La philosophie au défi

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Proposé par L’Association Décoïncidences, isssue des travaux de François Jullien que j’ai régulièrement chroniqués sur ce blog, un colloque se tiendra au Centre Jules-Vallès, 72 avenue Félix-Faure Paris XV,  le vendredi 17 mars après-midi et le samedi 18 prochain, intitulé « Que coopèrent philosophie et littérature ». J’y prononcerai le propos suivant.

Présentation résumée : François Jullien a relevé souvent que les péripéties et l’acte de vivre étaient mal pris en compte par la philosophie, et que c’étaient la littérature, et singulièrement le roman, qui en recueillaient le traitement. La philosophie progresse par concepts, pourvoyeurs d’une meilleure  connaissance ; le roman par la création d’intrigues et de personnages, avec lesquels nous entrons en connivence ; la première vise l’universel, le second explore des singularités et descend à l’intime ; la philosophie est dialectique, le roman dialogique (voire carnavalesque, au sens de Bakhtine) ; au surplomb théorique d’une transcendance qui fait l’orgueil de la philosophie, le roman préfère l’immanence, et des développements in medias res. Et si l’on y cueille de fortes pensées, celles-ci ne dominent pas le récit, mais se trouvent étroitement situées dans la bouche d’un personnage. Etc…  En bref, un grand roman (comme le sage selon François Jullien) est sans idée. Mais il nous laisse « pensifs ».

Ma propre vie a bifurqué, peu après l’agrégation de philosophie, avec la lecture fortuite de Blanche ou l’oubli d’Aragon ; cette conférence essaiera de dire comment cet auteur a remplacé pour moi une préférence d’abord donnée aux philosophes.

La philosophie au défi

Longtemps les romans sont restés pour moi lettre morte. Aux alentours de mon agrégation (1969), j’étais gorgé de philosophie. Assidu aux cours de Derrida, je me rappelle comment son enseignement, pourtant, en généralisant le concept d’écriture, aurait dû m’ouvrir des passerelles – mais non, j’étais dominé par le prestige des systèmes au programme (en ce temps-là pour moi Spinoza, Hegel), dont je mettais les discours bien au-dessus du plus attachant des romans.

J’ai raconté dans La Confusion des genres (Gallimard coll. « L’un et l’autre » 2012) comment, en juin 1970, la lecture fortuite de Blanche ou l’oubli par désoeuvrement sur une plage de Tunisie bouscula violemment mon échelle de valeurs, et me réorienta : j’y trouvais en effet ou y reconnaissais tout le Lacan-Derrida-Foucault et la « linguisterie » dont j’étais alors farci, mais portés par une langue incandescente, par l’écriture incomparablement souveraine d’Aragon. De cet auteur (dont j’appréciais déjà la poésie), j’ai, de ce jour, voulu tout lire. De fil en aiguille, cette fréquentation me conduira vingt-cinq années plus tard à composer l’édition de ses Œuvres romanesques complètes dans la bibliothèque de la Pléiade (cinq volumes). Aragon ne m’a plus quitté, il fut mon université.

Dialogique plutôt que dialectique

Non, le roman ne se résume pas aux anathèmes prononcées contre lui par Breton (réussite dans l’épicerie…), et il peut constituer ou réaliser la « suprême synthèse intellectuelle » selon le mot de Kundera, à propos du XVIIIe siècle et de Diderot en particulier. Roman désigne un adieu aux (faux ?) prestiges d’une philosophie supprimée mais englobée par lui ; le roman peut accueillir toutes les pensées, autrement tissées (horizontalement ou dialogiquement, dans l’immanence des voix croisées) : « le roman, c’est le langage organisé pour moi. Une construction où je peux vivre » (Blanche ou l’oubli, édition Folio page 150). Le texte de « La Fin du Monde réel », contemporain de Blanche, lie étroitement le roman à la conscience, au langage, donc à l’habitation si l’on songe au Heidegger de Bâtir, habiter, penser : « Je tiens le roman pour un langage (…) extrêmement ambitieux. (…) Une machine (…) à transformer au niveau du langage la conscience humaine ». Car le roman – mieux que le poème ? – permet de toucher « à la formation de la conscience dans l’homme » (pages 294-302 des ORC XXVI).

Or cette conscience n’est pas surplombante. Nous lisons par exemple, dès Le Paysan de Paris (un ouvrage « dont Platon fera les frais », dit une lettre de son auteur à Jacques Doucet en 1925), que la conscience romanesque est une descente : « Descends dans ton idée, habite ton idée, puisatier pendu à ta corde » (« Le Songe du Paysan », je souligne)… Le roman proteste contre l’achèvement des formes idéologiques, contre une pensée par concept qui voudrait s’ériger en monologue et parler d’une seule voix. Le roman est au contraire dialogue, ou dialogisme pour le dire avec Bakhtine, et Kundera. Il commence et se déroule in medias res ; la conscience romanesque est par définition croisée, embarquée, voire enlisée dans une immanence indépassable. Et si l’on y rencontre la moindre idée, elle ne descend pas de l’auteur mais apparaît située, soutenue par un protagoniste de l’histoire. Un grand roman (un grand poème) sont sans idées, comme le sage selon François Jullien – mais ils donnent à penser, ou nous laissent pensifs.

Le récit romanesque ne fait pas débat, et s’avère faiblement conducteur d’idéologie ; il ne produit pas de thèses mais des personnages et des affects, il explore avec une sensibilité animale la chair frémissante du monde, et nous invite à refaire l’expérience jamais refermée des passions. Un roman, idéalement parlant, ne devrait parler que le langage de ses personnages, comme dans Les Voyageurs de l’impériale ces conversations entre joueurs du casino, inintelligibles au lecteur s’il ignore les règles du baccara. Et c’est pourquoi il arrive à l’auteur de dire que le roman ne se résume pas, ne s’explique pas : « Il n’y a pas de préface possible à Blanche, comme il n’y a pas de préface à la vie. Une préface à Blanche ne serait que le livre tout entier répété. Sans en passer un mot. À vrai dire, tout essai d’introduction à ce livre demeure tentative dérisoire. »

Qui va le plus loin, du philosophe qui invente par concepts une différente vision du monde, ou du romancier qui crée des personnages ? Car ceux-ci, quand ils existent vraiment, apportent aussi une façon singulière et irréductible de voir le monde. Issu d’une « impuissance acquise d’abstraire » et inapte au logos, le roman réside bien aux antipodes de la philosophie, dont Aragon refusa toute sa vie les facilités de langage. S’il n’est de science que du général, et qui se définit comme « langue bien faite », il n’y a de romans qu’à partir d’individus qui entrechoquent leurs désirs et leurs points de vue dans un pluriel irréductible, sans promesse d’unité ni horizon de réconciliation. La langue, ou plutôt les paroles y demeurent en procès, en dialogues croisés – croisement, maître-mot de l’œuvre d’Aragon. Même le métalangage des préfaces et des essais critiques est repris, et comme emporté chez lui par la pulsion narrative ou la « volonté de roman ». Le comble fut atteint avec l’entreprise paradoxale de La Défense de l’infini, dont la fragmentation insurmontable devait conduire à l’orgie finale de quelque gigantesque bordel, « un ouvrage hybride et partout divergent », « des centaines de pages… couvertes de cris et d’écritures, racornies au bord, ici et là froissées, sales, recollées, grouillant de mots impurs, de ratures, d’intrus, d’ivrognes, de putains, de collages… ».

Le roman conçu comme le plus accueillant ou débordant des genres absorbe tous les autres, dans l’orgie des paroles. D’où l’ambiguïté du différend qui oppose sur le roman Aragon au groupe surréaliste, car il est d’accord avec eux pour condamner les romanciers trop sages – Balzac, Proust… – infidèles au concept que lui s’en fait, et qui touche à une défonce de l’infini. « Le roman commence où la règle est bafouée, la loi hors de jeu ». L’insubordination romanesque brouille tout effort analytique, tout surplomb scientifique : n’allons pas rêver d’une science du roman, c’est au contraire dans les lacunes et les marges de la science (historique, sociologique, linguistique ou psychanalytique) que le roman s’abrite et prolifère. Roman nomme le métaniveau indépassable de tout effort de pensée. Du même coup, la création romanesque s’exerce au bord de sa propre destruction. Une pulsion centrifuge disloque les grands romans, dans un brouillage abyssal du sujet (aux deux sens de ce mot, qui écrit ? Et que nous raconte-t-il au fond ?).

La déconstruction, affirmait Derrida, c’est qu’il y a plusieurs langues, voire une infinité. Dans le roman proustien par exemple, autant de langues que de personnages. Donc autant de points de vue, autant de mondes en collision (dialogique) sans résolution dialectique, ni le surplomb théorique d’une traduction ou d’une vision en clair. Cette pluralité des mondes culminera chez Aragon dans Les Communistes puis La Semaine sainte, deux niveaux de prolifération que l’auteur ne dépassera plus. L’intrigue bouillonne au bord d’un chaos qui pourrait l’anéantir. Il appartient donc aussi au roman, comme Aragon dira plus tard de la poésie, de nous montrer l’envers du temps, passages à vide, héros ou personnages velléitaires, désirs inaboutis ; le récit maraude dans les marges, les manques et les silences de la grande Histoire telle qu’elle s’enregistre et s’impose à la mémoire des hommes. Le roman fait remonter à la lumière du récit les temps morts de la très petite histoire, le fond sous les figures, la tourbe ordinaire des hommes et des jours. Les non-événements qui tissent la trame des Voyageurs, d’Aurélien ou de Blanche ou l’oubli constituent l’envers de ce journalisme auquel dans le même temps Aragon s’adonne avec passion. De même Flaubert, que Blanche ou l’oubli citera avec prédilection, montrait par ses romans le tissu morne des existences, la province, la bêtise, l’ennui de ceux qui vraiment ne font rien. Et c’est à nous d’en tirer la morale : qu’auraient dû faire Pierre Mercadier, ou Aurélien, pour ne pas échouer ? Et où sont les héros positifs, Armand Barbentane ? Pascal Mercadier ? Bérénice ? « La bêtise consiste à conclure », disait déjà Flaubert.

Roman inachevé et antilogos

 Le roman est donc l’ennemi de la clarté, et des douteuses « explications de texte » chères aux scoliastes ou aux professeurs, dont l’auteur du Libertinage s’est depuis longtemps démarqué, en se réclamant du « parti du mystère et de l’injustifiable ». L’incomplétude cognitive propre au roman conduit l’auteur à définir sa parole comme énigme (conformément au ainos grec), ou à affirmer qu’écrire revient à fixer des secrets. L’écriture demande donc moins à être expliquée que développée.

Antilogos, le roman ne dit pas la vérité ni ne prétend à la science, fût-elle historique. Et rien n’éclaire mieux le provocant exergue de La Semaine sainte (« Ceci n’est pas un roman historique (…) les droits imprescriptibles de l’imagination »), à rapprocher d’un texte paru dans France nouvelle un an plus tard : « Il n’y a pas, à proprement parler, de vérité romanesque. Il y a une vérité historique, voilà le chiendent ». Le drame de cette conscience embarquée vouée à l’immanence s’aiguise dans deux romans de guerre, eux-mêmes « inachevés » ou qui peinent à conclurent, Les Communistes puis La Semaine sainte. L’engagement militaire pose au romancier un problème majeur, comment raconter du dedans ou d’en bas, comment couvrir le théâtre des opérations à partir du seul regard de ses protagonistes ?

Les historiens n’ont pas ce problème, qui racontent toujours après-coup ; les combats vécus par la conscience obtuse du fantassin ou du cavalier dans une histoire en train de se faire, in statu nascendi, demeurent en revanche incompréhensibles, voire monstrueux. Le bruit et la fureur de la guerre brouillent irrémédiablement tout regard qui voudrait dominer la bataille. Les prérogatives de l’individu s’y trouvent mises à mal, mais ceci se dirait aussi de l’amour qui, autant que la guerre, renvoie l’individu à son incertitude radicale, à sa dépendance vitale, à sa contingence nue.

Comment s’orienter à travers le bruit et la fureur d’événements incompréhensibles ou d’une histoire (Histoire ?) en train de se faire ? Le roman semble vital pour comprendre quand même, et le peintre ne procède pas autrement, comme Géricault en fait réflexion aux dernières pages de sa chevauchée : « Peindre c’est mettre de l’ordre. Vivre aussi ». La Semaine sainte occupe un point d’équilibre précaire avant une écriture de la débâche caractéristique de la dernière période ; Aragon y explore particulièrement l’envers du temps, les micro-événements ou le tissu interstitiel de l’errance, des douleurs et des rêves des hommes menés et enlisés qui font l’Histoire sans pouvoir la connaître. Leurs très petites histoires oubliées ou mal dites au revers de la grande Histoire, les individus avec leurs singularités, leur bizarrerie. À quoi bon des romanciers en un temps de détresse ?

Une vie demande à être racontée, c’est-à-dire mise en mots, en fil, en intrigue. Transformée en un personnage identifiable, nommé. Que de noms dans La Semaine sainte, sauvés de l’indistinction, repêchés dans la tourbe grouillante d’une armée en fuite ! Ces personnages ou ces intrigues, dans la mesure où ils m’intéressent, suscitent en moi une envie : leur vie une fois racontée semble mieux accomplie, et cet accomplissement nourrit une nostalgie. Ma propre vie n’a pas cette plénitude ou cette aura de la chose écrite, ce tranchant. Comme on aimerait enrichir ainsi sa vie en la racontant, par le détour des fables !

Quel réalisme ?

L’histoire autant que le roman relèvent de la catégorie du récit, ou de la mise en intrigue. Ce n’est donc pas aux historiens de soupçonner l’objectivité de tel romancier au nom de leur surplomb historique, mais aux romanciers de pousser assez loin leurs narrations pour révéler dans toute histoire possible un roman, et sous le masque de l’historien l’activité moins avouable du mythographe. Telle sera du moins, en 1963, la définition lapidaire donnée dans le lexique du Fou d’Elsa : « Histoire : mot français désignant dans tous les pays du monde une justification d’apparence scientifique des intérêts d’un groupe humain donné par le récit ordonné et interprété de faits antérieurs ». On sait que cet immense poème fut notamment écrit pour combattre et redresser une histoire racontée jusqu’à lui du point de vue des vainqueurs ; avec quelle passion Aragon y reconstitue le contre-champ, comme disent les cinéastes, du monde et de la vision des vaincus, et y chante la grandeur de cette civilisation arabo-andalouse si méconnue au moment de la guerre d’Algérie ! En démantelant le point de vue dominant, en prenant à revers l’histoire des historiens, le romancier ne démonte pas seulement les intérêts de classe, le chauvinisme naturel et les inavouables solidarités qui orientent les mille et une façons de raconter l’Histoire ou les histoires ; il mine la prétention de cette discipline à se hisser au rang impérial de la science, et il assimile finalement l’historien à sa propre corporation : les romans n’ont pas à être historiques, ce sont les historiens qui écrivent, quoi qu’ils en disent, sous l’empire du roman, ainsi sacré archi-genre et horizon indépassable de tout récit.

Dans ces romans dont Aragon s’est fendu, lui-même dédouble son énonciation, par exemple quand il affirme (à « La Fin du Monde réel ») « désespérément croire », écrivant donc pour les croyants comme pour les victimes de la croyance, selon un double-entendre ou une contrebande renouvelée qui font le charme et la complexité de ses derniers romans. Les années cinquante ont vu l’essor du « Nouveau roman », de l’ère du soupçon et d’une « linguisterie » (comme dit Lacan) triomphante, mais aussi pour Aragon de la déstalinisation, qui précipite le naufrage des croyances dures et d’un marxisme identifié à une science acquise. Qu’arrive-t-il au réalisme, synonyme de mise en perspective positive (avec Hugo, Courbet, Zola ou Lampedusa…) et de devenir révolutionnaire, quand un certain avenir, en 1815, en 1940, en 1492, se brouille ou s’éclipse ? Il arrive La Mise à mort, et des romans de déconstruction relayant les romans d’édification. Des textes à l’énonciation virevoltante, et déhiérarchisante ; le carnaval narratif éparpillera au-delà de toute convergence possible les points de vue, chacun voyant l’Histoire à sa porte sans réconciliation, sans panorama ni horizon commun d’appartenance.

Par le collage, l’intertextualité, les marques de l’énonciation et d’incessantes irruptions d’auteur, Aragon complique à plaisir l’esthétique précédente, au point que socialiste ne rime plus avec réalisme ; le réalisme, dans Blanche ou l’oubli, devient de comprendre par retour amont ou pliage auto-référentiel « comment cela marche une tête »… Le genre romanesque accomplit la suprême synthèse intellectuelle en s’affrontant aux ultimes questions, mais en empruntant la puissante centrifugeuse d’une esthétique carnavalesque chère à Mikhail Bakhtine, qui congédie les vertus organisatrices du réalisme socialiste, dont la première version des Communistes avait donné une illustration trop doctrinale ou rigide. Privilégiant désormais une narration ouverte dont l’Histoire se retire au profit des histoires, Aragon revendique fièrement ces « mensonges » dont ses détracteurs l’accusent, et l’oxymore du mentir-vrai peut clore le cycle réaliste socialiste du Monde réel, et ouvrir sa troisième période. Dans son discours de réception de janvier 1965 à l’Université Lomonossov, qui vient de le faire « Docteur honoris causa », l’orateur rature l’ancien réalisme socialiste au nom d’une « petite découverte linguistique. (…) J’ai été amené à penser que cette formule [le mentir-vrai], d’aspect paradoxal à première vue, constituait en fait une excellente définition du roman ».

Belle façon de suggérer que le romancier, en remplaçant la connaissance par la connivence, la dictature du concept par les mille passions de l’empathie, le télescope par un microscope qui plonge à l’intime, rachète les promesses jamais tenues de la philosophie. Le poète selon Mallarmé « rémunère le défaut des langues », notre auteur avec le « mentir-vrai » rémunère les défauts du militant. Comme le romancier ceux de la philosophie.

6 réponses à “La philosophie au défi”

  1. Avatar de Aurore
    Aurore

    Bonjour, en ce dimanche de mars qui pleure et qui rit!

    Est-ce franchement bien sérieux que d’écrire un commentaire sur ce billet qui sera lu, à la tribune, en fin de semaine, dans une salle à Paris où ne viendra s’asseoir aucun manifestant qui demande la retraite avant l’arthrite.

    Peut-on dans le peuple entrer en connivence avec ces gens, là-haut, qui parlent dans le micro?

    Marianne et Gavroche, sortis du ruisseau et relevés de terre, peuvent-ils laisser « pensif » celui qui a fait ses humanités dans le roman d’Aragon? Trait d’union impossible quand en bas on ne fait pas de livres et qu’en haut, on est dans le coup, avec force caméras autour de ce petit monde. Tiens, puisqu’on parle cinéma, cher Monsieur not’maître, il me semble que « contrechamps » s’écrit en un seul mot, à l’inverse de contre-chant. Vérifiez, mon bon Seigneur, et si je me trompe, eh bien, je serai à l’amende, palsambleu!

    Allez « décoïncidons »! Oui da, mais pour faire quoi, au juste? Parler de vérité romanesque ou des fleurs et des légumes du jardinet d’à côté? Oui, la vie est un roman quand on s’écarte dans un pas de côté ou pas au delà. Geste haptique pour oser aller au fond de la piscine de l’intimité. Et il n’y a qu’un certain silence qui puisse en parler en termes voilés et donner du relief à ce réel profond.

    A des parsecs des campus, des thèses et des masters, un jour, une petite lettre manuscrite de J.Derrida remise par le facteur, m’a laissé « toute pensive ».

    Elle dort quelque part dans un vieux grenier où elle vit à sa manière…bleue.

    A l’école de la tête à refaire, comme il est dit dans « La formation de l’esprit scientifique », c’est de troisième genre qu’il est question et ce n’est pas nouveau dira, sans doute, un disciple d’un polisseur de lentilles.

    En mil neuf cent soixante-dix-sept, un grand film américain qui a rapporté plus de 300 millions de dollars de recette dans le monde, titrait sur des « Rencontres ». Cette année-là, le président de la république française écrivait une préface pour nous parler « rencontre ». Humanoïdes de cinéma d’un côté et vision prophétique de l’autre. Effets spéciaux dans les « Rencontres » et fusion de l’esprit et de la sève de l’espèce dans la « rencontre »…

    Cette année-là, l’Eurovision chantait « L’oiseau et l’enfant » et un Emmanuel nous est né, aujourd’hui dans ses lettres « Comme un prêtre dans la mine »

    Imaginons, samedi prochain, avenue Félix-Faure, un passant avec une pancarte où l’on peut lire :

    « Perdre sa vie à la gagner »

    Imaginons un orateur bien endenté qui voit la scène du haut de son estrade et intervertit les lettres de cette inscription sur la pancarte du passant, pour y lire cette anagramme :

    « aspire à la grande grève ».

    A cet intervenant qui regarde par la fenêtre, j’aimerais lui poser la question :

    « Un enfant jouant sur cette plage peut-il encore, émerveillé, découvrir quelques brillants coquillages devant un océan inexploré et mystérieux, qui ne soient pas des perles d’illusion? »

    Si la vie est un roman, il ne messied pas de percer ou débrouiller son secret qui gît dans ce « lieu de nous où toute chose se dénoue » (Aragon, la confusion des genres, page 132)

    Je viens de lire le paragraphe VI du chapitre VI du livre de Monsieur Jullien « De la vraie vie » où il n’est pas tendre avec les faiseurs de colloques, « ce simulacre où plus personne ne s’investit », page 178.

    J’attendrai quand même, dans la distance, une réponse de quelqu’un à ma question de dernier Mohican.

    Merci d’avance.

    En toute amitié coopérante.

    Aurore

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Hélas chère Aurore, il n’est que trop évident que nous, professeurs de littérature, mireurs d’œuf ou de concepts, travaillons dans le luxe, et que si la manifestation contre la réforme des retraites passait dans la rue, nos discussions académiques n’en seraient pas dérangées… Faut-il pour autant répudier la culture, se détourner des oeuvres, y dénoncer de la charlatanerie et un égoïsme de caste ? Je m’efforce, de l’intérieur, de rendre ces débats ou ces analyses accessibles à un plus large cercle ; et je participe volontiers à ce colloque particulier, dont le titre touche pour moi un choix important qui a orienté ma vie. Je demeure également fidèle à François Jullien et attentif à ses initiatives, car dans le champ philosophique aujourd’hui en France, je n’en vois pas qui ouvre autant de portes, de pistes : une pareille philosophie je crois nous aide à vivre, et je trouve bon de le faire savoir…

  2. Avatar de JEAN CLAUDE
    JEAN CLAUDE

    François Jullien était à Grenoble le 3mars présente « Rouvrir des possibles »
    d’une clarté étonnante, toute en nuance et en délicatesse autour du concept clé de la décoïncidence

    De passage par hasard ou presque, j’y ai pris grand plaisir et aussi quelques notes.

    La coïncidence comporte deux sens : le celui du hasard et celui de l’adéquation complète. Quand deux personnes se rencontre par hasard dans une ville qu’elles n’habitent ni l’une ni l’autre, c’est une coïncidence. Quand deux personnes expriment le même point de vue, la même croyance, la même idéologie il y a adéquation de pensée il y a coïncidence. Quand deux personnes tombent amoureuses et engagent une vie de couple il peut y avoir coïncidence ou adéquation complète (1+1 =1). Quand une personne est envahie complètement par sa souffrance passé elle est en coïncidence avec son passé.

    Quand deux termes sont en coïncidence, ils sont collés ensembles, on ne peut les détacher. Ce qui les attache est implicite et ne se questionne pas. Pour une personne qui perçoit le monde de façon duale ( blanc ou noir, bon ou mauvais) penser ainsi est implicite. Pour les Occidentaux la pensée occidentale est implicite et ne se questionne pas.

    François Jullien s’est déplacé de la culture occidentale pour s’imprégner de la culture chinoise ( classique). Ce faisant il a produit un écart, une insécurité qui lui a permis de prendre conscience de la spécificité de la culture philosophique occidentale en partant des Grecs jusqu’à aujourd’hui. Cet écart lui a permis de décoïncider, d’engager ou de créer une fissure. Cela permet de sortir de l’implicite et de se questionner, de produire un doute. Ce n’et pas une opposition, ce n’est pas une révolution, ce n’est pas par hasard. Cela crée un écart, une fissure qui permet d’entendre, de percevoir ce qui ne l’était pas. Il produit de l’inouï, du non entendu, autre concept clé de ce philosophe.

    Quand par une décoïncidence judicieuse un jeune couple va sortir de la coIncidence cela va leur permettre d’ouvrir des possibles et que leur amour continue à s’enrichir ne soit pas étale, monotone ou répétitif. L’écart génère la créativité, l’imagination. Un couple devenu mature se percevra comme triple chacun d’eux plus le couple (1+1 = 3). La rencontre pourra se poursuivre de jour en jour. Aucun n’aura fait le tour de l’autre.

    L’artiste se réalise et progresse dans le temps quand il ose sortir de sa zone de confort, de notoriété, quand il se met en danger en quelque sorte. Dans le traitement psychothérapeutique, l’intervenant va provoquer un écart, une décoïncidence entre son passé et son présent ou son futur pour créer une fissure, rouvrir des portes fermées, ouvrir des possibles, des espaces de créativités, de bifurcation. Il ne s’agit pas de réparation mais de bifurcation sur d’autres chemins possibles. En politique, le débat démocratique implique que chaque parti sorte de sa zone de confort (posture idéologique) pour créer un doute, un espace de créativité qui va ouvrir des possibles, des espaces de négociations.

    Et pour le roman alors ?

    Je reste perplexe à toute forme d’étiquetage. Fidèle à la pensée de l’auteur de « il n’y a pas d’identité culturelle », le roman pas plus que la philosophie ne peuvent s’inscrire dans une réflexion dualiste. La dialogique et la reliance imposent la porosité sinon la dilution des frontières, l’apposition et l’hybridation des genres. Il peut exister plus de différence entre les romanciers ou entre les philosophes qu’il n’en existe entre « Philosophie », « Science » et « Religion ». Comment étiqueter notre maître Edgar Morin ? Combien la fiction entre en résonance avec les travaux de recherches et nourrit l’élaboration des théories ? Les deux livres de Naccache : « le cinéma intérieur » et un peu plus difficile à lire « apologie de la discrétion » (entendre discret au sens mathématique) sont bien révélateurs de la puissance de notre imaginaire dans toute élaboration de pensée.

    Merci pour tous ces articles, Daniel dont pour la plupart je ne suis pas à la hauteur d’apporter une quelconque contribution.

    Jean Claude

  3. Avatar de Gérard
    Gérard

    Ah, quel plaisir de vous lire, Madame, Monsieur!

    Le dernier commentaire « serrien » de Jean-Claude, m’incite à prendre la plume pour le remercier d’une part et lui répondre d’autre part, enfin essayer de donner une petite suite.

    Le mot « discret », chez Jean-Claude est un bijou (aucun rapport, je pense, avec le roman libertin de Diderot ou le récit érotique d’Aragon). Il se trouve dans les zones tout à fait supérieures de la pensée, selon un professeur de physique théorique, qui parle de certains discrets intuitifs – et intuitives! – au moins à tels moments privilégiés qu’ils ont connus.

    Ce physicien qui a travaillé avec notre dernier Prix Nobel de Physique a su faire l’écart pour oser s’entretenir avec Ondine, au bord de sa rivière pour allumer, à sa manière, les feux du savoir.
    Discrets, c’est-à-dire « séparés » au sens mathématique du mot et reliés par des signaux qui attestent la non-localisation des micro-objets, ébranlant notre vision quotidienne des choses.
    Faire l’écart, décoïncider comme ils disent maintenant, c’est surtout décider.
    Faire l’effort de…Devenir comme dit notre écossais de Bretagne, Kenneth White, une « figure du dehors ».
    La référence au projet politique français dont parle Aurore, fait mention, en effet, d’un laboratoire qui ne peut être localisé (Préface inédite à « Démocratie française ») où se cherche sans doute une certaine idée civilisatrice, une nouvelle Grèce, d’après l’auteur. Reste à déterminer le « quelque part » de l’allumage de cette idée…
    On pense, bien sûr, au laboratoire de la belle Émilie qui a fait écrire à Gaston Bachelard que « ses mathématiques minaudées vont tout à l’inverse d’une saine formation scientifique ». Madame la Marquise, Émilie du Châtelet, vous connaissez?
    Si tel laboratoire existe dans la nature, je l’imagine bien gardé, difficilement accessible à l’aventurier sensible à ses charmes.
    Cela tient du conte ou du roman, peut-être…
    Quant au roman du roman, comme on dit de la Vie de la vie, de la Connaissance de la connaissance, de la Nature de la nature, avec Edgar, y donner créance, pourquoi pas? Si les faits sont là, on y trouve son compte!
    Pour l’heure, je n’en vois pas le bout…
    Alors, autant s’enivrer du droit de rêver pour rendre naturel le réveil, le réveil dans la nature.

    Gérard

  4. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Faire décoïncider volontairement exige de l effort et de la persévérance pour initier une fissure. La discrétion révèle la brèche, la fracture. Je ne suis pas l autre. Mais quelle intention guide cette volonté de discernement ? A ces deux concepts nous nous devons d associer d’autres par exemple relance et dialogue pour les faire danser ensemble. Effectuer l un et son contraire s impose dans le « penser agir en complexité ». Décoincidence œuvre bien avec reliance. Je viens d en vivre une très belle expérience en suivant le cours et le séminaire de Stanislas Dehaene au Collège de France de cette année. Il y traite de mathématique, de géométrie, d’espaces vectoriels pour modéliser nos états de conscience. En fait cette recherche nous aide à penser comment nous pensons, nous construisons nos représentations mentales, nos fissures et nos singularités. C est un voyage passionnant que je vous recommande vivement.
    Jean Claude

  5. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Petite suite
    La représentation mentale dynamique fondée sur les processus de visualisation est actuellement modélisée par des vecteurs à des milliers de dimensions (degrés de liberté) qui sont condensées pour agir (se mouvoir, decider, penser, etc.) ou communiquer d’une aire cérébrale à l’autre. Par exemple la reconnaissance de visage implique un flux de vecteurs de l’ordre de 50 dimensions ou paramètres d’identification. Ce qui est finalement très proche du fonctionnement de l’IA ou simplement de la modélisation d’une image ou d’une photo en numérique.
    sources https://www.college-de-france.fr/agenda/cours/quel-code-neural-pour-les-representations-mentales
    et pour l’IA : son séminaire : https://www.college-de-france.fr/agenda/seminaire/les-mecanismes-de-intuition-mathematique-chez-les-etres-humains-et-les-machines

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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  2. Incroyable cher M. comme, au dernier mot de ce commentaire, vous faites sortir le lapin du chapeau… C’est de la…

  3. Bonjour ! Un sacré billet qui me rappelle la fin de « L’homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux, citant Spinoza (Éthique, IV).…

  4. Merci mon cher Jacque de vous adresser directement à ma chère Julia ! Je lui signale votre commentaire, car les…

  5. Lettre à Julia Bonjour ! À vous, Mademoiselle, cette épistole, écrite sur écran au fin fond d’une campagne, dans un…

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