Un texte commun à cinq confessions, catholique, protestante, juive, musulmane, bouddhiste, circule ces jours-ci à la faveur des débats parlementaires sur la fin de vie, pour s’opposer à toute assistance à une mort provoquée, rappelant le caractère sacré de la vie, qu’il ne dépend pas de nous de l’interrompre, et autres arguments passablement ressassés… Mgr Jordy, archevêque de Tours et vice-président de la Conférence des évêques de France, vient de déclarer à La Croix que « l’aide à mourir est un dévoiement de la fraternité ». Beaucoup de médecins de même, interpelés à l’occasion de ces débats, ont redit à la radio que leur mission n’était pas d’œuvrer pour la mort mais toujours en faveur de la vie – sans jamais définir clairement celle-ci.
J’ai déjà pris position sur ce blog, après le décès de ma femme Françoise en juin 2016, en faveur d’une mort assistée, et j’ai raconté comment, avec l’aide de l’Association « Ultime liberté » dont je salue ici l’humanité, nous avions elle et moi préparé son départ ; et comment aux derniers jours, un coma suivi d’une mort douce nous avait providentiellement épargné ce recours. J’ai évoqué les trois semaines de soins palliatifs (en tous points excellents) passées au CHU de Grenoble, et comment la directrice de ceux-ci s’était énergiquement opposée à notre décision, « ma femme avait un cœur robuste, de quoi gagner encore six mois de vie » – dès le retour du CHU, elle décédait moins d’une semaine après cette fière déclaration. Il y aura bientôt neuf ans de cela, et tous les arguments échangés depuis pour et contre le recours à une mort volontaire, ou « assistée », n’ont rien changé à la façon très claire dont Françoise justifiait sa décision.
Guillemette X., le médecin-chef des soins palliatifs qui m’exposait avec véhémence son point de vue de bonne catholique, péchait paradoxalement par matérialisme : « Vous ne considérez que le corps de ma femme (lui avais-je rétorqué), moi je vous parle de son âme ». Et toute cette âme protestait depuis quelques mois contre le prolongement des soins, Françoise voulait (nous l’a-t-elle assez répété) « partir en beauté » ! Et non en charpie, en loques, dans un chiffon de corps dépouillé de son humanité. Mais que sait un médecin, formé à soigner les corps, des états ou de l’intime disposition d’une âme ?
Le fameux et toujours convoqué « serment d’Hippocrate » lui enjoint de ne jamais préférer la mort à la vie – mais le serment (ou sermon) peine à définir cette « vie » ainsi placée en valeur absolue, en étalon-or de toutes nos valeurs. « La vie n’vaut rien, mais rien, rien, rien ne vaut la vie », chante assez merveilleusement Souchon en résumant, d’un coup, cette aporie : nous préférons généralement à toute chose la vie, mais nous échouons à définir celle-ci, sinon peut-être comme faculté de résistance dans l’illustre formule de Bichat, la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort dans le silence de nos organes…
Définition, ici encore, toute matérialiste ou physiologique, organique. Et si la vie était esprit, sursaut, ou plus précisément désir ? Déclarer qu’on n’a plus envie de vivre à ce prix ou dans ces conditions-là, c’est justement identifier sa propre vie à une réserve ou à une capacité de désirs qui, à la longue, font défaut ou viennent à s’épuiser, et dès lors à quoi bon prolonger ce jeu qui « n’en vaut pas la chandelle » ? Ou pire qui souille et enlaidit définitivement, irréparablement une vie par ailleurs accomplie, ou jadis riche d’épanouissements ?
Je tiendrai désormais ce point pour acquis : la vie en moi ne se définit par rien d’autre que par ma capacité à désirer ; c’est-à-dire, chaque matin, à me lever avec un horizon de tâches qui me requièrent, me stimulent et me tirent en avant. Si ce ressort ou ce remontoir viennent à se fausser, à se briser, dès lors oui pourquoi ne pas envisager calmement la mort, au lieu de s’engager dans un parcours de soins dégradants jusqu’à la déchéance finale ?
Notre médecine sait mesurer, jusqu’à un certain point, les états d’un corps, mais elle n’a rien à dire sur l’état en moi du désir, sur la tension ou la robustesse de ce fameux conatus bien identifié par Spinoza : le désir propre à chaque être de persévérer dans son être – mais pas, nous l’avons dit, à n’importe quel prix. Or personne d’autre que moi ne peut se prononcer sur mon désir, et c’est justement cela « être un sujet », avoir des désirs, savoir les identifier et s’efforcer de les accomplir ; et non pas vivre sous la loi d’un autre, ou pour réaliser ses propres désirs à lui ! (Définition de l’esclave.)
Guillemette voulait que Françoise vive : quelle usurpation de volonté et, au fond, quelle prétention ! Car personne n’habite dans la peau d’un autre, et le monde propre du malade n’est pas celui du bien-portant, qui ne s’en fait nulle idée.
Que dois-je faire ? Que puis-je savoir et que m’est-il permis d’espérer ? Ces trois questions (kantiennes) touchent à l’intime, elles me regardent et, au moins pour les deux dernières, je suis le seul habilité à y répondre. Elles définissent mon monde propre, le périmètre de mon identité. Elles relèvent du même coup de mon consentement (ce mot ne vous rappelle rien ?).
Car notre vie au fond relève chaque jour d’un désir ou d’un consentement. La grande question qui traverse, et il me semble alimente la durée du débat actuel est bien celle de ce fameux consentement, comment garantir celui-ci, comment s’en assurer ? Dans le cas de Françoise, elle-même avait clairement parlé et la question ne se posait plus ; il y avait donc, à nos yeux, abus à la resservir (ou à la trancher négativement). À moins d’objecter qu’on ne vit pas pour soi mais pour les autres (argument contraire à notre conception du désir), que la vie ne peut nous être retirée que par Celui qui nous l’a donnée (Dieu !), et autres vieilles gamelles ou sermons de même farine…Le consentement, en matière de relations sexuelles comme du droit à mourir, ou d’avorter, relève donc de la prérogative de chaque sujet – de son discernement ou de sa liberté, en bref de ce qui définit justement un sujet. Sans aucun doute un ordre ancien, patriarcal, clérical, s’oppose par toutes ses manœuvres à l’émergence de sujets libres, donc capables aussi de cette ultime liberté – raison de plus pour les combattre, et faire qu’on respecte enfin, en chacun, son intime préférence. Trouveras-tu, ami lecteur, cette conclusion trop entachée d’un coupable individualisme ?
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