Aragon/Kundera, profession romanciers

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Ouvrons Les Testaments trahis de Milan Kundera à la page 185-186 de l’édition Folio (plusieurs nécrologies ont relevé ce passage) : « J’ai fini par avoir ces dialogues étranges : ‘Vous êtes communiste, Monsieur Kundera ? – Non, je suis romancier’.  ‘Vous êtes dissident ? – Non, je suis romancier’. ‘Vous êtes de gauche, ou de droite ? – Ni l’un ni l’autre, je suis romancier ». Quantité d’autres passages du même livre (que nous retrouverons dans L’Art du roman) insistent de même sur la supériorité de ce « genre », plus apte à penser le vivre que la philosophie : « Si la philosophie européenne n’a pas su penser la vie réelle de l’homme, penser sa ‘métaphysique concrète’, c’est le roman qui est prédestiné à occuper enfin ce terrain vide » (page 193). François Jullien a, depuis, fortement formulé et développé cette même idée.

On comprend mieux, lisant Les Testaments trahis et L’Art du roman, l’irritation manifestée par Kundera devant une réception qui serait d’abord politique de son oeuvre, et particulièrement de La Plaisanterie, préfacée en 1968, avec un grand retentissement, par Aragon. Or cette supériorité du roman s’il s’agit de penser notre vie a été, tout au long de son œuvre, soulignée et soutenue par Aragon lui-même, dont la défense et illustration croisent de plusieurs façons la position de Kundera. On ne sache pas que les deux hommes se soient jamais rencontrés ni expliqués à ce sujet, autre occasion de regretter un de ces rendez-vous manqués dont notre histoire des idées fourmille !

Aragon affirma toute sa vie la supériorité du roman – et d’abord contre Breton et ses amis dadaïstes et surréalistes qui n’y voyaient qu’entreprise bourgeoise et « réussite dans l’épicerie » –, au point  que la mention roman revient quatre fois dans les titres de ses œuvres : Anicet ou le panorama, roman (1921), Le Roman inachevé (recueil de poèmes publié en 1956), Henri Matisse, roman (1971) et Théâtre/roman (1974), comme pour mieux inculquer au lecteur l’importance à ses yeux de ce genre.

L’époque moderne est au choc des rencontres, à la frénésie des modes et à l’essor des médias. Adieu donc à la philosophie, mais pour donner toute sa place au roman qui promet, mieux que le monologue poétique trop centré sur son auteur, de faire résonner la cacophonie des voix et la carambole des mondes, de nouer autrement les fils qui trament une société dans son épaisseur, et surtout d’accueillir toutes les pensées : « Le roman, c’est le langage organisé pour moi. Une construction où je peux vivre » (Blanche ou l’oubli, Folio page 150).

Le Roman inachevé (1956) fait par son titre pléonasme s’il est vrai que le genre romanesque, selon Bakhtine puis Kundera, proteste contre l’achèvement des formes idéologiques, contre la pensée par concepts qui voudrait s’ériger en monologue et parler d’une seule voix. Contre les systèmes. Le roman commence et se déroule in medias res ; il n’admet aucune tour de contrôle ni site transcendantal d’énonciation – ni point de vue de Dieu, ni Comité central. Rien ne stimule mieux le roman que le croisement ou le bariolé des mondes propres où évolue chaque personnage ; et si l’on y rencontre la moindre idée, elle ne descend pas de l’auteur mais apparaît située, soutenue par un protagoniste de l’histoire. Cette écriture ne fait pas débat, et s’avère faiblement conductrice d’idéologie ; elle ne produit pas de thèses mais des personnages et des affects, elle explore avec une sensibilité animale la chair frémissante du monde, et nous invite à refaire l’expérience jamais refermée des passions. Un roman, idéalement parlant, ne devrait parler que le langage de ses personnages, il enchevêtre dans une immanence radicale des regards embarqués. Et c’est pourquoi il arrive à Aragon de dire que le roman ne se résume pas, ne se préface pas, ne s’explique pas : « Il n’y a pas de préface possible à Blanche, comme il n’y a pas de préface à la vie. Une préface à Blanche ne serait que le livre tout entier répété. Sans en passer un mot. À vrai dire, tout essai d’introduction à ce livre demeure tentative dérisoire. » (Blanche ou l’Oubli, « Après dire » Folio page 591).

Qui va le plus loin, du philosophe qui invente par concepts une différente vision du monde, ou du romancier qui crée des personnages ? Car chacun apporte avec lui une façon singulière et irréductible de voir le monde, à laquelle les autres demeureront toujours quelque peu étrangers : tout personnage habite un monde propre (qu’on se gardera de confondre avec celui de l’auteur). Issu d’une « impuissance acquise d’abstraire (Le Libertinage, Œuvres romanesques complètes, Pléiade 1 page 283), et inapte au logos, le roman réside bien aux antipodes de la philosophie, dont Aragon autant que Kundera ont refusé toute leur vie les facilités de langage. S’il n’est de science que du général, et qui se définit comme « langue bien faite », il n’y a de romans qu’à partir d’individus qui entrechoquent leurs désirs et leurs points de vue dans un pluriel irréductible, sans promesse d’unité ni horizon de réconciliation ; la langue, ou plutôt la parole, y demeure en procès, en dialogues croisés. Le comble fut atteint avec l’entreprise paradoxale de La Défense de l’infini, dont la fragmentation insurmontable devait conduire à l’orgie finale de quelque gigantesque bordel. « J’étais presque assuré d’avoir réinventé le roman. Je me mis à en écrire un, décidé à la plus folle démesure »; « le comble et la négation du roman », « un ouvrage hybride et partout divergent, « des centaines de pages… couvertes de cris et d’écritures, racornies au bord, ici et là froissées, sales, recollées, grouillant de mots impurs, de ratures, d’intrus, d’ivrognes, de putains, de collages… » (Henri Matisse roman, page 600).

 Sous le travail secondaire de liaison et d’organisation propre au cycle du Monde réel, on sent combien cette écriture romanesque demeure ouverte aux démons centrifuges de la digression et d’une affolante multiplicité ; le regard du romancier accommode moins sur l’individu que sur la foule qui saisit et transit chaque personnage et qui, comme la tourbe des marais, infiltre sourdement ses désirs et ses rêves. L’immense vertu descriptive du roman ne favorise pas le regard de surplomb ; cette école de la profondeur sensible, et de la nuance, n’entraîne qu’un faible éclairage conceptuel, la morale à tirer n’est pas évidente et Aragon n’écrit pas de romans à thèse. Ceux-ci supposent généralement des personnages fortement antagonistes, dont l’un sert de porte-parole aux idées de l’auteur ; ici en revanche, l’auteur ne juge directement personne, et il ne verse pas non plus dans la caricature, « cette pire forme du désespoir » comme dit la préface d’Aurélien. Le romancier se borne à accompagner ses créatures avec un mélange de sympathie méditative, et d’étonnement devant les inquiétants, les bizarres écarts individuels. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? semble à chaque page demander le roman. Et c’est à nous de tirer la morale : qu’auraient dû faire Pierre Mercadier, ou Aurélien, pour ne pas échouer ? Et où sont les héros positifs, Armand ? Pascal ? Bérénice ? « La bêtise consiste à conclure », disait Flaubert.

Il semble donc que le roman aussi, comme Aragon dira plus tard de la poésie, montre l’envers du temps. Il recueille les passages à vide, les personnages velléitaires, les désirs inaboutis ; il maraude dans les marges, les manques et les silences de la grande Histoire telle qu’elle s’enregistre et s’impose à la mémoire des hommes. Le roman fait remonter à la lumière du récit les temps morts de la très petite histoire, le fond sous les figures, la tourbe ordinaire des jours. Les non-événements qui tissent la trame d’Aurélien constituent l’envers de ce journalisme auquel dans le même temps Aragon s’adonne avec passion. Et il rémunère (comme disait Mallarmé) les défauts du militant : « Aragon est bien plus libre que vous ne croyez », répondit en 1940 Elsa Triolet à Jean Paulhan, qui s’inquiétait d’une possible  orientation marxiste dans l’écriture des Voyageurs de l’impériale. De même Flaubert, que Blanche ou l’oubli citera avec prédilection, montrait par ses romans le tissu ordinaire des existences, la province, la bêtise, l’ennui de ceux qui vraiment ne font rien.

Conçu comme le plus accueillant ou débordant des genres, l’écriture indirecte du roman absorbe tous les autres ; non seulement Aragon refuse de distinguer au fond entre poésie, roman et, par exemple, critique (« tout m’est également parole »), mais il conçut la Défense détruite en 1927 comme un grand ensemble où tous ces genres se rencontrent et fusionnent. L’art du roman, c’est l’orgie de toutes les forces créatives ; cette recherche d’un langage total ne s’oppose donc à rien, le roman n’entre dans aucun partage ni catégorie de pensée ou d’activité. « Le roman commence où la règle est bafouée, la loi hors de jeu » (Blanche ou l’oubli page 253). L’insubordination romanesque brouille tout effort analytique, tout surplomb scientifique : n’allons pas rêver d’une science du roman, c’est au contraire dans les lacunes et les marges de la science (historique, sociologique, linguistique ou psychanalytique) que le roman s’abrite et prolifère.

Roman nomme le métaniveau indépassable de tout effort de pensée. Mais du même coup, l’entreprise romanesque s’exerce au bord de sa propre destruction. L’auteur s’enfonce dans son oeuvre au risque de se perdre ; la création s’enlève sur une errance, sur le brouillage abyssal d’une identité ou, aux deux sens de ce mot, du sujet.

2 réponses à “Aragon/Kundera, profession romanciers”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir !

    Si vous avez le temps, cher maître, allez de ce pas ouvrir le dernier livre d’Étienne Klein, intitulé « Courts-circuits ».
    Certes, c’est un essai, ce n’est pas un roman. Et pourtant, il y a une vérité romanesque dans cette quête érudite du réel.

    Voyez les pages 57, 180 et 181, L’Immortalité et La plaisanterie sont deux romans de Milan Kundera, cités.

    Quant à votre dernier mot, il n’est pas donné une fois pour toutes, il doit être construit, nous dit judicieusement Hélène Védrine…

    N’êtes-vous point de la classe censée amorcer sa révolution, cher professeur? (Le vif du sujet, Edgar Morin)

    Bonne nuit à tous

    Kalmia

  2. Avatar de Gérard
    Gérard

    Profession : romancier.

    Et le lecteur, le spectateur, le citoyen ordinaire lambda, le contribuable, que fait-il ?

    On peut l’imaginer, peu fortuné, loin des lieux culturels de la ville, n’ayant pour lui que sa petite télé.

    Ils sont des millions à ne pas lire ce commentaire, ils sont légion les gens qui s’en fichent du billet du maître de céans.

    Alors, sortir de la foule sentimentale pour dire son mot, à quoi bon, doux seigneur?

    J’ai regardé, hier soir, le drame de Bertrand Tavernier « Le juge et l’assassin », un titre qui me fait penser au titre d’un livre d’une amie très fine, paru naguère chez Grasset.

    Tout est dit dans ce film, le sexe, l’argent, la solitude, enfin tout sur les choses humaines.

    Nous en parlerons, ce jour, entre amis et voisins, dans une petite chaumière où nul ne saurait entrer (comprendre) s’il n’a pas en lui quelque chose qui ressemble à de la rigueur, à une sorte de géométrie de l’âme…Pour quoi faire, au juste ?

    Ailleurs que dans les rêves sans consistance, ailleurs que dans les nues, autre terre avec ses rades inconnues…

    Peut-être tout simplement se faire du cinéma, puisque la vie est un roman.

    Gérard

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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