Gérard Fromanger (1939-2021)

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Voici très longtemps, en 1976 il me semble pour présenter des dessins de Pierre Gaudu, j’avais écrit ce texte intitulé  « Corde viagère » dont je ne sus ensuite que faire, et que j’enfouis dans mes papiers…

J’entrelace. Le câble laborieux des générations a tiré une à une les fibres spécifiques de cet individu qui m’échappe, moi. Je tresse machinalement mon père avec ma mère, et de plus obscurs ascendants ; je file jour après jour les livres de ma chambre, les paroles volubiles et la provision d’un désir indéfinissable. Je voyage par des chemins de halage curieusement circulaires. De simples paysages, l’amour patient de quelques femmes et l’exercice d’une profession douteuse ont achevé de dresser mon corps, et façonné ses espérances. Si je veux la saisir, l’âme de la corde se brise en éventail et dissipe ses brins. Il paraît que mes trois enfants me ressemblent ; j’observe avec étonnement ces fils divergents. Quant au visage que je déchiffre dans les miroirs, il me demeure incompréhensible. J’aimerais consigner mes rêves, mais le fil d’or de ces précieux haillons ne se laisse pas coudre à la trame ordinaire de mes réflexions. En revanche, je reconnais trop bien dans ce que j’écris l’épissure malhabile des liens qui me tiraillent entre plusieurs auteurs. L’expression tomber en quenouillese charge à certaines heures d’un symbolisme redoutable. J’aime tout ce qui s’enroule, se tresse et se faufile, stryges, nœuds, feuillages… J’ai la pensée volumineuse. Comme ce tabac au bout de mes doigts qui se consume en gracieuses torsades, et met sur mes papiers un peu de talc gris.

Car je fumais en ce temps, ce qui date ce texte (j’ai arrêté la cigarette en 1979, au cours d’une scène que je revois très bien). Gérard Fromanger dut plus fumer que moi, puisqu’il est mort d’un cancer du poumon. Ou plutôt, des conséquences sur son cœur nécrosé des radio-thérapies infligées à sa cage thoracique. Lors de l’émouvante cérémonie précédant sa crémation au Père Lachaise, vendredi 26 juin, Serge July qui l’accompagna entre l’hopital Saint-Antoine et la Pitié-Salpêtrière nous raconta les dernières heures de Gérard, sa lucidité, sa vaillance, droit devant la mort comme un cyprès de Florence… Il avait chargé la voiture, il quittait la rue de la Roquette pour sa chère maison du Val d’Elsa en Toscane, quand l’attaque foudroyante sous l’épaule gauche l’a arrêté net, et rabattu sur le SAMU.

Dans son  atelier en 2012

C’est dans cet atelier proche de la Bastille que Gérard m’avait invité à venir chercher mon portrait. Nous nous connaissions peu, à travers Aragon je crois et le moulin de Saint-Arnoult où j’avais rencontré le peintre, à l’occasion d’une exposition de ses toiles. Depuis qu’il me le promettait, je n’y croyais plus, et puis un jour, au téléphone, « j’ai fini, tu peux passer le prendre ». Je marchais de cadre en cadre, sans mes lunettes je n’étais pas sûr de me reconnaître entre tous ces tableaux, « tu t’approches, tu brûles », évidemment, c’était bien moi !

Je n’ai pas accroché mon portrait, je l’ai laissé au sol, au pied du mur chez moi à deux stations de métro de là, comme en instance d’arrivée, ou de départ. Est-ce un vieux goût pour le modern style, les lignes serpentines de Botticelli à Mucha, ou Matisse, j’aime cette façon qu’a inventée Gérard de nous montrer le nouage des traits d’un visage, leur mystérieuse signature. Il n’a fait que promener (avec quelle étrange sûreté) ses feutres l’un après l’autre sur la toile, en commençant par les plus clairs ? J’aurais adoré suivre son travail, voir comment il s’y prenait, à quel moment cela conspirait, basculait dans l’expression du visage, mais l’artiste ne m’a pas montré ses repentirs ni ses secrets de fabrication. Mes petits enfants s’amusent de ces scoubidous de couleur, de ces câbles déballés d’une armoire électrique pour cerner, pour coincer Papoun – ou pour l’éclater ! Car je trouve mon portrait aéré, mercuriel, très humoral aussi, fidèle à ces nerfs, ces veines, ces tendons qui circulent sous la peau, tout ce hardware dont nous sommes provisoirement tressés.

Au Grand Palais en 2009

C’est une tresse de paroles vigoureusement adressées, affectueuses, vibrantes qui a accompagné Gérard au Père Lachaise où Lionel Jospin, Régis Debray, Serge July ou Roselyne Bachelot (toute revêtue de rouge) prirent notamment la parole. Une parole accordée à cette peinture elle-même tranchante, décapante. Sur chaque siège (pour ceux qui purent s’asseoir) se trouvait un tee-shirt offert, avec l’auto-portrait de Gérard en lignes serpentines. Je l’ai enfoui dans mon sac pour le porter dans la bigarrure de l’été, entre les vignes et les cyprès.

Au crématorium du Père Lachaise

7 réponses à “Gérard Fromanger (1939-2021)”

  1. Avatar de M L
    M L

    Bonsoir!

    A quoi reconnaît-on un véritable éducateur? A ses capacités à intéresser celle ou celui qui l’écoute.

    Notre randonneur, auteur du présent billet, est ce maître de réflexion.

    Après lecture de ce propos d’hommage à Gérard Fromanger, je me suis plu à rouvrir la revue « Médium » 20/21.

    Un numéro qui parle de nous, de nouages, de nodules et de nuages. Ce métier à tisser qui nous donne du cœur à l’ouvrage dans l’atelier fraternel signé Régis Debray, autour de la série Bastilles-Dérives, de Karine Douplitzky.

    Remerciements hauts en couleur où « jaillit un lâcher d’oiseaux » (RD) et « l’instant irradié des séquences qui en déterminent la position relative par rapport au passé et au futur » (KD) . Tel est ce coup de pinceau qui brosse ce peintre interprétant le récit stellaire.

    Einstein est même mentionné « Et les particules élémentaires » chères au physicien et aux artistes, par une anagramme étonnante « Tissèrent l’espace et la lumière ».

    1976, une corde viagère. Le récit est bien ficelé et les volutes du rêve s’envolent en fumée. Cette année-là, au sommet de l’État français, l’élu du peuple écrivait un projet pour Gavroche et Marianne. Et le peintre qui l’a lu s’est exprimé dans « Paris-Match » de la fin de ladite année, en ces termes :

    « Que nous dit-on au sommet de l’État?

    « Attendre!…  » Attendre que jaillisse d’un esprit ou plus probablement d’un mouvement de la conscience collective ce rayon de lumière nécessaire pour éclairer le monde… »

    « L’homme occidental reste informe parce qu’il attend », répond Lazare-Malraux.

    Paradoxe de la France qui nous regarde dans les yeux mais dont les républiques sont aveugles! » (Fin de citation)

    Imaginons un passant, cette année-là, dans un village isolé d’Auvergne ou dans une rue déserte de la Capitale, interpellant le jeune professeur de 33 ans, sur « la présence » de « l’espérance » (Encore une belle anagramme) dans le bouquin de Giscard, comme ils disaient!

    Imaginons qu’elle aurait pu être sa réaction…Aurait-il parlé de la lettre du peintre à Albert Einstein, en date du 31 mars 1954 et de son espoir anxieux de voir « dans quelle mesure les très récents travaux personnels du maître peuvent nous permettre d’entrevoir l’ordonnance suprême de la nature et le triomphe de l’esprit sur le chaos »?

    Et maintenant…Que fait l’artiste?

    Il peint le passage.

    M L

  2. Avatar de Pierre Gaudu
    Pierre Gaudu

    Très émouvant ! Je me souviens tout à fait de ce texte, paru dans la revue silex !?, j’aimerais beaucoup le retrouver, car : pas tant de choses ont changées finalement.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Ah par exemple, tu es là Pierre ? Oui, ce texte est paru dans le numéro 1 de Silex, revue que j’avais fondée en 1976 à Grenoble avec quelques amis, et à laquelle tu as tellement contribué. Pas tant de choses changées ?? J’aimerais te revoir, en parler avec toi…

  3. Avatar de pierre gaudu
    pierre gaudu

    Je dois avoir le n° 1 de Silex, je vais relire ton texte 🙂 merci Daniel pour ta réponse en retour, qui fait revivre une si belle période ! on pourrait se retrouver avec plaisir !

  4. Avatar de Gérard
    Gérard

    Des revues, toujours des revues, des mots à n’en plus finir et en fin de compte, qu’en reste-t-il?

    Un palazzo mental où tout le monde s’y perd. Rien que du vent!

    Non, rien n’a changé, le temps passe et dans sa ronde ailée, il laisse le roi nu et ses cabotins inutiles.

    Il faudrait frotter fort le silex pour allumer le feu d’une vraie culture.

    Les mots n’y suffisent ni les affiches au centre culturel pour gens dans le coup, insensibles à la misère de celles et ceux qui en ont jusqu’au cou.

    CQFD

    Gérard

  5. Avatar de Cécile d’Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Bonjour, Daniel
    Vous racontez plaisamment … la vie ! Avec ses hauts-lieux. Tantôt joyeux, tantôt inquiétants dès qu’on évoque un de nos hôpitaux qui conduit au Père Lachaise.

    Le Val d’Elsa avec ses éclats de bonheurs. Votre peintre et ami avait le goût de la beauté. Intrigant et proche de quelle vérité étaient ces tableaux de serpentins scoubidou ? Je pense à tous mes amis peintres italiens que le Covid laisse sans ressources financières. L’Italie m’apprend une autre notion de la vraie pauvreté.
    J’aime flâner ( c’est gratuit, Gérard ! ) dans les galeries d’Art. Celles aussi d’ Eaubonne , de Saint-Prix , de Saint-Leu, etc …ont les leurs. Pour des expos « d’amateurs ». Mais où est la ligne entre le professionnel et les autres ? Je viens de regarder votre travail sur Internet, monsieur Pierre Gaudu. Quand la nuit se fait trop sombre …un joli voyage. Cyril Cornet, jeune valdoisien qui s’exerce à la photo ces dernières années. Oui … il a l’œil et peut décemment exposer. Un artiste à suivre.

    Jacques veut me faire causer sur l’AHGEVO, association historique et généalogique de la Vallée de Montmorency. Hum …pas à proximité de Pontoise ni du Vexin aux histoires locales autres.
    Quant à la référence «du ballon », je l’attribue aux souvenirs professionnels et familiaux de M. Comby (un des vices-président de cette association locale). En effet , dans la famille de Michel Comby, on était des négociant en vins . Et « le ballon » était ce verre utilisé dans les bistrots pour servir le petit rouge.
    Probablement qu’aux prochaines journées du patrimoine, l’AHGEVO proposera la découverte de «  de la riche histoire napoléonienne de Saint-Leu ». Napoléon … mais lequel ? Rendez-vous entre amateurs !

    Que me raconte la vie du Vieil Edgar ? Loin de ruminer les désastres quotidiens, l’envie de …

    En souvenir d’un Gérard Fromanger que j’aurais aimé croiser … un joyeux Ciao comme en Toscane et à bientôt.

    Bel été à ceux qui ont l’art de cultiver l’amitié. De fortes réflexions en perspectives pour en découvrir les ressorts … Et la patience discrète qui en fait la durée et ses charmes.

  6. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Et des surprises d’une aube d’été…

    Kalmia

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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