Entre l’Occident et la Chine, quelles convergences morales ?

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Une prochaine rencontre des Treilles (fondation Schlumberger magnifiquement située dans le Haut-Var) réunira une vingtaine de participants français et chinois, sous la direction de Régis Debray et François Jullien, du 28 octobre au 2 novembre prochain.  Intitulé « Quelle morale pour quelle société ? », ce séminaire fermé sera donc placé sous le signe de la rencontre, ou plus précisément de la recherche d’un vis-à-vis qui fasse sens entre des visions morales à première vue éloignées.

Sans compromis facile, sans traduction hâtive ni universalisme prématuré, au nom d’une globalisation qu’on dirait gagnée d’avance…, nous irons aux Treilles pour y définir des positions intelligibles par toutes les parties, en respectant dans la mesure du possible une « éthique de la traduction », c’est-à-dire d’abord de l’explicitation des mondes en présence, s’il est vrai que déplier ou expliciter constitue le meilleur moyen de désamorcer la violence potentielle, ou le refus de comprendre, qui menacent généralement le « choc des cultures ».

Je suis d’autant plus enclin moi-même à ce dialogue que je ressens l’étroitesse de ma propre culture, la singularité des moeurs et de la morale qui m’ont depuis ma naissance dressé mais aussi enfermé, et la ressource ou la séduction des positions chinoises, telles que je les comprends à travers les travaux de François Jullien.

Je me pose en première approche la question suivante, en réaction à la « métaphysique des mœurs » de Kant, qui a contribué sans doute à modeler une bonne part de la réflexion morale en Occident depuis les Lumières : pourquoi faudrait-il penser la loi morale sur le modèle des lois de la nature ? La morale est-elle fondée sur, ou animée par, l’universel de la raison, ou n’est-elle gouvernée que par le ménagement (la régulation) de mœurs infiniment bariolés ? Quelle ligne tracer entre LA loi morale d’une part, transcendante car fondée en raison (comme on fondait auparavant cette loi sur le Dieu du monothéisme), et d’autre part LES mœurs (pluriel indépassable) qui proposent une éthologie de l’action bonne ? La première a pour corrélat le Bien / le Mal, et ses commandements sont catégoriques ; la seconde le Bon / le Mauvais, toujours relatifs à tel sujet qui les éprouve, et aux mondes propres de celui-ci… Ses impératifs ne sont qu’hypothétiques au sens de Kant, soumis aux cas ou à la casuistique des circonstances.

Le rigorisme kantien consistait à poser que toute détermination par l’inclination des sentiments, ou le suivisme des mœurs, ruinerait la majesté (la transcendance) de la loi morale. « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté », énonce le célèbre début des Fondements de la métaphysique des mœurs. La forme de cette volonté, formelle c’est-à-dire indépendante de toutes fins particulières, qui pourraient être obtenues par d’autres voies que morales, devient : « Agir de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». Et Kant de donner, en illustration, l’exemple du mensonge : il serait contradictoire de mentir, c’est-à-dire d’universaliser le mensonge car cela violerait l’essence même de la parole…

Or cet argument, et cet exemple, méconnaissent précisément le tournant pragmatique, soit l’infini nuancier des cas dans lesquels nous savons qu’il est assez souvent recommandé de mentir, notamment pour ménager l’autre. Ce tournant pragmatique conduit à penser que la loi morale ne se laisse pas universaliser : certaines situations  imposent de mentir, voire de trahir, de tuer, etc. Tournant prévu par Nietzsche déjà, qui conduit par-delà, ou en deçà, du bien et du mal – ou d’une raison universelle, calquée sur le modèle logico-mathématique. L’idéal des Lumières, qui prône le déploiement urbi et orbi d’UNE raison, trouve ici sa limite. Diminue-t-on la majesté (la force) de la loi morale en lui refusant l’universalité exigée par la maxime de Kant, ou par la célèbre inscription qu’il voulait gravée jusque sur sa tombe : « La loi morale en moi, le ciel étoilé au-dessus de ma tête » ?

Ce vis-à-vis (en miroir) du ciel et de la loi dessine un parallèlisme écrasant : notre loi morale serait aussi rigoureuse, ou inexorable pour tous, que le mouvement des sphères et la mécanique ou la physique qu’en ont tirées Galilée puis Newton… Il faudrait garantir la force de l’impératif moral par celui des lois mathématico-physiques qui valent « universellement », et il faudrait pour cela fonder notre moralité dans un ciel idéal, dans des principes intangibles, dans le milieu éthéré d’une raison non contaminée par les mœurs, les circonstances, les « cas », les cultures, les contextes… De fait, et de Platon à (disons) Kant, l’idéalisme occidental a coupé le monde en deux, en distinguant de notre bas-monde un ciel supra-sensible ou supra-empirique, en un mot idéal, seul capable de conserver aux lois (logico-mathématiques, physiques et morales) leur transcendance donc leur universalité.

Cette convergence postulée de la morale et du ciel serait bien différente en Chine : si l’appel au ciel désigne chez Kant la transcendance d’un monde inflexible, incommensurable aux contingences des affaires humaines, le Ciel auquel invite à se conformer la Chine désignerait plutôt le processus des interactions naturelles, ce qu’on appelle la Voie (Tao), ou le cours universel des choses en perpétuelle mutation. L’action morale dans cette acception ne serait plus suspendue à aucune maxime a priori formulée depuis quelque vision transcendante, mais au contraire exigerait une souple capacité à discerner les occasions et les rapports de force, et à varier selon les sinuosités du Tao… Une maxime d’harmonie, et d’immanence, vient heurter de front l’impératif transcendant kantien ; une casuistique et une pragmatique de la relation aux circonstances, au contexte, referment le monde sur lui-même : le « rasoir d’Occam » rase la barbe de Platon, et les idéalités qui pour le meilleur ou pour le pire – universalisme de la Raison, des droits de l’homme, des croisades ou de la colonisation… – furent le bon et le mauvais génie de l’Occident.

Notre rencontre permettra donc à mon avis de discuter

– la question de savoir s’il y a des lois morales transculturelles, un invariant indépendant des mœurs et des contextes ;

– comment progresse ou se tricote entre nous l’universel, sans transcendance prématurée ni poste de pilotage central (question déjà abordée fin septembre sur ce blog dans mes comptes-rendus du colloque de Cerisy consacré à François Jullien). Il faudra donc reparler aux Treilles de l’exigence des droits de l’homme et de leur progression, ou de leur retrait aujourd’hui en Chine (question chère à une juriste comme Mireille Delmas-Marty) ;

– comment le milieu (l’Empire du Milieu, du contexte, des circonstances) peut pourvoir à cet universel sans faire le détour kantien des idéalités : le sujet occidental, arc-bouté sur sa « bonne volonté », fait du droit ou du devoir l’anti-nature, et du moi qui délibère un sujet héroïque, là où la Chine valorise le cours naturel, et la recherche de l’harmonie ;

– ce que c’est qu’un moment ou une décision éthique : celui qui se borne à glisser le cas sous une règle connue d’avance vit peut-être moralement mais il n’agit pas comme un acteur éthique, cette notion d’éthique supposant une recherche, une invention, une révolte parfois contre la morale ou la loi déjà tracées. L’invention semble inséparable de la moralité véritable, qui vit donc de conflits et de dépassements, à l’encontre des cultures disponibles et de leurs inévitables clôtures. Et la figure du dissident est emblématique de cette éthique : le dissident ne se met pas hors la loi, il fait appel au contraire à celle-ci pour lutter contre son dévoiement, ou contre ceux-là même qui sont censés la garder et l’appliquer. Cette révolte exige-t-elle un métaniveau d’appel, un ciel idéal d’inflexibles principes opposé aux contingences trop humaines ? Ou bien la situation même peut-elle le fournir en arguments contre-factuels, permettant d’en appeler contre un fait au nom d’un autre ? Cette conception non-kantienne de la morale est notamment déveoppée par Mark Huniady (présent à Cerisy) dans un ouvrage récent, L’Homme en contexte, dont j’espère ici reparler ;

– le commun ou le partagé ne conduit pas nécessairement à l’universel (argumente Huniady) ; et ce fétichisme occidental de l’universel entre en contradiction, de fait, avec l’éthique de la traduction, qui opère sans méta-niveau de surplomb ni troisième langue idéale de refuge, mais qui n’en construit pas moins, coopérativement, du commun

Notre propre rencontre sera, espérons-le, éthique, dans la mesure où chacun y cherchera la règle et y placera le curseur entre deux bords que tant de textes et de mœurs opposent. Vivre, c’est adhérer au monde, à ce monde-ci tissé d’identités et de valeurs que je crois et appelle miennes, tout en sachant qu’au-delà de son horizon un autre monde vit, et contemple lui aussi cet horizon qui lui échappe.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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