Le chant profond d’Aragon (2)

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Cet élargissement est sensible dans un « poème » comme « Suicide » pour lequel Aragon se contente de signer l’alphabet, mais en y opérant une découpe (le fameux retour à la ligne) où peut s’entendre une certaine respiration résiduelle. Plus sérieusement, car il s’agit d’un chef d’œuvre qui parvient à marier l’expression du désespoir le plus noir à la permanence d’un lyrisme profond (d’une volonté de chant), le « Poème à crier dans les ruines » de La Grande gaîté, écrit en contre-coup de la rupture avec Nancy et de la tentative de suicide à Venise (octobre 1928), alterne les interjections, les phrases nominales (« Aima Fut Vint Caressa / Attendit Epia les escaliers qui craquèrent »), les dissonances et la cacophonie, avec néanmoins le fantôme d’une valse et de persistants alexandrins (au nombre de vingt-sept sur cent-trente et un « vers »), tout un langage de décombres « où voisinent les soleils avec les plâtras » (comme disait pour qualifier sa propre parole l’auteur de Traité du style). Adrien Cavallaro a suffisamment examiné ce sidérant poème, ressassant, piétinant, dans un livre dont j’ai rendu compte ici même, pour me dispenser d’en reprendre l’étude. C’est dans La Grande gaîté, ce monument de 1929 au titre d’antiphrase, élevé à la contre-poésie dans un temps véritablement de détresse, que « se rencontrent les poèmes les plus purement émotionnels que j’aie jamais écrits » (déclare Aragon à Dominique Arban). Et qu’à force de piétiner sa propre mémoire, Aragon dans un sursaut de magnifique éloquence la surpasse.

Mais, sautant une bonne dizaine d’années, venons-en au cycle poétique majeur de la Résistance puis, au sortir de la guerre, aux textes critiques intitulés Chroniques du bel canto, où la recherche et l’affirmation d’un chant majeur se déploie. À quelles fins ?

Il n’est pas vrai, contrairement aux tenants d’iune poésie pure, ou autotélique au sens de Valéry (véritable bête noire d’Aragon), que le texte poétique se suffise à lui-même, tant il demeure ouvert de plusieurs côtés : sur ces fameuses circonstances sans lesquelles on risque de n’entendre aux chansons que les rimes, ouvert aussi aux musiques et à la voix de ses multiples interprètes, car la poésie n’est pas faite que pour le livre imprimé, elle appelle un théâtre, un corps, une mélodie ou la diction du « par cœur »… Le récitant imprime physiquement le texte en lui ; de leur côté les compositeurs, qui ne cessent après Ferré, Ferrat ou Léonardi de mettre Aragon en musique, réussissent un tour supplémentaire d’interprétation qui semble parfois relever de la magie. Cette attraction par le chant, assez unique dans le cas d’Aragon, pose plusieurs problèmes très spécifiques qu’il convient d’examiner.

Un certain inassouvissement primaire nourrit probablement la pulsion du chant. Il peut s’agir de réparer des contacts rompus, ou un corps morcelé, ou encore de retrouver l’inflexion, déjà recherchée par Verlaine, des « voix chères qui se sont tues  »… De sorte que l’amour se chante, se met en vers, ou qu’il appelle impérieusement la vocifération mélodieuse comme une preuve orale de lui-même. « Ils étaient la romance l’un de l’autre », précise l’épilogue d’Aurélien.

Le chant répare ou construit le sujet, il l’exalte ; la grande poésie de même doit chanter « les héros et les armes », Arma virumque cano comme dit, citant Virgile, la préface aux Yeux d’Elsa ; le chant poétique redonne confiance et croyance, les vers soutiennent l’action. « Le chant qui est la négation de la solitude poétique », insiste Aragon dans les Chroniques du bel canto. L’hymne ne propose pas une connaissance à distance, il a valeur pratique et non pas historique ni théorique, et il s’élabore au contact des hommes. Son rythme, et l’accouplement de ses rimes, exaltent la croyance et préfigurent concrètement l’utopie d’une harmonie sociale annoncée, à la façon dont le chant signifiait à l’étage individuel et pour le couple amoureux une promesse d’harmonie. C’est pourquoi la Révolution autant que l’amour se chantent, d’un chant facteur de croyance, donc de croissance ; consubstantielle au groupe, au nouage du nous, le lyrisme est la vitamine du corps collectif.

« Toute musique me saisit… » (Le Roman inachevé, page 154) : lui-même semble transi par ses poèmes, chanteur par ses voix traversé. Musicien déconcertant, Aragon suspend parfois ses paroles si précises, et si capables de remuer nos propres élans, au bord d’un silence qui donne également à penser. Dans Le Fou d’Elsa (1963), cet immense poème qui retrace en quatre-cents pages l’agonie du royaume de Grenade en 1492, le Medjnoûn est tombé aux mains des bourreaux ; les policiers aussi ont besoin des poètes, et ils pressent celui-ci de chanter : « Le chant ne s’accommode pas qu’on mente / Le chant disait-il n’est commandement  / Eux disaient Chante on te dit chante / Ils l’ont tant frappé qu’il chanta (…) / Mais eux n’entendaient que les rimes / Ils disaient Chante chante encore / C’était le mois de mouharram / Et par la porte on pouvait voir / Sur le monde noir de son drame / Pleuvoir Pleuvoir Pleuvoir Pleuvoir » (Poésie/Gallimard, pages 319-320).

On vérifie par de telles pages à quel point l’érotique, la poétique et la politique tournent chez Aragon dans un cercle : le chant berce et entraîne, par-delà tout réalisme ; il re-dynamise le corps individuel autant que social : « Pour un chant (national) » donne son titre à un poème des Yeux d’Elsa adressé en août 1941 au poète Alain Borne, par lequel Aragon résume alors son art poétique et son programme. Ce chant n’est jamais plus fort qu’à l’époque de la France en morceaux, quand il permet à l’individu autant qu’au collectif de se réapproprier et d’incorporer l’objet perdu.

Force de mémoire par sa métrique et sa sémantique, force vitale de cohésion (nationale, révolutionnaire autant qu’amoureuse car le couple mais aussi le pays, la patrie, le parti, les lendemains ou l’action partagée…, également se chantent), ce chant marque l’Histoire et le territoire, où il est promesse de communauté. Ou mieux que promesse, évidence du lien et actualisation de l’être-ensemble. Au niveau amoureux par exemple, les premiers chants du Crève-cœur disent les amants séparés, et cette plainte lyrique semblerait conventionnelle si à travers celle-ci ne sourdaient d’autres déchirures… Et dans La Diane française, quelle meilleure façon de remembrer le territoire national, et d’en faire chanter chaque parcelle, que de recoudre pièce à pièce le quilt sonore des toponymes et noms de pays (« Le Conscrit des cent villages ») ?… Mais l’amour par lui-même exige en général la romance, comme le précise Aurélien où l’amour pour Bérénice naît d’abord de l’évidence de ce qui chante en elle, « une présence. Une absence. Les deux à la fois. Une chanson » (Gallimard coll. Folio, page 145), avant de se conclure par les phrases déchirantes de l’épilogue : « Vous êtes tout ce qui a jamais chanté dans ma vie » (ibid. page 688). Le chant amoureux appelle l’unisson, et l’harmonie réalisée des sons prépare celle des corps. Ou plus précisément : la mélodie répare l’unité du corps morcelé, au niveau individuel comme à celui du couple, ou de la nation.

On se groupe, on s’identifie, on s’active autour du chant. Le patriote et le militant, comme l’amoureux, s’arrachent au chétif petit moi pour s’agréger, par la force coagulante du chant, au corps collectif en gestation. L’hymne ne se réfute pas, il n’argumente pas – non plus que l’amour ou le rêve : il enveloppe et saisit. Le chant n’a pas simplement pour objet « les héros et les armes », il donne des armes aux hommes qui n’en ont pas. Très délibérément, au-delà du double-entendre et de la savante contrebande pratiquée durant les années de guerre (et qui exige la sagacité du récepteur), Aragon aura visé par sa poésie ce ravissement primaire. Car l’évidence du chant – chanter dans les supplices, chanter pour (se) redonner du courage, ou pour rejoindre ses camarades – est par elle-même message, et source d’énergie. Que disait « Les lilas et les roses » du Crève-cœurpar exemple (poème publié dès juillet 1940), sinon que sous la botte allemande la France était capable de donner de la voix ? Le premier acte de résistance consistait à sauver un langage ou un chant national contre la crétinisation escomptée par Vichy.

Cette poésie du cycle de la Résistance est, faut-il le dire, terriblement inégale ; Aragon y cède souvent aux démons de l’érudition ou d’une préciosité virtuose, mais certains vers chantent souverainement, et emportent tout : « Paris qui n’est Paris qu’arrachant ses pavés », « Ma patrie est la faim la misère et l’amour », « En étrange pays dans mon pays lui-même », « Ce siècle a sur la mort quarante-deux fenêtres »… Leur irrésistible force de convocation contredit l’individualisme, dont la critique faisait déjà le sujet des Voyageurs de l’impériale. Mais ce chant, qui rabat logos sur muthos, pose aussi la question de la mythification, et singulièrement de la naissance du mythe d’Elsa en ces mêmes années.

Plus tard, on croisera dans Le Fou d’Elsa la déploration d’un musicien aveugle, comme un de ces nombreux miroirs de la condition de l’auteur disposés en passant. Toute musique me saisit… Ce saisissement, et le motif de la cécité amoureuse ou politique ne feront que grandir dans les textes de cette dernière période, autocritique, qui va du Fou à Théâtre/roman. Aragon y interroge un réalisme (musical ?) devenu fort problématique, à partir du moment où le militant préfèrera toujours le torrent du lyrisme ou de la fabulation qui fait vivre dans l’exaltation, mais qui distille un charme peu propice à l’esprit critique.

Longtemps, les révolutionnaires chantèrent la colère et la guerre nécessaire, en reléguant l’amour, chose non-bolcheviste, au rang d’un luxe bourgeois. Aragon, qui signe sous l’occupation « François La Colère », corrige ou complète cette passion en s’enivrant de lyrisme amoureux, et il voit dans la chance du chant, comme dans le mythe, un pôle de transcendance et d’organisation.

L’amour et le réalisme pourtant tirent en sens contraire s’il est vrai que l’amour, au moins pour notre auteur, implique une illusion partagée et une servitude volontaire, toujours en quête de complétude et d’identification positive pour réparer notre inachèvement (catégorie majeure sur les trois plans politique, érotique, poétique). Si dans La Mise à mort, ce « roman du réalisme » qui fait une large place au bel canto et à la jalousie, Alfred prenant le nom d’Anthoine est devenu réaliste par amour, sa passion le conduira à s’effondrer dans la folie, dernier mot d’un ouvrage qui interdit de voir dans le couple ici mis en scène une pédagogie du bonheur social, ou la première cellule de la société à venir.

(à suivre)

Une réponse à “Le chant profond d’Aragon (2)”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour!

    « Et si nous montions d’un degré? »

    Telle était la question de L.Aragon dans la Chronique du bel canto n°3, en mars 1946.

    Aujourd’hui encore, le poète est « dans la lune » pour Monsieur Tout-le-Monde; il n’a pas de prise sur le réel qui fait la vie ordinaire des gens. Un brillant cénacle des spécialistes d’Aragon quelque part à Paris, va-t-il changer quelque chose à cette situation de la société du portable?

    Le mariage du symbolique et du technique reste d’actualité, autrement dit la grammaire pragmatique du « nous ».

    Après tout le « palais du moi », un peu perdu dans sa brousse, n’a-t-il pas besoin de la résonance fort civile, de ce nouage « Byzance » du jour, analysant sur tous les tons, le chant profond d’Aragon?

    Il était une fois, Régis Debray dans un petit village français : « Je ne suis pas lyrique. »

    Et pourtant…

    Revenons à nous sans oublier de faire parler l’autre…

    « Il n’est pas facile de te parler(…) Dans ta course, il ne faut surtout pas te déranger, ni te devancer, ni t’emboîter le pas, ni te suivre – quel que soit l’ouvrage – aussi bien couper des branches sèches, il ne faut surtout pas s’aviser à faire quoi que ce soit avec toi, ensemble. Cette dernière entreprise est bien ce que j’ai vécu de plus affreusement triste. Tu es là à trembler devant mes initiatives, jamais tu ne discutes, tu ne fais que crier ou tu « prends sur moi ». Le plaisir normal de faire quelque chose ensemble tu ne le connais pas (…) En somme, rien de changé depuis l’exposition anticoloniale. » (Lettre « secrète » d’Elsa Triolet, vraisemblablement datée de 1965, retrouvée par Michel Apel-Muller)

    Petite question posée, ce jour, à l’intérieur des terres, aux connaisseurs d’Aragon

    (par la bénévolente entremise de notre randonneur et de sa compagne Odile) :

    Mais où trouver, bonnes gens, « Le couple parfait » dont les lettres permutées font « La force et l’appui » ?

    Bien cordialement à tous

    Roxane

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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