« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation ». Ce paradoxe énoncé par Sartre a fait couler beaucoup d’encre ; il pourrait ces jours-ci se redoubler en : « Jamais nous n’avons été plus reliés ou solidaires qu’en ces temps de confinement ». Pourquoi ?
Il semble intéressant, pour éclairer cette phrase, de réfléchir à quelques propriétés de la relation de soin. L’activité de soigner revient réflexivement à son auteur, prendre soin de l’autre c’est se soigner soi-même. La conjugaison de ce verbe, soigner, se révèle secrètement pronominale, ou réfléchie.
La conscience de cette (bizarre) réflexivité semble progresser avec les mesures de confinement et les gestes-barrière où nous voici contraints. En me retirant d’une relation de contact avec l’autre, c’est cet autre que, autant que moi, je protège ; une solidarité immanente, peu à peu évidente, préside à ces retraits qui pourraient sembler la marque d’un égoïsme ou d’un individualisme mal venus. Chacun comprend pourtant que s’isoler, c’est prendre soin des autres ; de même que penser aux autres passe par les soins donnés à sa propre sécurité. C’est bien le cas de dire que cette pandémie nous embarque dans le même bateau ; ou que tout écart aux règles du bord met en péril la communauté que, bon gré mal gré, nous formons.
Notre monde ainsi confiné est devenu paradoxalement plus dense ; jamais nos relations n’ont été si critiques, n’ont exigé de notre part autant d’attentions et de ménagements. L’omniprésence virtuelle du virus, indécidable en l’absence de marqueurs, fait de moi une menace de maladie ou de mort pour mes proches ou pour ceux que, fût-ce un instant, je côtoie.
Le primat de la relation
Notre situation accomplit donc pleinement l’un des adages les plus importants formulés par l’Ecole de Palo-Alto, dont les ouvrages m’ont beaucoup servi pour mes recherches et enseignements d’info-com : « On ne peut pas ne pas communiquer », avec pour corollaire : Toute communication s’analyse en contenu et relarion, la relation venant d’abord et pilotant le contenu éventuel d’un message.
Ce primat de la relation, également relevé par les psychanalystes, les analystes du discours ou en général les anthropologues, trouve avec les méfaits parmi nous du Covid une éclatante démonstration. Cette relation, généralement peu invisible ou intériorisée, commence en effet très « bas » dans nos interactions. Comment être un sujet sans un riche réseau d’échanges et de pensées mutuelles ?
J’ai consacré voici cinq ans un billet de ce blog au livre de Frédéric Worms, Penser à quelqu’un (Flammarion 2014) ; ce philosophe qui exerce à l’ENS est notamment connu pour ses travaux inspirés de Bergson, et tournant autour de la problématique du soin. Pourquoi, se demande-t-il, « penser à quelqu’un » diffère-t-il radicalement de « penser à quelque chose », et en quoi cet impératif de la relation est-il vital pour chacun, autant qu’inévitable ?
Pour que je pense, rappelle Frédéric Worms, c’est-à-dire plus exactement pour me permettre d’exercer ce luxe d’une re-présentation capable de détacher ses objets de leur présence actuelle, et d’ouvrir mon esprit aux sphères de l’hypothèse, de l’imagination ou des autres mondes, il faut de toute nécessité qu’on ait d’abord pensé à moi. Tout sujet pensant, et c’est la condition même de sa subjectivité, a d’abord été « conçu » aux deux sens de ce verbe.
Des géniteurs l’ont voulu, l’ont nommé et imaginé avant sa venue au monde ; il s’est trouvé à son insu délocuté (parlé par d’autres), baptisé, anticipé de mille façons, de sorte que la pensée propre du moindre quidam, quelles que soient ses dénégations ou ses présomptions d’individualisme, ne fonctionne bien qu’enchâssée dans une chaîne de représentations ou dans la pensée des autres. Il n’existe pas de pensée première, inaugurale ni même singulière, autonome ou en toute rigueur confinée dans le for intérieur : le cogito est d’abord un cogitatus (j’ai premièrement été pensé par d’autres) et un cogitamus– pour penser il faut être (ou s’y mettre à) plusieurs.
Ces réflexions pointent un aspect bien connu de longue date, mais dans cette mesure assez peu reconnu, soupçonné mais laissé en friches par les études dominantes, je veux parler de la force de liaison de nos pensées. Diderot l’exprimait crûment en appelant ses pensées ses « catins », et cette saillie du philosophe suggère une vie ou un soubassement érotique pour l’acte de penser. Car nos pensées non seulement nous rattachent, nous relient, mais elles veulent être exposées, ici encore aux deux sens d’un verbe qui suggère aussi la mise en visibilité théâtrale : le partage des pensées mystérieusement les augmente, il allège (dans le cas du deuil) notre peine, il multiplie ou double nos joies ; et la présence d’un public, soit sous la forme de la publication ou de la publicité (Öffentlichkeit chère aux philosophes des Lumières), soit par la magie de la scène, ou de la simple énonciation, permet cette purgation baptisée par Aristote catharsis, une bien étrange déesse à laquelle nous n’avons pas fini de rêver !
C’est ainsi que se souvenir (de quelqu’un), c’est aussi se soutenir ; ou, comme dit l’anglais, que to remember comporte pour l’individu quelque remembrement intime, une assurance contre l’isolement et la dislocation. Nos lieux de vie sont ainsi aimantés par des foyers relationnels, ce que chaque self ou soi est d’ailleurs pour les autres dans la mesure où nous ne cessons, au fil de nos pensées, de tisser ou d’étendre une résille de relations qui sont autant de manières de prendre soin d’autrui – mais aussi parfois de l’exclure quand la pensée tourne à la phobie, au soupçon ou à la haine (solidarité négative très répandue ces temps-ci). Croire aux autres constitue un facteur majeur de notre propre croissance ; la confiance ou la méfiance sont autopropageantes, et le soin commence avec la simple orientation de notre attention.
Sorcellerie du social
Ces remarques touchent à une certaine sorcellerie du lien social, dans la mesure où celui-ci se montre en effet docile, ou sensible, à quelques petits tours de phrases, voire à de simples pensées. La superstition ou la magie ne sont pas loin car comment écarter cette dimension performative, celle qui dans nos relations intersubjectives ne cesse, selon le titre fameux d’Austin, de faire des choses avec des mots ? Ma pensée affecte le monde des autres, en les disposant positivement (ou non) à mon égard ; et dans le cas du chagrin par exemple, il est exact que son partage, même proféré du bout des lèvres, peut enclencher une chaîne de solidarité qui nous fait du bien.
L’affligé qui s’entend dire « Je pense à (ou je suis avec) toi » s’éprouve incontestablement moins seul, même si l’autre ne peut pas grand chose pour lui. Un chagrin véritable en effet n’est pas une simple perte d’avoir, mais d’être ; l’endeuillé ressent brutalement son arbre de vie décapité. Quand une part de l’existence qu’on devait à la personne chère fait soudain défaut, il devient urgent de trouver, dans les témoignages de sympathie, non certes un remplacement de la relation manquante mais des béquilles qui retiennent de trop vaciller. Un trait du deuil, c’est qu’on ne fait plus que penser au disparu, qui a emporté ou confisqué par sa mort cette part d’idéation ou de représentations qui nous constituent justement comme sujet. « Je pense à toi » permet de réorienter a minima le cours de la pensée, en lui offrant de couler vers d’autres destinations que celle qui nous obsède.
La question du transfert n’est pas loin ; cette notion est demeurée obscure pour la psychanalyse elle-même, qui qualifie celui-ci à la fois d’obstacle et de levier de la cure. On guérit en effet pour faire plaisir à quelqu’un. Or il en va de même de notre éducation et des connaissances qui nous constituent vraiment : nous les devons à des personnes chères, ou dont le souvenir brille au cœur de nos savoirs, qui sont rarement objectifs ou exempts d’un riche réseau relationnel. Nos principaux apprentissages, par exemple celui de la philosophie, gardent pour poinçon, et moteur, le souvenir intense en nous de quelqu’un. Il est clair que tous ces « transferts », éducatifs, thérapeutiques, admiratifs, amoureux…, bien loin de nous arrêter dans notre développement ou, comme on le dit parfois, de nous « aliéner », nous créent positivement et que nous en sommes – la somme ! De même nous ne serions pas rationnels si nous n’étions d’abord relationnels.
Tout un versant de nos chétives existences s’avère ainsi, mieux que relationnel, vocatif, une dimension bien défrichée par les études pragmatiques de l’énonciation langagière, par la psychanalyse ou plus récemment par les sciences de la communication ; mais cette exigence vitale du lien semble méconnue peut-être par des philosophies trop individualistes, ou intellectualistes, ou centrées sur le Cogito. Que nos vies soient intensément adressées, cette notion sera familière sans doute à un esprit religieux, ou amoureux, ou artistique-créatif (je songe à Aragon, poète vocatif par excellence), mais elle cadrera mal avec les catégories de la parole ou de la psychologie courantes.
Invisible solidarité
Pour creuser un peu cette image du « même bateau » (titre d’un ouvrage de Peter Sloterdijk), il convient d’en venir à une soigneuse phénoménologie du soin, inséparable d’un élargissement de Soi. Soigner ou prendre soin de l’autre, nous le savons, c’est se soigner ; le Soi de chacun est englobé et comme soutenu, ou enrichi, par les soins qu’il accorde au dehors de son cercle ou de sa sphère intime. Et d’ailleurs, sais-je par où passe et où s’arrête pour moi le cercle des bonnes rencontres, ou inversement les foyers d’infection et des toxic people à éviter ?
Nos diffuses et confuses relations se prêtent mal à la mesure des distances et des proximités ; de même, la réflexivité du care échappe aux raisonnements linéaires ou à une logique causale. Cette riche question du soin, et son rapport au Soi, fera donc l’objet du prochain billet.
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