On appelle TOC depuis quelques décennies les Troubles Obsessionnels Compulsifs, ce terme tendant à remplacer la névrose obsessionnelle bien connue des psychanalystes, qui en dressèrent la pathologie particulière à travers le cas de l’Homme aux rats. Le sujet en proie aux TOC accroche son obsession à bien des occurrences, les idées persécutrices ne manquent pas, mais la plus courante concerne la propreté ; il souffre de voir partout un danger de contamination, il se lave les mains toutes les heures, change son linge plusieurs fois dans la journée, évite les contacts, se maintient à bonne distance des vis-à-vis qui pourraient le souiller, etc. Cela ne vous dit rien ?
Nous voici plongés, avec le confinement et les gestes-barrière de protection, en plein dans ce tableau clinique. Nous souffrons tous collectivement (mais le plus séparément possible) de TOC, au nom bien sûr de notre santé et du mieux-être collectif. Esquisse de dialogue :
Lui : J’ai oublié mon étui à lunettes dans la voiture, je vais le chercher.
Elle : N’oublie pas de te laver les mains en rentrant.
Lui : Pourquoi donc, la voiture est fermée, personne d’autre que moi n’a manipulé cet étui !
Elle : Mais toi tu vas toucher la portière, que quelqu’un a pu toucher en passant. Et le bouton de porte sur la rue, on a pu aussi le toucher.
Lui : Hmm… Comment fais-tu quand tu ramènes les courses, il faut bien les porter ?
Elle : Je désinfecte tout ce que j’apporte dans la cuisine et le frigo ; le gros des courses, je l’entrepose dans le garage où je le laisse reposer deux jours au moins, défense d’y toucher.
Lui : Et tes vêtements ?
Elle : Tu n’as pas vu que je changeais tous mes vêtements de surface avant de rentrer dans la maison ? Le garage sert de sas de décontamination pour les courses comme pour les vêtements.
Lui : Et la monnaie, elle passe par toutes les mains avant d’arriver dans la tienne ?
Elle : Il n’y a plus de monnaie, je paie tout par carte-contact, sans avoir à numéroter. Et dans le magasin, je touche le moins possible aux fruits et légumes, fini de tâter les avocats pour savoir s’ils sont mûrs, de soupeser, de choisir une par une les pommes que je mets dans mon sac, j’achète sous cellophane, et je mets en rentrant les contenus à tremper un quart d’heure au moins dans l’eau javellisée, tu ne sais pas comment étaient les mains de celui qui a mis ces carottes ou ces champignons dans les plastiques…
Lui : Tiens, j’ai relevé le courrier.
Elle : Arrête d’y toucher, n’ouvre rien tout de suite, tiens lave-toi les mains, le facteur peut être contaminant.
Lui : En mettant notre courrier dans la boîte ?
Elle : Evidemment, d’ailleurs cette boîte aussi je dois la désinfecter…
Etc.
Un échange familier, n’est-ce pas ? Nous voici tous assiégés d’un « on » grouillant de virus, porteur d’un danger potentiel. Or en bonne précaution, il n’y a pas de potentiel ni de virtuel, l’improbabilité est encore trop risquée, il faut agir, éradiquer. Dans une vie antérieure on s’embrassait, on se serrait les mains ; le virus remplace ces manifestations d’affection ou de cordialité par les gestes barrières ; il efface nos sourires sous le groin blanc du masque en nous affublant tous de mufles (mais la vraie muflerie, aujourd’hui, serait de ne pas en porter) ; il remplace la chaleur de nos contacts ordinaires par le gel. Notre cuisine se rapproche du bloc opératoire, la banale confiance qui était la respiration de nos vies sombre dans une défiance généralisée.
Je mesure mieux, par ces temps de confinement, ce qu’une vie normale doit à la confiance, combien celle-ci nous portait, nous simplifiait les choses et les relations. Une vie sociale est-elle possible sans une confiance de base ? Entreprendre (la moindre tâche), n’est-ce pas parier sur un lendemain ? Parler, discuter ou écrire, c’est faire le pari que l’autre vous comprend ou qu’il y aura en face un destinataire. Elever des enfants de même, c’est espérer (sans preuves) qu’il y aura pour eux un monde pas trop différent du nôtre, ou qui ne soit pas devenu inhumain. Toutes ces croyances, ce crédit ou cette foi que nous avions envers le monde et les autres ne se trouvent certes pas entièrement effacés, mais la défiance ces temps-ci a beaucoup progressé, jusqu’où ira-t-elle ? Si la confiance est notre poumon ordinaire, l’effondrement de cette confiance dans ce nouveau monde peuplé de TOC ne deviendra-t-il pas à la longue aussi asphyxiant que ces syndromes respiratoires qui conduisent aux intubations ?
Michel Tournier remarque quelque part dans son chef d’œuvre, Le Roi des Aulnes, qu’un psychotique gravement inadapté en temps de paix voit tous ses symptômes résorbés, ou ratifiés, par la guerre. Isolé tant que le monde était plus ou moins sain, le fou se trouve justifié quand le monde le rattrape en devenant lui-même fou. Le crime, la délinquance basculent de l’exception à la norme ; de même les TOC reprennent avec la pandémie une inattendue prospérité, c’est eux qui ont raison, c’est notre confiance ou notre optimisme étourdis, nos élans, notre exubérance spontanée ou nos conduites rêveuses qui deviennent dangereux, voire criminels.
Jusqu’où pousserons-nous la défiance ? La radio nous rapporte qu’à Montpellier, les propriétaires d’un appartement avaient pour locataire sous leur pied une jeune femme mère de deux enfants, infirmière très engagée dans les tâches de soin. Ils lui ont signifié son congé par peur de la contagion, et l’ont sommée de partir sans préavis ; et comme cette jeune femme, qui effectue au-dehors des semaines de plus de soixante heures, tentait de s’accrocher à son appartement, ils lui ont rendu la vie impossible en remuant des meubles en pleine nuit, ou en trépignant sur les sols pour l’empêcher de dormir… Ces sympathiques tenanciers allèrent jusqu’à exiger qu’avant de décaniller, la malheureuse infirmière fasse désinfecter (à ses frais, c’est son boulot) l’appartement, on n’est jamais trop prudent ! Dans nombre d’immeubles de même, des « corbeaux » glissent des billets anonymes dans les boîtes aux lettres des personnels de santé pour les prier d’aller loger ailleurs. On imagine que les mêmes, peut-être, applaudissent à 20 h depuis leurs fenêtres nos courageux soignants, avant d’aller nuitamment crever leurs pneus, ou bourrer leurs boîtes de ces méchantes lettres. Quels mots auront-ils si par hasard, placés eux-mêmes en réanimation, ils reconnaissent l’infirmière qu’ils ont jetée dehors ? Au tableau noir des odieux, ces bons voisins méritent d’être inscrits en tête. La peur du virus a fait sauter pour eux le sentiment de la plus élémentaire solidarité, remplacé par un féroce « Ma famille d’abord… » ; leur monde s’arrête subitement à leur porte.
D’une façon générale, l’anxiété qui aboutit à des TOC rétrécit considérablement le champ de conscience, et d’activités ordinaires, d’un sujet qui ne pense plus qu’à ça : que le monde est dégoutant, ou plein de salissures qu’il faut laver, laver, laver pour arriver à simplement survivre ! Une conduite souple ou confiante s’alourdit de pensées sombres, s’enlise et se paralyse dans un filet de petits rites ; la vérification, la répétition, la précaution absorbent toute l’énergie mentale et les facultés critiques qui, désormais, tournent en rond.
La guêpe Sfex étudiée par l’entomologiste Henri Fabre donne de cette faillite, locale mais combien inhibante du comportement, une curieuse illustration. Pour nourrir ses larves, cette guêpe sait paralyser (en lui injectant un poison) un grillon qu’elle dépose, vivant mais inerte, dans l’alvéole où elle a pondu ses œufs ; à éclosion, les larves se nourriront du grillon ainsi entreposé comme dans un garde-manger. Mais avant d’y placer sa proie, la guêpe inspecte une dernière fois le nid qu’elle a préparé. Si, au cours de cette opération, l’observateur déplace quelque peu le malheureux grillon, la guêpe revenue à lui le ramène à sa première place puis, derechef, inspecte le nid avant de l’y déposer ; à chaque nouveau déplacement du grillon, la guêpe répond par une nouvelle inspection, tout se passant comme si son programme ou son comportement étaient câblés : tirer le grillon au bord du nid, vérifier celui-ci, y déposer le grillon, selon une chaîne qui ne souffre pas de permutation ni de saut entre les opérations !
Douglas Hofstadter
Comment savoir, demande Hofstadter auquel j’emprunte cet exemple relevé dans son magnifique ouvrage Metamagical Themas, jusqu’à quel point nous ne sommes pas nous -mêmes des guêpe Sfex dans la construction et la poursuite de nos routines ? Comment démêler en chacun, au fil de sa vie ordinaire, les conduites vraiment adaptées de celles qui ne sont que des TOC ?
Je me pose la question mais j’ai du mal à y répondre. J’essaie de continuer à respirer, à entreprendre, à penser, à aimer aussi largement que possible. J’écris aussi ce blog pour ne pas tomber dans les TOC.
Et quoi qu’il en soit, n’oubliez pas de :
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