J’ai déjà dit sur ce blog mon goût pour la trépidante série française Engrenages, hélas désormais visionnée en entier (en DVD), allons dépêchez-vous, qu’attendent-ils pour éditer la suite ? Le propre d’une série est de nous rendre accros, d’exiger chaque jour notre ration d’épisodes (jamais plus de deux à la fois, il faut faire durer le plaisir) en nous demandant avec quels moyens, et qui touchent en nous quelles zones intimes, ses personnages et ce qui leur arrive nous rendent à ce point dépendants ? Dans le cas de l’excellente série danoise Borgen, dont j’ai visionné à ce jour vingt-quatre épisodes sur les trente disponibles, un élément de réponse est en effet que son scénario est bâti sur les enchevêtrements de la vie privée et d’une tumultueuse vie publique, de sorte que nous nous demandons nécessairement où passe la frontière, et comment nous-mêmes nous nous arrangerions : Birgitte, Katharina sont apparemment de merveilleuses battantes qui mènent de front la famille, les amours et une vie exposée de premier ministre ou de présentatrice vedette, mais comment font-elles, et est-ce bien raisonnable ?
Ce que montre très tôt Borgen, c’est – dans le cas de Birgitte qu’on voit dans les images du (beau) générique foncer sur le buisson des micros qui se tendent comme vers un rendez-vous d’amour – une certaine incompatibilité des deux vies : avec une merveilleuse énergie, la femme politique se donne à fond mais le carburant est limité, celui qu’elle brûle pour tenir son parti (le centre) ou son poste au « Château » n’est plus disponible pour son mari et ses enfants, et la première saison nous achemine donc tragiquement et sûrement vers la déchirure. Un pareil scénario ratisse large, chacun se trouvant concerné par l’alternative, et moi quelle part est-ce que je réserve à ma famille, et à mon métier ? Comment se négocient au jour le jour (au jour la nuit) les empiètements, les empêchements quand un vote à la chambre, une tardive conférence de presse ou la préparation d’un budget scotchent Birgitte loin des siens ? On voit par les impatiences du mari, les caprices du petit garçon ou la dépresion sévère de la fille que cette notion des « siens » n’est pas claire, et que Birgitte exagère ; mais c’est aussi qu’elle a un talent fou. Femme de tête et à la fois de cœur, d’une énergie et d’une habileté hors du commun, elle adore la politique autant que son foyer et doit donc constamment composer, pour démontrer que « c’est possible » – ce qui ne va pas sans dégâts intimes. Le tragique de la politique, drogue particulièrement dure, c’est que la vie publique dévore la sphère privée alors qu’une même libido nourrit l’une et l’autre.
Un autre enchevêtrement majeur soigneusement décrit par Borgen tient aux liaisons multiples, et parfois dangereuses, du médiatique et du politique. La (jolie) frimousse de Katharina passant d’une sphère à l’autre illustre bien ce pacte, mais aussi l’habileté de Kaspar, spin doctor de Birgitte et amant de Katharina, ou la logique même du montage qui nous fait passer glissando de la salle de rédaction à celle du Château, ou du parti. La politique ici se fait à l’écran, les acteurs des deux sphères sont étroitement complémentaires, le jeu des uns consistant autant à « décrocher » Birgitte pour une interview en prime time que, pour celle-ci, à relancer l’invitation des journalistes en déclenchant un buzz : celui tiré de son dîner avec l’amant anglais de passage, et le retournement d’un incident privé – il a vomi son repas sur elle à la suite d’une intoxication alimentaire – en débat public – il serait temps que ce pays producteur de porcs réglemente la surveillance sanitaire et la chaîne des éleveurs – est un modèle d’opportunisme, au bon sens du terme : comment saisir l’occasion ou le moment, en inscrivant l’intérêt général dans l’incident domestique… On prend ainsi au fil des épisodes plusieurs leçons de stratégie politico-médiatique, comment faire s’emporter en direct un adversaire à l’antenne et disqualifier durablement son parti, comment conduire une interview en ménageant ou au contraire en déstabilisatn l’invité(e)… Le journalisme dans Borgen n’est pas de complaisance, même si les niveaux hiérarchiques de la rédaction n’ont pas les mêmes conceptions du rôle de la télévision, faut-il montrer combien le monde est horrible, ou au contraire arranger les faits pour en faire un monde où l’on aimerait vivre ?
Le rôle de la presse tabloïd (l’infect Expresso et les justifications de son détestable directeur), comme l’omniprésence de la télévision dans la vie familiale, l’importance aussi des portables et d’une réactivité qui se joue parfois en secondes, en amour comme dans la guerre des partis, ou dans le harcèlement des politiques par les journalistes, font de Borgen une chronique aigüe, moderne et somme toute sympathique des engagements politico-médiatiques ; à côté des ambitieux et des crapules, il y a en effet un nombre non négligeable de nobles figures ou du moins de personnages civiques, qui pèsent le pour et le contre dans des situations équivoques ou complexes, et qui se montrent au fil des épisodes responsables et attachants. Quelques destins individuels particulièrement fouillés, comme Kaspar à l’enfance dramatique, Katharina désormais mère célibataire ou bien sûr Birgitte, assez souvent rayonnante mais qu’on voit aussi émue, angoissée ou en pleurs, donnent à cette série un lest moral et humain indispensable.
Borgen apparaît ainsi comme une série pédagogique et à la fois morale, où chaque spectateur trouve amplement de quoi s’interroger sur la vie de notre classe politico-médiatique et sur ses propres empathies ; à cet égard, elle prend le contre-pied de House of Cards que j’avais commencé à beaucoup aimer mais dont les protagonistes sont décidément trop uniformément cyniques, et d’un machiavélisme négatif. La politique, dans la série américaine, exhibe un féroce chacun pour soi (au prix de réjouissants coups tordus et d’épisodes où tel est pris qui croyait prendre), alors que la série danoise, en marge de cet utilitarisme vulgaire et somme toute universel, préserve le jeu d’un certain idéalisme, et d’un dévouement au bien commun. Ajoutons que la société qui nous est ici présentée en coupe n’est pas antipathique, les relations de pouvoir y demeurent (relativement) tempérées ou cordiales, on se tutoie entre collaborateurs ou adversaires, on roule à Copenhage beaucoup en bicyclette, la franchise sexuelle règne dans les couples, conduisant la plupart semble-t-il à la dislocation (les unions véritablement durables semblent exceptionnelles dans ce monde qui a disjoint amour et toujours) mais chacun semble comprendre que c’est fatal, s’en accommode et assez souvent s’entraide en conséquence. Ce monde est-il décidément trop noir ou au contraire acceptable, voire proche de celui où nous aimerions vivre ? Le succès de la série incline à la deuxième hypothèse.
Ah, « ces copines » ! Deux mots qui font découvrir par anagramme « Sciences po ». Notre professeur émérite que l’on tient à…