Justes gestes

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Je poste ce mardi un compte rendu du remarquable livre d’Yves Citton paru à la fin de 2012 :

 

Yves Citton, Gestes d’humanités, Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques (Armand Colin, « Le temps des idées », Paris 2012)

 

Ce dernier livre d’un auteur fertile sonde un gisement sémiotique ou anthropologique majeur pour tous ceux qui réfléchissent aux croisements entre l’esthétique, la critique des médias ou la représentation en général (théâtrale, médiatique, politique). Citton commence par relever la connotation négative couramment accolée à la notion de geste, aussi antipathique aux amis de l’action qu’à ceux de la vérité. Notre lexique ne connaît pas de verbe positif pour signifier « faire un geste », nous préférons à l’impropre gester le péjoratif gesticuler, comme si ces mouvements du corps n’étaient qu’un sous-produit, ou une parade – aux deux sens du terme. Or la gestualité est au cœur de la communication ordinaire, ou du théâtre de la manifestation de soi, et constitue une des voies royales de l’influence : combien de fois nos médias, confrontés à une action ou à une argumentation compliquées, ne reprennent par la photo ou les petites vidéos de Youtube qu’une courte mimique, ou la déformation passagère d’un visage ? S’il est vrai que la gestualité gouverne les communications d’inconscient à inconscient, et qu’elle s’imprime sournoisement dans nos médias, dans nos mémoires ou une bonne part de nos jugements critiques, il était urgent d’isoler cette strate ou cet orchestre de signes, et de lui dédier explicitement une analyse.

 

Résonances et cordes vibrantes

 

Nos études ignorent ou méprisent les gestes dans la mesure où ceux-ci n’accèdent pas au langage, et assez souvent le court-circuitent. Pour une culture logocentrique par exemple, le signifiant – mot-mana des lacaniens – commence au verbe, les couches inférieures de notre pyramide sémiotique telles que les images, ou a fortiori les indices où nos gestes demeurent généralement immergés, ne méritant pas d’être étudiées comme d’autres façons à part entière de faire signe. Ne serait-il pas néanmoins pertinent d’avancer qu’au commencement était le geste ?

A la différence de nos performances logico-langagières, le geste a contre lui d’assez souvent nous échapper. Sa source même n’est pas claire, dans la mesure où nous nous trouvons généralement pris avec nos vis-à-vis dans un orchestre gestuel, qui se répercute en miroir. La Ola d’un stade qu’on voit traverser physiquement les gradins comme une onde, la grâce d’une véronique opposée par le torero au chargement brutal de la bête, le sourire qui illumine un visage en réponse à l’ouverture d’une rencontre amicale…, tous ces gestes sont réactifs et fonctionnent symétriquement, ou selon le modèle cher à Diderot, donc à Citton, des cordes vibrantes : nous nous trouvons transis par eux et nous vibrons de concert, affectés à distance sur le mode de la résonance ou selon une communication somnambulique primaire qui précède d’assez loin les raisonnements par lesquels, plus tard, nous justifierons positions et croyances. Cette inconscience relative où baigne notre vie gestuelle, gorgée d’influences, de mimétismes et d’affects partagés, n’en fait pas une zone facile à  identifier, ni un objet « bon à penser ».

Une thèse célèbre de Leroi-Gourhan fut de prophétiser l’atrophie progressive de nos corps, pris en charge par diverses prothèses techniques : l’automobile annoncerait ainsi la fin de la locomotion, de même que la sémiotisation digitale des tâches (travailler devant un écran plutôt qu’au contact brutal des choses, réduire le fonctionnement du corps à la gesticulation des doigts) précipiterait le déclin d’une civilisation d’abord fondée sur l’énergie, le travail des paysans, des mineurs ou des ouvriers se trouvant remplacé peu à peu par les jeux de l’information. Ce raisonnement oublie l’effet-jogging (moins l’automobiliste marche en semaine, plus on le voit courir le dimanche), mais aussi la loupe grossissante posée par nos médias sur nos expressions corporelles : tout orateur sait bien que son corps, depuis son nœud de cravate jusqu’aux positions de ses pieds, parle en marge du discours qu’il tient, et que l’influence qu’il cherche à produire dépend ironiquement de ces signaux latéraux, qu’un philosophe logocentriste aurait bien tort de mépriser ; une visibilité forcenée domine nos discours, qui s’y trouvent enchâssés, et ces effets de cadre gouvernent à notre insu les calculs du sens de la plupart de nos messages ; l’image ou le look d’un candidat pèse sans doute plus que ses mots. Dans la mesure où cette amplification médiatique d’un corps recharge d’importance nos moindres gestes, la thèse de Citton consiste à replacer le théâtre au cœur de toute vie sociale (y eut-il jamais société sans théâtre, sans rituel ou sans la codification d’une gestualité consacrée ?), autant qu’à revisiter ou reformuler quelques slogans trop rebattus d’une « société du spectacle » par laquelle le capitalisme accède un peu partout à son stade sémiotique-esthétique.

Si le geste peut se définir comme « un mouvement du corps ou d’une partie du corps qui exprime une pensée ou un sentiment », la charge de la problématique se concentre sur cette expression : la dirons-nous active ou passive ? Intentionnelle ou symptômale ? Artificielle, apprise ou naturelle ? Ces alternatives indécidables pourraient déboucher sur la thèse princeps (que ne mentionne pas Citton) de l’école de Palo Alto : « On ne peut pas ne pas communiquer », tant il est vrai que le comportement constitue la base primaire ou le message-cadre de nos énonciations, et qu’il n’existe pas « entre nous » de comportement-zéro (autre façon de dire que l’espace intersubjectif est toujours déjà saturé de sens ou de messages, si l’on veut bien faire commencer ceux-ci au niveau infra-verbal de nos gestes). Ou pour le dire encore autrement, en soulignant l’équivoque bienvenue du verbe : nos gestes nous trahissent.

 

Du style à l’homme même

 

Notre identité semble précédée, transie mais aussi constituée par eux, affirme Citton en reprenant les développements de Pascal sur l’habitude et les effets de conversion (« Abêtissez-vous… ») qui s’attachent à tout rôle. Cette problématique complexe permet de congédier les supputations douteuses de Sartre sur la mauvaise foi, comme celle du garçon de café qui, à force de surjouer ses gestes, aliènerait sa véritable nature dans un mauvais théâtre. En fait, souligne Citton, tout homme est perpétuellement joué, chaque geste qu’il fait contribuant à le faire en retour. Cette remarque ouvre notamment à la problématique du style d’un artiste, soit cette répétition hyper-sélective de gestes qui feront la signature d’un Van Gogh, ou d’un Coltrane. Mais le style d’un grand maître n’est lui-même que la loupe grossissante du style très ordinaire, quoique parfaitement singulier, par lequel nous identifions tout un chacun à travers son élocution, ses rythmes et ses gestes. Qu’on songe en particulier au grain si personnel d’une voix, véritable signature phonique d’un individu… Inversement notre signature proprement dite, celle qu’on appose au bas des chèques ou des contrats, relève moins d’un énoncé linguistique que de l’empreinte vive d’un geste, « inimitable » par définition – d’où le paradoxe (voire le malaise) provoqué par les imitateurs quand ils s’attaquent à ce propre de l’homme : Laurent Gerra chipant à Jack Lang ou Johnny leurs voix est tordant, ou hallucinant…

Citton consacre des pages stimulantes à développer cette stratégie du style, qu’il compare à un filtre ou un crible : le style dédouble et multiplie les mondes, en retardant notre immersion dans un continuum commun ; il injecte de l’information, il sépare et il trie, et dans cette mesure il construit pour l’artiste, le styliste ou le dandy une « chambre à soi », l’œuvre qui suit ses propres règles et qui renforce son « monde propre ». Trieuse esthétique et sociale, le style partage les individus, il aide à reconnaître amis et ennemis comme font les drapeaux et les uniformes sur un champ de bataille ; il constitue aussi une catharsis en tenant à distance le réel, rendu maniable, reconnaissable ou propre : c’est ainsi qu’en stylisant nos passions, le théâtre nous en facilite l’emploi, et qu’un acteur ou un spectateur peuvent éprouver une gaîté profonde à jouer ou à contempler la douleur, effectuée par quelques simples gestes.

Dans ce livre lui-même multiforme et profus, émergent ensuite deux critiques visant les fausses prophéties de la modernité : celle de la désacralisation d’abord, à laquelle s’oppose vivement Citton en remarquant après d’autres auteurs (dont Régis Debray, qu’il ne cite pas) le déplacement en occident de la religion vers la sphère artistique, et la substitution de la culture aux cultes, nos musées, théâtres, opéras ou maisons de la culture entourant d’une aura ou de sacralisations traditionnelles des objets ou des stars ; ceux-ci requièrent de leurs fidèles une identique polarisation de l’attention, la clôture du phénomène et la paralysie « ascétique » du corps admirant (dont l’attention, intensément occupée dans les sphères et cérémonies de la haute culture, prend une revanche vagabonde en se jetant dans le multi-tasking des modernes technologies de l’information). Ces « religions » qui n’entraînent ni fanatisme ni crimes de masse peuvent être qualifiées d’éclairées ou de light, avec croyances débrayables, intermittentes ou picoreuses.

L’individualisme, autre article de foi de notre modernité, se trouve de son côté taillé en pièces par ces mêmes technologies qui nous découpent en rondelles en nous rendant cubistes, ou « dividuels ». La dissociation mentale y est de règle, et de même que le travail physique a été fragmenté par la chaîne de montage et la taylorisation, les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) ont tendance à pulvériser nos comportements, et à nous compartimenter. Mais si chacun devient moins unitaire, le maillage entre les sujets augmente et notre monde moderne développe une solidarité étendue, tout à fait inédite : pour le dire avec Sloterdijk, le monde devenu dense admet moins de coupures sémiotiques entre les bulles fédérées en écume, et plus d’interactions (on y rencontre de moins en moins d’îles).

 

Sous les sujets, le mycelium

 

Du même coup, ce monde moderne est aussi celui où l’on ne peut pas ne pas laisser de traces (qu’on téléphone, qu’on navigue sur internet, qu’on paye par carte bancaire ou qu’on franchisse un péage ou une frontière). Cette densité par accumulation exponentielle d’indices et de frayages constitue ainsi l’ombre portée des personnes disséminées dans leur deuxième corps, numérique ou « médial », qui mène une vie qui nous échappe. Jean-Jacques Rousseau, argumente Citton (lui-même d’abord dix-huitièmiste), n’a jamais été plus vivant (mieux édité, plus discuté) qu’en l’année 2012 de son tri-centenaire ; l’œuvre-geste survit au corps vivant de l’artiste pour peu qu’il se trouve des médias (des capteurs) pour la retenir, car l’effacement des gestes théâtraux, sportifs ou chorégraphiques advenus avant l’invention du cinéma est hélas quasi total… Mais il n’y a de geste que communiqué, repris ou perçu par autrui, et cet enregistrement (vivant ou machinique) de nos gestes nous dédouble, en nous attribuant deux corps : à la thèse rebattue des deux corps du roi se superpose ici celle des deux corps de la personne gestante, le corps biologique et le corps médial, soumis à l’accordéon des médias disponibles (certains corps sont beaucoup plus médiaux ou médiatisés que d’autres)… C’est le moment de citer Spinoza (sur lequel Yves Citton a écrit un livre merveilleux, L’envers des Lumières) affirmant qu’on ne sait pas où s’arrête un corps, ou encore que nous sentons que nous sommes éternels – jusqu’à un certain point en effet par nos enfants, par nos publications ou en général à la faveur de toutes ces traces qui nous prolongent fort au-delà de « nous-mêmes ». Chaque individu ainsi se révèle, et s’éprouvera toujours plus, tissé de ces réseaux sinueux et enchevêtrés, que Citton désigne du terme par lequel Freud nommait de son côté l’humus d’où monte le rêve, ou le champignon : le mycélium, terreau ou compost réticulaire dont les fils courent souterrainement entre les individus – à moins qu’on ne préfère dire,  inversement, que les individus en constituent ça et là les nœuds. Toute littérature, toute œuvre vraiment d’art résident au plus près de ce réseau obscur, de ce mycélium nourricier et que nous dirons primaire au sens de Freud : peu sensible aux contradictions propres à l’ordre logico-langagier, enfoui, fertile en condensations et en bifurcations jamais linéaires. On ne programme pas un mycélium, pas plus qu’on ne réussit, paraît-il, à cultiver les cèpes ou les girolles. Mais cet humus sous-jacent concerne intimement notre ou nos humanité(s), pointées par le titre de ce livre, et l’on ne peut que rêver à cette féconde rencontre.

En conclusion, Citton nous invite à considérer dans nos gestes ce qui résiste aux programmes ; ainsi s’expliquerait la part énorme prise par le sport à la TV, le spectacle d’un match de foot ou de tennis constituant une réserve inépuisable de « beaux gestes ». J’y ajouterai l’exemple du théâtre ou plutôt de l’interprétation ou de la mise en scène, par lesquelles des corps ouvrent un texte fort au-delà de la programmation du répertoire, et des intentions de l’auteur parfois prescrites dans ses didascalies : une Adjani, un Bouquet, autant que Mesguich ou Chéreau, ont ouvert Molière ou Shakespeare par une incarnation stylée. Mais « ouvrir » se dit aussi d’une voie d’escalade, comme on voit faire Catherine Destivelle sur un DVD qui immortalise, à sa façon, un enchaînement de gestes confondants d’élégance. Dans la mesure où nous sommes excédés de formulaires et de programmes, qu’il est rafraîchissant, avec Citton, de considérer l’individu abouché à son mycélium où chacun puise des ressources inédites de réactions, de reformulations et de style !

 

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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