La mort en face ? par Daniel Bougnoux *
Deux articles écrits par Freud en 1915 se trouvent recueillis sous le titre Actuelles sur la guerre et la mort au tome XIII de ses Œuvres complètes (pages 127-155) : « La désillusion causée par la guerre », et « Notre rapport à la mort ». Ces courts essais de circonstance ne sont pas commandés par l’observation clinique, mais par l’extension d’une guerre qui fait tomber sur les champs de bataille un nombre inattendu de vies humaines, et à leur suite plusieurs idées élevées ou générales touchant la culture, et les progrès de l’humanité. Or cette «désillusion» est bienvenue, puisqu’elle vient conforter l’enseignement et quelques conséquences, jusqu’à 1914 difficiles à faire entendre, tirés de la jeune psychanalyse; sur le fond pulsionnel et barbare de l’individu, sur l’effondrement toujours possible de ses acquisitions intellectuelles et morales, les récents événements apportent un témoignage cruel mais irrécusable qui confirme les intuitions et le cadre théorique proposés par Freud. Cette preuve par la guerre se double, dans les mêmes textes, d’une preuve par le rêve, et d’une preuve par la fiction, qui méritent examen.
L’homme des Lumières planait au-dessus des anciens parapets. Par l’usage universel de la raison, autant que par son goût délicat qui savait reconnaître le meilleur de chaque culture, il pouvait se croire partout chez lui ; n’étant plus l’otage d’une terre ni d’un sang, il dédoublait le monde et vivait sur deux plans. Toute frontière s’abolissait pour lui dans l’horizon d’une réconciliation potentielle, favorisée par l’émergence d’une culture entrelaçant les arts, les sciences et une morale qui postulaient l’humanité pour unique et ultime sujet. C’est cet irénisme d’une communauté élargie, d’une communication à l’échelle de l’humanité ou d’une métaculture que la guerre vient frapper de plein fouet ; avec elle, notre patrie redevient petite, confinée dans ses limites physiques ou géographiques ; de même la guerre coupe les ailes de notre culture en lui redonnant son sens contingent ou local, anthropologique.
La guerre ne se contente pas de nous assigner violemment à résidence (culturelle, patriotique ou chauvine), elle nous ferme aussi le passé et l’avenir pour nous écraser sur un présent brutal. Le passé, puisque les monuments de la civilisation ne comptent plus, et qu’on détruit ceux de l’adversaire comme pour mieux lui dénier tout mérite culturel ; l’avenir n’est pas moins ignoré quand on préfère tuer en masse des hommes qui pourraient plus tard, après le retour de la paix, constituer d’utiles partenaires économiques ou sociaux. Là où une guerre chevaleresque épargnait les civils, les blessés, ou les ressources économiques, ou les milieux écologiques de l’adversaire, la guerre moderne est devenue totale : aveugle au passé comme à l’avenir des peuples, elle veut tout détruire de son ennemi.
Une première « désillusion » vient ainsi réfuter le progressisme des Lumières, ou leur foi dans l’éducation. L’homme éclairé se flattait d’avoir laissé derrière lui la barbarie, réservée aux primitifs ; la guerre comme la psychanalyse nous rappelle que l’archaïque en nous n’est pas le révolu, mais le sous-jacent. Comme écrit le poète, « rien n’est jamais acquis à l’homme… », ni sa culture, ni sa raison. Ces émergences peuvent nous traverser, nous élever momentanément, nous ne saurions nous y installer ni construire sur elles durablement. Pire : non seulement le primitif ou le «processus primaire» survit en nous zeitlos, indifférent au temps, à l’éducation et aux évolutions ultérieures, mais cette barbarie constitue un mode de fonctionnement que nous percevons spontanément comme « économique », puisqu’elle nous épargne la dépense des forces de refoulement, et des constructions secondaires. Un certain plaisir, primaire, s’attache donc nécessairement à son retour ou à son irruption. L’exemple aussitôt pris par Freud du sommeil, ou la preuve par le rêve, viennent renforcer cette démonstration : chaque nuit nous nous dévêtons des habits ou des acquis de la culture (du raisonnement, du langage, de la station droite et de quelques autres prédicats encore qui nous persuadent de notre humanité), au profit des magmas primaires et de la moindre organisation (de la régression psychique) où nous plonge le sommeil : que cela nous flatte ou non, nous sommes des êtres nycthéméraux, quotidiennement soumis aux retours cycliques de la confusion et du délire, au rappel insistant du sommeil. Pas plus que les valeurs de la veille, les progrès culturels et moraux ne sont irréversibles.
Sur ce chemin du soupçon et du doute frappant notre noblesse native, Freud épingle au passage une autre désillusion, celle du gouvernement d’une raison qui se croirait affranchie des affects ou des sentiments. Là où nous nous réclamons d’une raison, mieux vaudrait parler (au pluriel) de rationalisations – façon de détrôner la reine de nos facultés, déchue en servante des passions. Que montre la guerre en effet, comme déjà ou ici encore la psychanalyse, sinon la plasticité de nos raisonnements, suivistes plutôt que gouverneurs ? De même que nos meilleurs élans (altruistes, philanthropiques…) sont issus de pulsions mauvaises, de même l’intelligence et la bêtise sont réversibles : on peut mettre bêtement son intelligence au service des pires instincts. Quand, d’un mot très fort, Freud pointe le charme de la guerre, c’est pour souligner combien celle-ci obnubile les meilleurs esprits ; une grande intelligence ne protège pas contre ce charme, et les retours inopinés du chauvinisme en ont conduit plus d’un au sacrifice de l’intellect.
Ce sacrifice pourtant, qui marque l’emprise du nous sur le je, montre la vulnérabilité du for intérieur aux passions lourdes venues du collectif et aux déferlantes de la doxa. La guerre « rompt tous les liens »… ? Pas vraiment, et elle pourrait marquer au contraire un certain triomphe d’éros, qui ressoude formidablement le camp des belligérants, et les vertus de la patrie ou de la solidarité, mais dans une économie soudain restreinte, qui s’arrête aux frontières. Cet irrésistible chauvinisme n’est que l’effet, à son tour, des forces primaires de
liaison ou du primat vital, pour chacun, de la relation – concept très large sous lequel se regroupent les trafics, obscurs à penser, du mimétisme, de l’amour, de la croyance, de l’appartenance ou, d’un mot que Freud ne fait ici qu’effleurer quand il évoque Totem et tabou, son grand essai de 1913 où il lui donne une place centrale, de l’identification.
La genèse paradoxale de notre moralité n’est ici mentionnée que pour mémoire ou par allusion, mais l’occasion est toujours bonne d’opposer les raisons de la psychanalyse aux illusions du sens commun. À l’encontre des bien-pensants ou des philistins, Freud ne se retient pas de rappeler les origines amorales de ce que nous appelons trop vite moralité, comme la naïveté de classer les hommes en « bons » et en « mauvais ». La guerre brouille évidemment ces catégories trop simples, en massifiant les hommes : en les faisant dépendre plus étroitement les uns des autres, ou, précise ici Freud, en détruisant notre for intérieur pour externaliser violemment notre âme. La guerre nous rend suivistes, prévisibles ou déterminés – embedded, comme on dit aujourd’hui des journalistes chambrés par les militaires sur leurs théâtres d’opération. Les mille nuances du monde intérieur et de la vie morale de chacun se trouvent par la guerre écrasées, rabattues sur un bien, et sur un mal, soudain évidents et communs ; en nous incorporant, en nous identifiant les uns aux autres, la guerre nous simplifie. C’est sur ce point, si nous approfondissions ces remarques, que le cadre d’explication disposé par Freud révèle son insuffisance et ses pièges. Tout cet article de 1915 se déploie en effet sous l’autorité du premier dualisme pulsionnel mis en avant par la psychanalyse, celui d’une libido du moi versus une libido d’objet, comme notre texte le rappelle au passage : c’est éros, défini comme force de liaison, qui transforme la bête brute égoïste en être social, c’est-à-dire altruiste. La libido d’abord ou bêtement investie sur le moi nous simplifie, et nous péririons de ce narcissisme si éros ne nous compliquait la vie en nous ouvrant ou en nous liant à d’autre sujets. Or, transposons à la guerre et à ces grands ou méta-sujets que sont les états qui s’y affrontent : l’homme des Lumières, capable de goûter ou de reconnaître partout chez les autres sa propre culture, vivait au comble de l’ouverture érotique ; la guerre en revanche, en renforçant et en exagérant ces forces érotiques de liaison qui nous identifient à nos « semblables », précipite la catastrophe du chauvinisme et la défaite de la culture précédente. Davantage de liaison, d’éros par conséquent, ramène à l’égoïsme collectif de l’exaltation patriotique, aux joies villageoises, aux jouissances primaires de l’appartenance, au crétinisme communautaire…
Non seulement cette liaison ou cette identification « érotique » détruit le for intérieur du guerrier, mais elle effondre également le forum international dont le voyageur éclairé faisait ses délices ; au comble de leur Bindung, le contraire de la Bildung et des romans de formation des Lumières, les patriotes embedded dans leur nation en guerre s’éprouvent frères sans doute, mais au prix d’une polarisation délirante de l’amour et de la haine, des « bons » et des « méchants » fermement identifiés selon qu’on se tient du bon ou du mauvais côté de la
frontière. La liaison érotique nous complique, certes, mais jusqu’au point où, retournée en identification trop massive des hommes entre eux, elle simplifie dangereusement ses sujets. Entre ceux-ci, l’amour ne circule jamais mieux que là où il est garanti et comme scellé par la détestation commune d’un ennemi fortement ciblé. Donnez-moi une bonne guerre et je vous ferai une bonne nation, dit la géo-politique bismarckienne héritée du discours de la guerre hegelien. Donnons-nous un bon ennemi à haïr pour cimenter notre « fraternité »… Freud n’échappe pas à ce cadre ou à ce berceau idéologique allemand, quand il spécule ici sur les enchevêtrements de l’amour et de la haine, sur les origines immorales de la morale qu’illustrerait aussi la genèse généralement sanglante des nations. Or, ce motif capital de l’hainamoration est mis en œuvre de deux façons différentes par la psychanalyse et par la guerre. Celle-ci ne montre pas l’ambivalence génétique du sentiment amoureux, mais plutôt un jeu de bascule : nous aimons ici (le proche) à condition de fortement détester là-bas (le lointain) ; ce qui demeure diffus ou mélangé dans l’affect ordinaire saute aux yeux ou devient pur avec la guerre qui désintrique l’amour et la haine.
D’où, à ce point du raisonnement, plusieurs difficultés : quel est cet éros qui tantôt produit la culture ouverte des Lumières, et tantôt les étuis mortifères des nations en guerre ? Comment fonctionne l’identification, qui tantôt respecte et tantôt extermine ses sujets ? Comment qualifier ces guerres qui ne nous dés- illusionnent qu’en nous re-mystifiant, parfois jusqu’au délire ? Sur plusieurs points cruciaux de ces deux textes qui voudraient poser de fermes partages, nous sentons que le cadre théorique manque de consistance, et que l’argumentation de l’auteur vacille. Freud se plaît à retourner brillamment les fausses évidences du sens commun : il y a de la haine dans l’amour, de l’hypocrisie dans la culture, de l’immoralité aux racines de la moralité, etc., sans mesurer à quel point ses propres concepts « jouent ». Il tentera d’y remédier bien sûr, en remaniant avec « Au-delà du principe de plaisir » (1920) son premier dualisme pulsionnel, auquel il substituera celui d’éros et de thanatos, des pulsions de vie versus les pulsions de mort, sans échapper sans doute à de nouvelles contradictions.
Le texte intitulé « Notre rapport à la mort », tout aussi spéculatif, aiguise les paradoxes précédents, donc le charme indéniable exercé par la psychanalyse, autant que, si nous persistons dans notre désir d’y voir clair ou de ne pas nous faire avoir par elle, notre perplexité. Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face, énonçait La Rochefoucauld, maxime spécialement adaptée au traitement par chacun de sa propre mort, nécessairement fictive, notoirement inenvisageable, comme Freud commence ici par le développer : la mort, ça n’arrive qu’aux autres… Nous touchons donc avec le sujet de « ma mort » aux limites de l’exercice appelé représentation, et à plusieurs figures de l’esquive, ou derechef de l’illusion. La guerre a justement le mérite, sinon de détruire tout à fait cette illusion pour le coup vitale, du moins de nous forcer à mieux réaliser ; parce qu’il fut, largement plus que les précédents, bouleversé par les guerres – et par des guerres totales – le XXème siècle fut aussi, comme le résume
Alain Badiou, marqué par la passion du réel. Or seul le réel a du goût – qui commence avec le dégoût. Et c’est pourquoi, argumente Freud non sans paradoxe encore, ce réel ou cette guerre rendent la vie plus intéressante, en lui redonnant « son plein contenu ».
Cette réflexion morale sonne incontestablement juste: les splendides débordements d’éros ne s’accomplissent jamais mieux qu’aux troubles frontières de thanatos ; et la plénitude de la vie côtoie sa propre destruction. L’illusion qui nous protège des représentations de l’insupportable mort nous retient de savourer pleinement l’acte de vivre. Il faut donc imaginer une économie de la vie qui passe par la mort – ou par la guerre, selon une dialectique familière en philosophe depuis Héraclite ou Hegel. Le dernier mot du texte, si vis pacem, para bellum / si vis vitam, para mortem, consacre ces deux détours comme une ruse essentielle de la vie. Hegel posait dans la mort le maître absolu ; Freud y décèle aussi un des moteurs de nos jouissances.
Comment entendre pourtant, ici transcrite à la chute du texte, cette suggestion de « vouloir la vie » ? Et d’une volonté mise au conditionnel ? La vie, ou notre volonté de vivre, n’est-elle pas l’inconditionné même ? Le donné absolu, ce que nous n’avons ni à vouloir, ni à demander ? – puisque nous sommes « vivants ». À cette injonction de vivre, chacun dose cependant sa réponse selon différents degrés. Freud semble nous inviter sur ce point à un sursaut, ou à un meilleur vouloir-vivre, en tirant une psychanalyse qui s’appuyait au passage sur Hegel dans les parages de Nietzsche : tant que nous vivons dans la dénégation de la mort, nous cultivons l’illusion ou un ressentiment qui nous condamne à une vie pauvre. Celle-ci s’enrichit en revanche par le détour des fictions, qui nous font passer par la mort des autres, ou éprouver la nôtre a minima et par procuration. L’art apporterait donc des ressources obliques de représentations ou de « rapport à la mort » capables de contourner l’interdiction posée par la maxime de La Rochefoucauld. D’où ce nouveau paradoxe de la fiction romanesque-artistique contre l’illusion. Ce sont les fictions qui nous réveillent du sommeil de vivre, les fictions aussi (Œdipe, Hamlet, Gradiva…) qui nous préparent à la psychanalyse – ou à une conception moins philistine de l’existence.
Freud quitte ici le sol positif de la science qu’il rêve par ailleurs de fonder. On le sent, au fil de ces deux courts essais, fier de la supériorité morale de la psychanalyse, qui n’est pas seulement une médecine de l’âme, ou des individus, mais qui peut provoquer une percée anthropologique, et un saut majeur dans la culture : un ressaut de la culture contre elle-même puisque celle-ci, dans son acception commune, engendre des hypocrites ou des naïfs. Freud lie dans ces textes le progrès de la vérité avec le dévoilement d’une vie supérieure, mais cette vérité, ou cette désillusion, n’est pas d’ordre scientifique ; ou du moins, cette science assez paradoxale qu’il élabore renoue avec le fil des fables qui ont dit vrai contre les illusions de la culture. Ce terme même d’illusion aura, dans les textes de Freud, un certain avenir, quand il l’accolera à la question de la religion. Laquelle nous montre qu’on ne tue bien que ce qu’on remplace. Et
souvenons-nous aussi de Leopardi : « Il più solido piacere di questa vita è il piacer vano delle illusioni »… Ce chemin analytique de la désillusion prônée par Freud aurait en effet moins de charme s’il n’apportait son lot de mirages consolants. Il serait aujourd’hui assez facile de montrer, à la suite de Wittgenstein et d’autres philosophes (notamment le considérable dialogue entretenu par Derrida avec Freud), que la psychanalyse ne nous démystifie qu’en nous mystifiant autrement ; qu’elle n’est pas structurée comme une science mais plutôt comme un mythe, ce qui n’enlève rien à ses effets singulièrement puissants de catharsis et de connaissance. En étayant son effort théorique sur des fables, et en rendant hommage ici et là au génie de ses devanciers artistes et poètes, Freud travaillait moins aux fondations d’une science qu’il n’écrivait une méta-fable – au charme irrésistible.
* Daniel Bougnoux, philosophe, est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels Le Fantôme de la psychanalyse, critique de l’archéologie freudienne (Ombres/Presses universitaires du Mirail, 1991), et La Crise de la représentation (La Découverte, 2006).
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