue, en amont (dont le locuteur a conscience ou non ; NB le polyglotte et le poète sont largement avantagés de ce point de vue). Et en aval, cette vérité peut-être relative, subjective, contextuelle et ironique (retournement).

    « Moi la vérité je parle », « Le chat est sur le paillasson mais je ne le crois pas » ou autre « Ceci n’est pas une pipe » pourraient résonner comme autant d’alertes métalinguistiques…Effets de langue, biais de pensée, erreurs de perception, moules culturels, etc.

    J’ajouterai que pour le langage scientifique qui tente au maximum d’être univoque, mais qui n’est qu’un pis aller dont on ne peut se passer néanmoins, pas de vérité absolue, mais des vérités relatives et provisoires, dans un cadre donné à un moment M. Les assertions passent par l’épreuve des faits. Et même cela n’est pas si simple. Les physiciens quantiques ont introduit l’idée que l’observateur modifiait l’expérience! Leçon de modestie quant à la quête de La Vérité …

    « Le réel voilé » semble ne pas être réservé aux grands mystiques…

  4. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    PS il fallait lire: de la voisine, de la cousine etc. (rectificatif)

    1. Avatar de Lechanoir
      Lechanoir

      Bonjour !

      En descendant de ses montagnes alpines, le randonneur sans trop y croire laisse la chat sur le paillasson.

      Je pense à un article d’Adrien Guignard dans la revue « Multitudes » intitulé :

      « Sokal et Bricmont sont sérieux ou : le chat est sur le paillasson »

      Comme vous pouvez aisément l’imaginer, Derrida et Bernard-Henry Lévy ont voix au chapitre.

      Je vous laisse ruminer ce texte si cela vous agrée en me permettant d’ajouter, braves gens de écoles, que le chat de l’un et les initiales de l’autre accrochés à leur patronyme respectif dévoilent de mystérieuses anagrammes qui semblent faire sens.

      Alors, faut-il derechef rouvrir les « Écrits » de Monsieur Jacques pour parler savamment de l’instance de la lettre dans l’inconscient et de nous étonner de la disparition de l’hirondelle de l’écriture sur les « i » de certains verbes dans le merveilleux commentaire de J-F ?

      Pas de quoi fouetter un chat et ron et ron petit patapon, autant le laisser dormir, palsambleu !

      Cher Daniel, puisque nous parlons chat, me donnez-vous l’autorisation de faire passer un petit message personnel, dût-il se faire avaler tout cru par les crocodiles et les caïmans de notre Riviera carnavalesque ?

      Le voici – : « Virginie, si tu es là, sache que je vais sans doute accepter votre proposition de venir, cet hiver, tenir conférence ici même. Je pense à une petite masure qui pourrait faire l’affaire. Des gros murs d’un autre siècle protègent du froid, l’hiver, et des grosses chaleurs, l’été. Si la bise est là et le mercure très bas, on fera du feu dans la cheminée, autrement dit on installera un chauffage d’appoint. Et le chat de Schrödinger dessiné dans votre livre ne s’en portera pas plus mal, cristi ! Autrefois, les hommes d’ouvrage y venaient manger la soupe, le jour des battages et maintenant, ce sont d’autres hommes qui viennent pour parler de leurs ouvrages, ceux qui font appel à la plume et non aux outils qui ont un manche. Bon dimanche d’automne sur votre presqu’île toulonnaise. »

      Fini l’intermède. Chers amis du blogue, ne m’en voulez pas trop pour cette petite bifurcation vers un lieu symbolique et réel où le physicien dans ses « Intuitions raisonnées » nous instruit sur la contrafactualité, sentiment et réalité-derrière-les-choses, là où, dit-il, le chaton aime chasser.

      Revenons à nous et à un autre chat, celui de l’intelligence artificielle, celui qui nous dit tout sur tout en un simple clic.

      Plus d’un lecteur de ce blogue est allé, je suppose, frapper à sa porte, après avoir lu le dernier commentaire, comme d’habitude, d’une belle intelligence et de grande érudition de Madame Anetchka.

      Qui d’entre nous connaît la courtisane du nom de Tirée, mentionnée par Anetchka, lectrice de Xénophon parmi tant d’autres auteurs de la Grèce antique?

      Les réponses du chat artificiel sont complètement erronées et, parfois, frisent la bêtise sous couvert d’une politesse affectée. Il affirme sa présence dans « Anabase » et après dans « Le Banquet de Xénophon » sans oncques donné la moindre référence des extraits où il a tiré le nom de Tirée. Finalement, il s’excuse courtoisement et s’en retourne sur son paillasson algorithmique, la queue basse.

      Chers amis, nous n’avons pas quitté la table. Avec un autre Alcibiade, grâce à la dame du Sud, on continue encore et encore à parler, à commenter…
      Je ne puis m’empêcher de penser à cette dernière phrase des « Banquets nocturnes » de Michel Serres :
      « Expliqué, le banquet laisse voir aux affamés sa table vide et nulle. »
      Juste avant son pénultième chapitre sur le diable et sur l’amour.
      Quelque part, l’autre jour, entre les murs d’une grange, une table vide. Celle de Madame Quantique.
      Elle est peut-être dans « L’espérance » où dans ses lettres transposées, on trouve « La présence ».
      Folle espérance…Mots d’un chanteur, mots de l’académicien.
      Anne, Madame de la Tour, vigie heureuse, de grâce, dites-nous si votre longue-vue confirme ou non cette lointaine contrée ou ce mirage !
      Merci de votre bénévolente attention et bon dimanche d’automne avec d’autres couleurs et d’autres sons.

      Lechanoir

  5. Avatar de Aurore
    Aurore

    Pour Madame Anetchka, la linguiste, notre professeur.

    ce refrain :

     » Tu as volé as volé as volé l’orange du marchand… »

    ce couplet :

    « Vous vous trompez

    Je courais dans la montagne

    Regardant tout le temps

    Les étoiles dans les yeux

    Vous vous trompez

    Je cherchais dans la montagne

    L’oiseau bleu »

    Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange.

    L’autre jour, un professeur de physique théorique est venu dans ma chaumière, partager mon brouet.

    Il m’a dit : « L’aventure commence… »

    J’ai trouvé ce mot, ce dernier mot dans un livre d’Umberto Eco :  » Sémiotique et philosophie du langage »

    Aventure avec un grand A.

    Je l’ai trouvé aussi, ce mot, à la fin d’un livre qui n’est pas destiné au jeune public. L’auteur a dirigé le numéro de la revue « Médium » où il parle des armes d’Éros. En ce même numéro notre randonneur fait l’apologie du doux-amer du secret et du discret, en rapport avec un livre de Louis Aragon.

    « Nous voudrions en effet donner l’impression que c’est dans cette région du surrationalisme dialectique que rêve l’esprit scientifique. C’est ici, et non ailleurs, que prend naissance la rêverie anagogique, celle qui s’aventure en pensant, celle qui pense en s’aventurant, celle qui cherche une illumination de la pensée par la pensée, qui trouve une intuition subite dans les au-delà de la pensée instruite. » (La philosophie du non, page 39, Gaston Bachelard)

    Bon dimanche à Madame de la Tour et à tous.

    Aurore la caissière

  6. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Lechanoir qui ne dort pas du tout sur le paillasson, ni ne ressemble au chat de Schrödinger, a bien consulté le chat de la petite icône ! Et c’est peut-être un drôle de chat ébouriffé qui, lorsqu’on l’interroge, mêle parfois, pour des temps reculés, réalité et légende. De fait, vous avez raison, Tirée tire plus vers la figure composite, en tant qu’hétaïre (courtisane), s’inspirant de plusieurs modèles historiques. Certaines femmes réelles ont bel et bien joué un rôle dans la résolution de conflits (vu qu’elles étaient influentes jusque dans la sphère militaire). Cf. la Thèse de Cécilia Landau « Les courtisanes de la Grèce classique », Strasbourg). Hélas, on recense beaucoup de récits fictifs, et on y perd son grec! L’illustration n’en demeure pas moins intéressante si l’on considère l’influence d’Aspasie par exemple, bien attestée celle-là, facilitant des alliances, contribuant à des accords politiques au temps de Périclès.
    Mais ceci concerne l’autre blog…

    Et pour clore un joli dimanche d’automne, je chante volontiers avec Aurore, du haut de ma tour, selon l’illustration qui m’était venue à l’esprit plus haut, « Il a volé, a volé l’orange du marchand », en ce jour orange avec oiseau bleu…

    1. Avatar de Oliveria
      Oliveria

      Bonsoir !

      En ce beau jour, couleur d’orange, où « l’oiseau bleu » du pays de l’oncle Sam, vecteur de délivrance et prometteur de paix durable, vient se poser à la fin du commentaire de la dame de la Tour, ces deux mots qui me font penser à Gaston Bachelard dans « L’air et les songes » dont voici un passage :

      « Si la pureté, la lumière, la splendeur du ciel appellent des êtres purs et ailés, si, par une inversion qui n’est possible que dans un règne des valeurs, la pureté d’un être donne la pureté au monde où il vit, on comprendra tout de suite que l’aile imaginaire se colore des couleurs du ciel et que le ciel soit un monde d’ailes. On murmurera comme Booz endormi, avec la voix de l’âme :

       » Les anges y volaient sans doute obscurément,

      Car on y voyait passer dans la nuit, par moment,

      Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. »

      Tout azur dynamique, tout azur furtif est une aile. L’oiseau bleu est une production du mouvement aérien ».(Fin de citation)

      Revenons à notre courtisane dont les yeux étaient peut-être des papillons bleus, si tant est que le crayon noir existât en Grèce antique.

      Ce que vous dites, Mme Anetchka, à son endroit introuvable, rejoint ce que m’écrit M.Vincent Azoulay, Directeur d’études à l’EHESS :

       » (…) il n’y a malheureusement aucune référence à une telle femme portant ce nom dans l’oeuvre de Xénophon (et là, je suis formel, l’ayant lu plusieurs fois en entier). Et je ne vois pas à quoi cela pourrait faire référence, même en étendant la recherche à toutes les sources anciennes. N’est-ce pas une référence venue d’un roman historique contemporain?  »

      Elle n’est pas non plus, me semble-t-il, dans « Les Thesmophories » d’Aristophane, n’en déplaise à ceux qui prennent pour argent comptant « Les paradoxes du chat beurré » qui font découvrir dans leurs lettres interverties un « aléa chaud d’experts bourrés ».

      Un physicien voit un sens caché du monde dans les anagrammes et un autre qui aime bien les muses, nous dit que la langue tire la science. Soit !
      Du haut de sa tour, Anne, lectrice, j’imagine, du penseur baralbin susmentionné, voit la gentille alouette qui poudroie dans la lumière du soleil. Chez lui, la plume chante…

      « La musique est une matière vibrante…c’est la partie vibrante de notre être qui peut connaître l’alouette. »

      Sous la fenêtre de Madame de la Tour quand sonne minuit et brille la lune, une tirade d’intellectuel assis, face à son écran, n’est que pantalonnade.

      Impossible rêve, une tourte voyageuse dans son bec un message.

      Oliveria

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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Les derniers commentaires

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  3. Où l’on vérifie que beaucoup parlent de nulle part, sans s’être réellement informé et avec des tonneaux d’idées préconçues. On…

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  5. Bonsoir ! Chers amis, je trouve intrigant « le petit oiseau » de Kalmia, à la fin de son commentaire. Au secours,…

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