Elsa, Hélène et les deux L.A. (1)

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L’enseignement de Derrida ayant façonné et guidé mes premières lectures Aragon, comment ne pas associer à celui-ci le nom de Louis Althusser, l’autre L.A. du Parti communiste ? Son souvenir me hantait particulièrement en ouvrant, salle des Actes à l’E.N.S., notre premier séminaire de l’ITEM en 2008. « Au moment de prononcer cette conférence, je ne peux me retenir de songer que nous avons sous les pieds l’appartement où un soir de novembre 1980, Althusser étrangla sa femme Hélène Rytmann, un geste de démence souvent évoqué par Aragon lui-même : dans La Mise à mort à travers ses allusions à la tragédie d’Othello, dans Blanche ou l’oubli ensuite où Philippe étrangle sa compagne Marie-Noire, et supprime du même coup leur nouveau-né prénommé Avenir… » 

Dans les derniers romans d’Aragon, on étrangle en effet beaucoup. Aux pages finales de Blanche ou l’oubli, le narrateur médite sur l’étrange miroir que lui tend l’acte de Philippe : « Pas, à lui ressembler, ne m’est nécessaire d’avoir, de ces mains-ci, étranglé mon bonheur : il est d’autres formes du meurtre, au fond de l’homme, et qu’on ne lui reprochera jamais. (…) En quoi suis-je différent de cet être perdu ? De ce que je ne tombe point sous le coup des lois ? (…) Il n’y a pas que celui qui tue pour être un meurtrier ». Cette fraternité invoquée par Gaiffier se trouvait précisée quelques pages plus haut : « Si quelque fou qui me ressemble, un jour, après des années et des années à tenter de comprendre une Blanche, ou une autre, en arrivait à l’étouffer dans ses bras, à l’étrangler de ses mains, à chercher de ses doigts dans sa chair le cœur ou l’âme, croyez bien, ah, croyez bien que j’aurais de lui pitié comme de moi-même ». Tout ceci, rappelons-le, publié en 1967 ; allez prétendre après cela que Blanche ou l’oubli « n’est pas un roman d’anticipation » ! 

J’ai peu connu Althusser, victime de la maladie et le plus souvent hospitalisé, au cours des cinq années que je passai à l’Ecole. Je revois son appartement du rez-de-chaussée, à l’angle droit de la bâtisse face à l’infirmerie. Le bureau qui occupait la première pièce, où il nous recevait, croulait sous les paperasses, copies d’agrégatifs, articles en cours, liasses de journaux et piles des livres qui tapissaient les murs, champignonnaient sur le sol, calaient une table ou soutenaient la petite machine à écrire. L’habitant de cette grotte faisait d’un geste las asseoir son visiteur dans un fauteuil crapaud lui-même écrasé, avachi ; on s’y tassait non sans malaise, saisi à la gorge par l’odeur de poussière et de tabac refroidi. Tous les ingrédients d’un cabinet de nécromancie semblaient réunis, où l’on convoquerait les spectres par quelques fumigations et formules liturgiques – à moins qu’on ne songe, face aux hauts rideaux flapis qui filtraient un jour chiche, à la cave d’un Nosferatu ou d’une famille de chauves-souris. Tout s’éclairait pourtant dès que la conversation s’engageait : le grand front d’Althusser, le souci (aux deux sens du mot) que les yeux aux poches lourdes et la voix grave montraient à son jeune vis-à-vis agirent sur plus d’un impétrant philosophe comme une aiguille magnétique. Le théoricien du retour à Marx le guiderait à son tour vers la Terre promise, il ne se contenterait pas de piétiner dans la cohorte des philosophes – mot-écran à remplacer désormais par idéologues ou porte-parole de la bourgeoise –, lui aussi entraînerait le peuple après avoir recueilli ici et de cette bouche, sans quitter les hauts murs de l’Ecole, la « science » du matérialisme dialectique.

 Les althussériens se reconnaissaient surtout à cet usage répété du mot science, et à l’animation qui empourprait leurs visages ordinairement blêmes quand ils prononçaient les sept syllabes sacrées du mantra pratique théorique. Equipés de ces mots qui faisaient rigoler le profane – les vraies révolutions commencent toujours en mineur, en minable – ils démasqueraient l’ignoble conjuration des révisionnistes, les pauvres ficelles de l’humanisme (Garaudy !), de l’électoralisme (Waldeck Rochet !), du confusionnisme (Aragon !). Mes condisciples de la neuve UJC-ML (Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes) se retenaient rarement de ricaner à la mention de ces trois noms.  Ô saisons, ô châteaux !… J’aurais aimé et suivi Althusser comme d’autres peut-être, s’il avait été en état de faire cours. Hélas, le séminaire prévu sur Spinoza en 1966 n’eut jamais lieu, et ses retours en fanfare salle Dussanne, quand il lança devant un parterre de scientifiques, où figuraient je crois deux prix Nobel, sa conférence sur « La philosophie spontanée des savants », me détourna durablement de chercher dans ses livres davantage de pratique théorique. La dépression du moins se cache, mais comment supporter le spectacle de la manie ?

Aujourd’hui encore, je m’explique mal la fortune intellectuelle d’Althusser, sinon par la permission qu’il donnait à quelques-uns de continuer à théoriser tout en se prenant pour la tête ou l’avant-garde du mouvement révolutionnaire ; ce compromis en a grisé plus d’un, qui célèbre toujours avec nostalgie le maître de rigueur, l’ajusteur-fraiseur du concept, l’incomparable guetteur… En prenant toujours soin de cloisonner hermétiquement l’œuvre du penseur et son tragique passage à l’acte. Ceci ne pouvant en aucune façon amoindrir ou ternir cela, le philosophe et l’étrangleur demeurent deux êtres aussi distincts que Jekyll et Hyde. Ce rapprochement scabreux me ramène à l’auteur de La Mise à mort, et à la question posée par sa confrontation avec celui de Pour Marx

Entendons-nous, les deux L.A. se sont à peine connus, et ne s’appréciaient guère. Il est évident pourtant qu’ils se disputèrent par champions interposés, au cours des années soixante, le magistère sur les étudiants de l’U.E.C. Cet affrontement culmina lors du Comité central d’Argenteuil de mars 1966, consacré aux problèmes de l’idéologie et de la culture, en fait à la question de savoir derrière quel drapeau philosophique, de Garaudy ou d’Althusser, conduire les débats théoriques du Parti. Les discussions durèrent trois jours et se conclurent sur un ni-ni renvoyant dos à dos l’humanisme chrétien du premier, décidément trop mou, et l’anti-humanisme jugé trop doctrinaire du second, d’ailleurs membre fantôme d’un Parti où il n’exerça jamais de responsabilités. La mise fut raflée par Aragon, qui inspira largement le texte final de la résolution où l’on concluait à l’inaliénable liberté du créateur culturel ou du chercheur scientifique. Victoire à la Pyrrhus, les intransigeants penseurs de la rue d’Ulm se gaussant immédiatement de ce tiède compromis ! Sous l’impulsion de Jacques Linhart et Benny Lévy, la scission de l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes d’avec l’U.E.C. fut prestement consommée, et les références à la Grande révolution culturelle et à Pékin-information – qu’Althusser se garda de jamais cautionner ouvertement – supplantèrent dans les turnes la lecture de La Nouvelle critique ou des Cahiers du communisme

Les livres des autres étonnent toujours. Comment peut-on préférer Lire le Capital quand on a sous la main Le Fou d’Elsa ou Le Paysan de Paris ? J’étais bien le seul, rue d’Ulm, à conserver dans ma chambre ces deux titres, alors que le rayon Althusser était obligatoire pour tout penseur rigoureux, pourquoi ? La théorie marxiste, sous la forme alambiquée et logomachique que lui donnait notre cercle, blindait son adepte en en faisant le soldat d’une cause, le rouage d’un grand moteur. Je revois avec précision l’un de nous, althussérien notoire qui devait s’illustrer dans l’épistémologie, égaré au séminaire de Derrida où il avait inscrit une communication sur « Lénine et la philosophie ». La grammatologie, la déconstruction dominantes en ce lieu lui demeuraient fort étrangères ; il s’en tira pourtant en martelant quelques sonores citations de son maître, qui confondaient l’analyse avec le slogan, et qu’il reprenait mot pour mot devant nos questions, en les balayant de la tête avec un hochement de cheval. C’étaient les mêmes, philosophes mais aussi matheux ou physiciens, qu’on croisait salle Dussanne dépêchés par Althusser au « séminaire » de Lacan, soupirants, le regard perdu sous les assauts de cette parole censée agir sur eux comme une savonnette à vilains. Oui, pourquoi avoir fêté à ce point de pareils maîtres, en dédaignant l’œuvre autrement considérable d’Aragon ? (Soyons juste : il est arrivé à Lacan de citer Le Fou d’Elsa, et Jean-Claude Milner publia de son côté une étude, passablement jargonneuse, de La Mise à mort dans une livraison des Cahiers marxistes-léninistes.)

Aux élèves ou virtuels disciples que nous étions, il fallait des maîtres ; or Aragon jamais n’enseigna. Disons même qu’il repoussa de toute l’énergie de son écriture ou de son style la parole du maître. Trois romans au moins mettent en scène des professeurs, Les Aventures de Télémaque sous les traits de Mentor, Les Voyageurs de l’impériale avec Pierre Mercadier, et Blanche ou l’oubli dont le narrateur, Geoffroy Gaiffier, est linguiste et universitaire. On ne peut pas dire que la fonction enseignante en sorte bien flattée… Le plus attachant reste sans doute Gaiffier, professeur marginal, déplacé jusque dans ses curiosités ou son savoir, et qui donne à la plume d’Aragon l’occasion de quelques savoureux portraits. « C’est curieux, d’être un enseignant quand on n’est sûr de rien » ; le même se répètera, lors de la manifestation manquée contre le général Ridgway, qu’« il ne suffit pas d’avoir raison pour avoir raison ». On dira que Gaiffier, né le même jour que son auteur, a avec lui cette différence de n’être pas marxiste, mais simple compagnon de route. 

Tout de même, qu’il soit romancier, poète, journaliste ou simple militant, jamais Aragon ne fit du marxisme un usage doctrinaire ; toute sa pensée proteste contre la rigidité du concept, du dogme, de la théorie, de la méthode ou de la thèse, dont ses romans le protègent. La délicatesse des images, le palimpseste des rimes, le feuilleté des métaphores, voire l’usage (jusqu’à l’abus) du style indirect libre éclatent ou irisent en permanence ce qui pourrait passer pour affirmation simple, parole droite ou orthodoxie. Le roman c’est-à-dire l’écriture indirecte, précise la préface de 1966 à Aurélien : il y a plus de prestige, et de ressources de pensées, à attendre de cette indirection que du langage reçu en l’école. Quelques pages surréalistes allaient assez loin dans cette déconstruction – avant la lettre – d’une vérité du texte, en insistant par exemple sur les « franges d’or » des idées, identifiées dans Le Paysan de Paris aux chevelures également produites par la tête, ou dans Une Vague de rêves sur les nuages de nos formations mentales où jouent les rayons du soleil. Qui parle de suite ou d’enchaînement des idées, ces « dominos de la distraction perpétuelle » ? « Comment suivre une idée ? ses chemins sont pleins de farandoles. Des masques paraissent aux balcons ». A la suite des idées, Aragon oppose leur fuite : « J’ai toujours pensé que si l’on voulait élever une statue à la fuite des idées, le sculpteur ne trouverait pas de meilleur modèle que moi » (Le Mauvais plaisant).

(à suivre)

3 réponses à “Elsa, Hélène et les deux L.A. (1)”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonsoir !

    Deux femmes, deux hommes, deux mêmes prénoms.

    « Je m’adresse à toi, individu humain appelé Pierre… » (L.Althusser, Les appareils idéologiques d’État)

    La citation est de Régis Debray au chapitre de « L’impératif d’appartenance » de sa « Critique de la raison politique »

    On pourrait en écrire des pages sur le marxisme-léninisme et d’en rajouter encore et encore par un copier-coller d’articles passionnants du « Journal français de psychiatrie ». Pourquoi pas ?

    Dans les années sixties et septante, pensez-vous que dans les champs et les usines, on se précipitait pour les lire, nos L.A ?
    Vous connaissez la réponse. En ce temps-là, notre maître, lisait « Le paysan de Paris » dans sa chambre d’étudiant. Pourquoi pas?

    Et Gaston Bachelard, alors ?

    Il cite André Breton dans ses livres mais ignore les deux L.A.

    Pour marxiser Bachelard, il fut présenté, coupé en deux : une moitié épistémologique et l’autre poétique.

    L’un deux avait donné ses lettres de noblesse au philosophe baralbin en lui empruntant les notions de rupture ou de coupure épistémologique, sans que l’on sache comment faire pour associer, réunir ou rapprocher ces deux morceaux, précise quelque part, Michel Onfray.

    Le randonneur pensif, autrement dit « l’impétrant » mène la danse aujourd’hui.

    « Les lauriers sont coupés mais il est d’autres luttes » (L.A)

    Carmagnole ou capucine, ce serait un délice qu’elle puisse y entrer.

    « Un délice » habillé des lettres de sa « Dulcinée »

    Roxane

  2. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour !

    Roxane cite les deux Louis, Régis Debray et Michel Onfray, sans oublier de mentionner Gaston Bachelard et de nous rappeler le vrai sens du mot « impétrant ». Entre Capital et Fou d’Elsa, autant choisir la plage avec Aragon, loin des séminaires du maître universitaire.

    Du « paysan de Paris » lu par Monsieur Bougnoux dans sa vie estudiantine au « Paysan de Dieu » du moine François Cassingena-Trévedy qui s’engage dans la condition paysanne comme jadis Simone Weil embrassant la condition ouvrière, il y a comme une tendance vers quelque chose, une fuite où le réel va vers l’idée, une idée qui fait son chemin sur lequel, il n’est peut-être pas absurde de penser y trouver sur ses bords incertains, les ombres souriantes d’Elsa et d’Hélène.

    À côté de Régis Debray, comme responsable de rédaction, le maître comme on dit souventes fois en cet espace, a donné la parole à un bénédictin, auteur d’articles intéressants dans la revue « Médium ». J’ai rencontré icelui dans son abbaye d’En Calcat et j’ai conservé nombre de ses lettres dans le silence pesant d’une vielle armoire.

    On aimerait que le randonneur pensif aille faire un tour du côté de chez ce moine du Cantal qui, d’une ferme à l’autre, va de ce pas, donner un coup de main aux agriculteurs de la contrée, sans oublier de faire des messes et des conférences…Et vendre son livre.

    On aimerait que notre aragonien nous parle de ce « Dieu caché » auquel, me semble-t-il, le moine paysan destine quotidiennement ses mélodies grégoriennes.

    Puisse-t-il jeter son chapeau dans la mêlée et tenter l’essai !

    Tel est notre but.

    Kalmia

  3. Avatar de Gérard
    Gérard

    Ah, « ces copines » ! Deux mots qui font découvrir par anagramme « Sciences po ».

    Notre professeur émérite que l’on tient à garder ferait-il ami ami avec la gent révolutionnaire en keffieh,

    si on lui demandait de dire son mot ?

    Est-il si loin le temps où le responsable d’une grande université parisienne renommée permettait aux

    gens d’en bas de quitter leur arbre pour « jouer au prof » dans la cité, avant de repartir bien vite par le train du soir ?

    J’ai ma petite réponse.

    Et maintenant ?

    Gérard

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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