Rentrant, comme je l’ai déjà dit ici, d’un voyage (agréable) de six semaines en Thaïlande, nous avons raté pas mal de sorties au cinéma ; je m’efforce de rattraper ce retard, et la chance m’a servi en m’offrant coup sur coup deux beaux films, La Condition, et surtout La Femme la plus riche du monde.
Pourquoi ce film de deux heures mené tambour battant est-il à ce point jubilatoire ? Nous en connaissions tous depuis longtemps le pitch, à savoir l’affaire Bettencourt ou comment une très riche chef d’entreprise, Liliane Bettencourt à la tête de L’Oréal, s’est vue dérober une somme allant jusqu’au milliard d’euros si l’on en croit le film, par le photographe-poète (et d’abord aigrefin) François-Marie Banier. Comment une telle escroquerie a-t-elle été possible ? L’histoire méritait bien de nous être autrement contée, sondée dans ses ressorts psychologiques, dans ses méandres mondains. Au fil de dialogues très drôles, mordants et rebondissants, Thierry Klifa nous fait entrer dans cette machination portée par deux acteurs d’exception, une Isabelle Huppert au sommet de sa carrière, et qui endosse ici un rôle pour elle de rêve, et face à elle un Laurent Lafitte extraordinaire de complexité, vorace, cynique, provocateur à la vulgarité calculée, dont la foudroyante et dévastatrice ascension dans le cœur (pourtant endurci et méfiant) de la P-DG ne laisse pas de nous proposer une énigme, ou de nous confronter à un abîme : comme le formule son mari Guy (Alain Marcon) en tentant de répondre aux interrogations d’une famille interloquée, « Peut-être lui apporte-t-il quelque chose que nous n’avons pas su lui donner »…
Il y avait autrement dit, au faîte de sa puissance financière et sociale, une insatisfaction douloureuse éprouvée par Liliane (ici rebaptisée Marianne Farrère) ou, pour relier ce propos au précédent billet consacré à Régis Debray, un tenace sentiment d’incomplétude. Oui, même chez les super-riches !
Le film s’ouvre prudemment par un carton furtif (je n’ai pu en lire que la première ligne), « Ceci est une œuvre de fiction, toute ressemblance bla bla bla »… Je ne sais comment le réalisateur se sera débrouillé avec les protagonistes (ou leurs avocats) de cette histoire si précisément, si brillamment contée, merci à lui en tous cas d’avoir si justement respecté, et servi, ce cas d’école.
Sans l’avoir jamais croisé, je connaissais pour ma part un peu de la dangereuse personnalité de François-Marie Banier (ici rebaptisé Pierre-Alain Fantin) qui, dans les années soixante-dix, avait tenté de faire main basse sur le vieil Aragon (cité deux fois dans le film) : leur rencontre a laissé un article de deux pages enthousiastes dans Les Lettres françaises, qui témoignent de la facilité avec laquelle opérait notre homme auprès de personnalités fortunées, mais influençables…
L’énigme traitée par ce film est donc celle de l’influence, certains diront de l’emprise, dont nous connaissons si mal les voies, les détours ou les ruses.
Repartons de la question du mari : que manquait-il donc à cette matriarche au faîte de la puissance ? Alors qu’elle se plaint de migraines et d’insomnies au début de l’histoire, celles-ci semblent disparaître dès ses premières rencontres avec le photographe. En lui proposant de re-looker son image pour le reportage d’un magazine people, ce maître en mensonges et en faux-semblants ne se contente pas de lui modifier sa garde-robe, puis le décor même de son salon, il s’attaque (pour toucher à l’intime cette experte en cosmétiques) à sa personnalité, elle s’ennuyait ? Il vient la divertir, elle étouffe dans les convenances d’une vie hyper-mondaine ? Il lui propose de s’encanailler en l’entraînant dans une boîte de nuit, ou en paraissant à son bras dans les grands restaurants…
Ces provocations calculées enchantent notre super-riche, qui prend plaisir à scandaliser son entourage, ou la bonne société ; pendue au cou de ce sulfureux gigolo (qui, homosexuel, ne va pas jusqu’à coucher avec elle, mais lui impose la présence encombrante de son amant), elle naît à une autre vie, ou accepte de régresser en cautionnant de ses chèques les caprices enfantins du trublion. Dans cette bourgeoisie corsetée, aux salons feutrés, Pierre-Alain injecte du carnaval – une proposition qui, pour Marianne, ne se refuse pas ; il a tout de suite perçu dans sa proie la faille à exploiter, cette femme qui en apparence « a tout » manque désespérément d’oxygène, ou de liberté, elle s’étiole et secrètement en souffre, sa vie suit un couloir qui va s’étrécissant ; l’intrus ouvre grandes les fenêtres (et le carnet de chèques), il bouscule les usages, foule aux pieds les bonnes manières avec une jubilation communicative : ce sale gosse est tellement plus amusant que Guy son mari, que sa fille Frédérique et leurs conseils d’administration !
Le génie de Pierre-Alain au fil de cette histoire consiste à surjouer le jeu : à entraîner Marianne dans une farce, ou un second degré, où la blague et le sérieux ne se démêlent pas. Où la débauche frôlée, voire affichée, peut toujours se retourner en plaisanterie, en échappée pour voir ou en imprudence d’un moment. Les bouffonneries de Pierre-Alain la font rire et le rire ne se réfute pas ; une autre vie brille ailleurs, qu’il serait dommage de n’avoir pas explorée.
Ce film en forme de comédie très divertissante propose ainsi une réflexion profonde, voire dérangeante, sur les accomplissements d’une vie, et sur les ouvertures de la tentation. Qu’est-ce qu’une existence réussie et saurons-nous jamais, au bout du compte, ce qu’en marge de celle-ci nous-mêmes aurons manqué ? Isabelle Huppert excelle à épouser les différents visages de Marianne, d’abord grande bourgeoise guindée, puis femme chavirée de découvrir, bousculée par son partenaire, un autre monde, vulgaire, criminel (il la plume ouvertement, cyniquement) mais où l’on s’amuse aux dépens des convenances, toute sagesse répudiée. Vieille dame indigne, Marianne est plus sympathique que sa première incarnation ; et nous ne donnerons jamais complètement tort à l’escroc au bagout indécent (mais tellement réjouissant) qui, d’aussi ouverte façon, l’entraîne à sa perte.

Répondre à Jacquou Annuler la réponse