L’immanence caractérise et permet de synthétiser les traits qui précèdent. Nous avons vu que l’indice est le signe qui ne dédouble pas le monde (contrairement à la re-présentation) mais qui demeure auprès de lui, chose enclose parmi les choses ; le chasseur-photographe de même est un homme qui se mêle, et qui opère dans la mêlée. Les photos nous auront, de façon incalculable, ouvert et compliqué le ou plutôt les mondes. Mais nous sommes, du même coup, contraints de reconnaître qu’avec la photo nous demeurons entre nous ; il y a plus de choses à comprendre sous notre regard que dans toutes les philosophies ; et ce que nous appelons monde, ou réalité, ne sera jamais que la décision de nos éclairages et la mosaïque de nos points de vue. La bizarre phénoménologie du photographique corrige ainsi l’ontologie, et elle agit comme le rasoir d’Occam en nous débarrassant de quelques idéalités superflues ; elle préfère Héraclite à Platon en nous montrant non l’essence immobile mais la transition, l’accident, l’événement ; non la durée uniforme mais ses moments, ses saisons ; non l’immortalité mais des figures gorgées de temps ; non l’espace isotrope mais ses trous, ses détails et ses failles d’une infinie diversité où le dispositif nous invite sans cesse à descendre : contrairement au philosophe qui décolle vers le concept ou l’idée, un photographe attache, et il épouse la peau du monde.
Il arrive certes que la photo cherche à reconstituer l’idole en nous tantalisant avec la star, la marchandise publicitaire, la séduction inaccessible du luxe ou du nu… Elle mime dans ce cas la peinture, la sculpture, quand sa vocation semble ailleurs, vers l’attache de la figure et du fond, et une saisie fragmentée et partielle des apparences. On a beaucoup parlé d’acte photographique (titre d’un bel ouvrage de Philippe Dubois), il faudrait détailler sa valeur de pacte en vertu duquel, assez inexplicablement, le monde, l’événement ou la chance affluent à la rencontre de certains photographes.
Ce nouveau dispositif clive le régime ancestral des images entre une fonction imaginaire (« intérieure ») où prime le dessein, l’idée ou le rêve, et une fonction indicielle d’empreinte, d’attestation d’une extériorité résistante où fourmillent des détails singuliers. Ce partage correspond, chez Peirce, au rattachement des icônes à la priméité : l’esprit y demeure seul avec ses apparitions, ses fantasmes ou ses phénomènes, et celui des indices (qui impliquent des agents extérieurs) à la secondéité : dans l’indice, la représentation n’est pas seule ni autonome, elle indique et atteste l’intervention d’un autre. Dans la première catégorie de la peinture ou de la figuration classique, chaque trait est soigneusement mentalisé par l’artiste, rien n’arrive à la représentation finale qui n’ait été mûrement pesé par lui ; du côté de la photographie en revanche (image achiropoiète ou « qui ne résulte pas du travail de la main »), l’opérateur fait avec. Le premier, encore, travaille per via di porre, il apporte entièrement la figure déposée sur la toile, le second per via di levare (distinction empruntée par Freud à Vasari) ; cousin du sculpteur, le photographe enlève ou dégage son motif hors d’un magma physique dont l’image finale montre encore le résidu, ou la présence réelle.
En bref, on peut peindre ou dessiner des anges (priméité de l’image ou de l’imagination souveraine, seule avec elle-même), on ne saurait les photographier (secondéité de l’empreinte qui exige un référent ou une réalité extérieure). L’indice ne vient jamais seul, comme l’apprend Robinson découvrant les pas de Vendredi sur le sable. Cette ligne de partage entre les images a d’immenses conséquences pour nos régimes d’information et de représentation en général, mais les premiers photographes l’ont méconnue en s’efforçant, naïvement, de faire la courte-échelle à la peinture.
La photo comme la sculpture, disions-nous, prélève les copeaux de ses images pelliculaires sur les réserves d’un monde toujours déjà-là, sur un fond(s) ou un foncier inépuisablement riche de latences et d’aspects virtuels, offerts à l’œil mécanique. Toute photo se détache et s’emporte sur cette précédence infinie du monde, ou sur ce don originaire. Le photographe fait avec ce don du monde, que son index pointe : Es gibt (Heidegger), « étant donné » (Marcel Duchamp, prince de l’indice et de l’immanence) – ceci.
La querelle de la photographie
Il faut revenir à Baudelaire pour mesurer à quel point, dans les premières décennies de leur existence, les images photographiques auront été insultées. La photo heurtait (ou défiait) frontalement une conception classique de l’art, et un romantisme de l’imagination. Mais pourquoi le « peintre de la vie moderne » et le premier théoricien, toujours cité, de cette modernité manque-t-il le virage capital pris par les images avec Niépce et Daguerre ? Baudelaire s’arc-boute à une vision spiritualiste, ou intérieure, qui fait dépendre l’image de l’imagination, baptisée « reine des facultés » ; celle-ci ne saurait donc se commettre avec une machine ou un artifice technique. Trois griefs résument la querelle du poète envers les nouvelles images : 1. S’il veut garder l’entière maîtrise de son œuvre, qui exprime son monde intérieur ou recueille son âme, l’artiste ne peut qu’exclure le hasard et les supplément techniques ; Baudelaire élève donc une cloison entre le monde intérieur et l’extérieur, entre l’esprit et la technique. 2. Il cloisonne du même coup entre l’œil et l’idée, le regard-peintre est « synthétique et abréviateur » (éloge de Corot), il ne se laisse pas séduire ni dévoyer par l’émeute des détails que le réel, indéfiniment, propose ; le propre de l’esprit est de trier et d’arbitrer souverainement entre ce que Kandinsky, obsédé lui aussi par « le spirituel dans l’art », appellera les ordures de l’extériorité ; là où le monde ou la vision proposent une brassée de données, il convient que l’esprit dispose. 3. Une photographie saisit des tokens (des individualités empiriques, des états singuliers), le peintre comme le poète vise des types (universels idéaux) en gommant le particulier, le détail indésirable. Or l’empreinte photographique, bassement factuelle, échoue à élever le regard. Le grand récit religieux par exemple, traditionnellement soutenu par la peinture, les écritures ou le chant, n’a rien à gagner aux arrangements pictorialistes : autour de 1860, les photographes qui s’affairent pieusement à reconstituer une fuite en Égypte, ou Saint Jean Baptiste prêchant au désert, tuent l’image sacrée par des détails énergumènes. (Songeons, dans le même registre, à la querelle entraînée par La Passion du Christ de Mel Gibson.) En bref, documentaire par nature, la photo apporte des informations qui ne peuvent que dégrader les monuments de la foi ou de la fiction. La peinture ennoblit le regard et élève le débat, la photo les rabaisse inéluctablement, les pulvérise en petits fragments de vues vraies, mais toujours un peu vaines. Le tableau classique s’élevait à l’idéal par tout un échafaudage de codes, de références ou de connotations textuelles, de symboles ; la photo inflige aux images une brutale dépressurisation symbolique. D’où, entre mille, ce regret exprimé dans une conversation de Jules Michelet et des frères Goncourt : avec le portrait photographique « les gens remarquables ne se distinguent plus »[1].
La même controverse agitera quelques années plus tard le monde éditorial partagé entre la rhétorique noble de la presse à idées (celle qui dit ce qu’il faut penser du monde) et la montée du reportage, avec ses récoltes de petits faits sans importance. Faut-il préférer l’opinion ou l’enquête ? La littérature qui garde le moral, ou une vérité parfois démoralisante ? Dans cette controverse, les jeunes valeurs portées par le regard photographique renforcent cette idée neuve mais encore tâtonnante, et qui peine à trouver sa place dans la culture : l’information.
La photographie est précieuse pour comprendre la guerre que le temps fait au concept, le document à la croyance, l’événement à l’éternité ; ou le token singulier, humain trop humain, au type idéal et au ciel platonicien. Confronté à ce débat, Baudelaire conclut sans appel que la photo ne pourra devenir, au mieux, que « la très humble servante » des sciences et des arts. L’avenir commence toujours en mineur, en minable. Mais mineur est aussi ce qui mine. En 1859, la jeune taupe photographique creuse des galeries qui ne vont pas tarder à bouleverser le paysage. Tant que l’imagination, avec Baudelaire ou Kandinsky, demeurait posée comme une faculté intérieure, spirituelle, non contaminée par les artefacts techniques, la photo ne pouvait prendre pied dans l’art, ni celui-ci s’ouvrir à une critique médiologique. Nous voyons mieux aujourd’hui comment la photographie aura traversé, et travaillé, les autres médias en passant du rôle de « très humble servante » à celui de modèle ou de paradigme, au point, pour le dire avec Philippe Dubois ou Rosalind Krauss, que la question n’est plus de savoir si la photographie est un art, mais de comprendre comment une bonne part de l’art, au fil du XXème siècle, est devenu photographique, en court-circuitant un régime ancestral de représentation, en déclassant nos scènes.
D’Arago à Aragon : usages scientifiques, surréalistes, réalistes
Considérons, pour retrouver ce choc, un événement comparable en mineur, l’invention du collage en peinture autour de 1910, et les commentaires que cette « critique de la palette » suscita du côté des surréalistes, et singulièrement d’Aragon. Le collage en effet, défini à propos de Max Ernst par le « conflit des éléments disparates quand ils sont réunis dans un cadre réel où leur propre réalité se dépayse », renverse plusieurs traits essentiels à l’ancien paradigme de la peinture : « la personnalité, le talent, la propriété artistique, et toutes sortes d’autres idées qui chauffaient sans méfiance leurs pieds tranquilles dans les cervelles crétinisées » ; en bref, « l’exemple de Duchamp (…) aura mis mal à l’aise toute une génération, et peut-être aura tué de honte bien des tableaux qui allaient gentiment se peindre » [2].
Cette trouvaille du collage, riche d’affinités avec l’esthétique surréaliste du choc et de la rencontre, démarque et renouvelle celle de la photographie : le collage combine des éléments pauvres et déjà là ; « ready made », il proclame un art qui a véritablement cessé d’être individuel, un art dont l’opérateur ne fait pas, par divine table rase comme le peintre, mais fait avec. Il rejoint un certain automatisme, proche des écritures du même nom, et il enregistre surtout la poussée d’un réel extérieur, qui ajoute à la représentation un contact physique… Le collage trouble-fête pénètre dans le cadre comme le virus du réel, il altère la pureté rêvée du regard, il conteste l’autonomie de l’œuvre avec elle-même, ou son idéalité auto-proclamée ; il ouvre le regard à une plus large confrontation, à un commerce moins pur – remplacez, dans ce qui précède, collage par photographie.
J’aurais aimé plonger ici plus avant dans les textes surréalistes d’Aragon, notamment l’extraordinaire « Passage de l’Opéra » du Paysan de Paris, où l’auteur s’avance équipé de sa distraction méditative et d’un « petit Kodak »[3] ; enchaîner ensuite sur la bataille du réalisme (socialiste) menée par ce même auteur, et la réflexion exigeante par laquelle il critique la « théorie du reflet » (où le comparant photographique fait figure de repoussoir) – mais nous manquons de temps et il est urgent de conclure.
Le réalisme, l’indice, l’immanence, l’automatisme de la machine dont l’« inconscient » court-circuite notre intentionnalité…, m’ont semblé dessiner un système de paramètres et de valeurs aimantées par la « démocratie ». La question de l’indice est capitale (et décapitante pour les transcendances symboliques) ; apporter de l’indice, c’est mettre de la chaleur et ajouter du corps. Point bas de la pyramide sémiotique, l’indice énergumène joue un rôle d’attracteur vis-à-vis des formes hautes (iconiques, symboliques), plus élaborées mais plus fragiles. Une communication riche en icônes, et a fortiori en indices, aura toujours plus de succès qu’un message purement textuel (une conférence enrichie de « visuels » s’écoute mieux qu’un discours sans projections d’images). La photo, comme le Witz, apporte à la communication un plaisir d’épargne.Et si la démocratie correspond au gouvernement de la moyenne, on a pu (Bourdieu) qualifier la photographie d’art moyen. Mais nos deux termes, la démocratie, la photographie, méritent surtout d’être rapprochés par ce trait commun : si la démocratie peut se définir comme l’indistinction des gouvernants et des gouvernés, l’indice unit dans sa nature le représentant et le représenté. Une même tension vers l’autoréférence, vers la contingence de la représentation, et vers une immanence égalitaire, s’observe de part et d’autre, et cette convergence m’a semblé bien digne de nous retenir.
[1] Cité par Philippe Ortel dans son excellent ouvrage, La Littérature à l’ère de la photographie, Jacqueline Chambon, Nîmes 2002, page 318.
[2] Aragon, La Peinture au défi (1930, rééd. Œuvre poétique).
[3] Aragon, Le Paysan de Paris (Gallimard, Paris 1926, rééd. Folio page 71).
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