« Le Souffle », film d’Alexander Kott

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Le Souffle est un film d’une rare puissance, auquel convient particulièrement notre adage médiologique du « Less is more » : ici, la suppression de toute parole, qui rend d’autant plus intense notre déchiffrement des expressions sur les visages ou les corps, ou les jeux du vent sur la steppe et jusque dans les cheveux de la silencieuse héroïne (énigmatique, touchante Helena An, à demi-coréenne paraît-il). Nous assistons donc à la vie pastorale d’un père et de sa fille, isolés dans la grande plaine : existence paisible et des plus réglées, scandée par les allées et venues du camion (que le père démarre à la manivelle pour se rendre à un travail mystérieux, en initiant parfois sa fille à sa conduite), par le galop d’un cheval, par l’atterrissage d’un avion qui fait sensation devant la petite maison, ou la panne d’une voiture de passage sur la piste et dont le radiateur manque d’eau…

Le cheval est conduit, galamment, par un jeune kazakh amoureux de la belle ; de la voiture descend un citadin aussi éberlué qu’espiègle,  lui aussi séduit par la jeune fille et qui trouvera pour lui faire sa cour le secours d’un appareil photo, et d’une étrange séance de projection nocturne. Tout fait apparition, ou événement, dans ce décor ainsi placé sous une lumière éclatante, que la caméra détaille avec bonheur en s’arrêtant sur la sieste du père, calé dans sa remorque sur le corps d’un bélier, ou en accompagnant par un lent traveling la progresion de l’eau dans un ruisseau desséché.

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Le Souffle, avant de s’identifier dans le stupéfiant finale avec une mort qui crève littéralement l’écran, introduit donc le spectateur à cet air vivifiant de la steppe, c’est un film où la vue et la respiration prennent leurs aises, où chaque détail d’une vie frugale et silencieuse, quasi monastique, se laisse physiquement savourer : le collier de ficelle où la jeune fille conserve la clé du puits, et que le jeune moscovite de passage fixe intensément dans son dos ; les pitreries du garçon à travers la vitre arrière du véhicule où il s’est embarqué pour la suivre ; la sieste de l’homme en plein soleil dans sa remorque, emmêlé aux poils du bélier ; l’album de collages que la jeune fille feuillette pensivement ; la silhouette d’un arbre un peu trop desséché, qui n’augure rien de bon touchant cet air que nous respirons avec elle à pleins poumons… Les visages, les moindres mouvements ainsi exposés dans ce bain de lumière semblent radieux, alors qu’ils sont gagnés déjà par une sourde menace radioactive.

La menace se précise par une nuit d’orage, quand des hommes armés de fusils et de compteurs Geiger débarquent pour arracher le père à son lit et le figent nu sous la pluie, et sous le regard de sa fille, pour mesurer sur son corps, dans sa voiture et sur ses outils les progrès de la radioactivité. Rien n’est dit et la violence de la scène en éclate davantage, l’irruption d’une folle brutalité d’Etat au cœur de cette vie paisible. Un autre signe, la piste en pleine steppe soudain barrée par une clôture barbelée, inexplicable dans ce paysage ouvert à tous les passages, indique lui aussi, silencieusement, l’imposition d’une raison étrangère à la vie qui se déroule ici.

Alexander Kott a magnifiquement rendu le choc, d’abord insidieux puis finalement terrifiant, de deux mondes, celui d’une société pastorale aux habitudes séculaires soudain enrôlée et écrasée sous le diktat d’une violence d’Etat aussi déplacée dans ce décor qu’implacable : quand les mains des deux jeunes gens emmêlées dans d’innnocents jeux de ficelle et quand leurs visages étonnés soudain se figent, face à l’explosion si proche de la bombe atomique, nous assistons avec une puissance rarement montrée au cinéma à la fin d’un monde ; la terre se craquèle et se soulève, le cadavre du père réapparaît exposé à la pluie de cendres, la maison changée en fétu de paille se tord et s’éparpille sous la puissance du souffle qui explose sur l’écran en nous clouant à nos fauteuils…

Alors apparaît sur un carton, froidement et dans un silence cette fois de mort, le mot de la fin : nous comprenons qu’à partir de 1949 et jusqu’aux années 80, les Soviétiques procédèrent à 456 essais nucléaires dans le nord Kazakhstan, avec le plus grand mépris pour la sécurité des populations civiles ; celles-ci, en effet clairsemées dans cette région de hautes steppes, servirent de simples cobayes humains sur lesquels furent ainsi testés les effets des radiations.

3 réponses à “« Le Souffle », film d’Alexander Kott”

  1. Avatar de Armelle Courtemanche.
    Armelle Courtemanche.

    Film superbe, fascinant.
    Il faut juste accepter d’ entrer dans sa lenteur et dans l’ absence de paroles, et alors chaque plan acquiert une force étonnante.
    Admirablement filmé ; déroulement lent mais sans longueurs ; trouvailles visuelles merveilleuses.
    Un film parfaitement maîtrisé qui nous conduit, lentement mais sûrement, vers un dénouement inouï.

  2. Avatar de xlew.m
    xlew.m

    Pour moi « A silent film is not enough. » (more or less, il y en a de fort beaux.)
    C’est rarement de bon augure lorsqu’un film se voit obligé de reposer beaucoup de ce qui le fait naître et vivre sur des « trouvailles. »
    Les vues cadre-dans-le-cadre, les champs et contre-champs, les passage au flou et les mises au point à l’objectif parfaitement calé (la nuque d’Elena An est jolie et fait penser à la peinture d’un commencement ou d’une origine du monde), sont en effet épatants.
    Ces apparitions ne m’ont pas saisi, hélas, j’ai même trouvé qu’elles vitrifiaient tout.
    J’ai tout le temps eu en tête un film ouzbek de l’époque du cinéma soviétique de l’Asie centrale (il doit rester des nostalgiques de la période, je le sais), « Baie Amère » de Kamara Kamalova tourné en 1975, un beau souffle montrant la jeunesse d’un amour qui mettait en jeu deux filles pour un garçon cette fois-ci.
    Chakhida Gafurova (brune au goût d’amande, des yeux délicatement fendus par par une joie discrète mais intense qui laissait le travail de la mélancolie dévaster l’intime terrain (qu’il croit sûr) du spectateur) était franchement inoubliable (et je le prouve…)
    La Dina de Kott ne pas autant bombardé à l’intérieur.
    Kott, grand connaisseur de l’oeuvre de Lermontov s’est sans doute amusé à croiser le poème « Le Démon » de l’écrivain russe avec sa propre histoire, Tamara, l’héroïne du conte ayant des traits en communs avec mademoiselle An.
    Et puis, encore un hélas, nous semblons avoir totalement oublié Christian de Chalonge qui avait donné un beau film sur presque le même sujet, « Malevil » (tiré de P.Boule), la scène finale offrant elle aussi un grand choc.
    J’ai préféré la lecture du billet à la vision du film, un plaisir auquel nous habitue Daniel Bougnoux.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Xavier de ces précisions, qui échappent à ma (faible) culture cinéphilique, j’avoue n’avoir, regardant ce film, aucune référence en tête concernant d’autres films, et je vous crois donc sur parole ! Sauf peut-être pour Christian de Chalonge, je doute que ce tâcheron de la pellicule ait produit un final aussi impressionnant que celui du « Souffle », à mes yeux renversant…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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