Les Bienveillantes, un canular ? article D.B.paru dans La Croix

SURVIVRE AU CRIME DE MASSE 

par Daniel Bougnoux

(Développement pour Le Débat d’un article d’abord paru dans La Croix du 23/1/2007,

« Les Bienveillantes, un canular ? »)

 

Le déferlement d’horreurs de la deuxième guerre mondiale, notamment la Shoah, n’a pu qu’être sous-représenté par nos médias de l’image et du son. L’esprit se ferme ou défaille devant l’indicible, et il faut un étrange courage pour reconstituer une histoire à ce point dérangeante que ses rescapés savent rarement la raconter, et que les générations suivantes préfèrent l’oublier. Le premier mérite des Bienveillantes, dont le succès de librairie tourne au phénomène de société, est de regarder le crime en face et de s’affronter aux racines du mal.

Plusieurs critiques ont malmené ce livre, une table-ronde d’historiens allant, dans l’émission « Du grain à moudre » de France-culture, jusqu’à le traiter de canular : on regrette dans l’énorme érudition de Jonathan Littell quelques failles, et trop de fiches, son personnage-narrateur ne serait pas crédible, et ce Max Aue nous ferait pour le coup embrasser les vues des nazis… Quel déni des pouvoirs du roman ! Les Bienveilllantes pourrait au contraire marquer le retour, dans le genre romanesque, de formidables ressources de connaissance, et de compassion.

On tue énormément au fil des pages de ce gros roman plein de désastres et de fureurs, mais de deux façons bien distinctes ; il y a d’abord, écrasant, le crime de masse aux proportions inimaginables ; les chiffres accumulés dans le prologue (« Toccata ») sont là pour démontrer la sécheresse de notre mémoire ordinaire, notre incapacité foncière à réaliser – faute d’avoir lu le roman qui va suivre. Celui-ci nous embarque dans la machine d’extermination, il nous décrit avec la même précision les opérations militaires (Stalingrad, ou l’écrasement final de Berlin) et celles de commandos de la mort (les Einsatzgruppen qui opèrent par exemple au ravin de Babiyar près de Kiev) ; il ne nous cache pas les difficultés techniques de la tâche, les ratés de la machine ou les réticences de certains bourreaux, quand le meurtre de masse échoue à « traiter » des nombres ou des quotas, et cible inopinément des individus. Et il y a d’autre part, face à la démesure du crime collectif, les meurtres commis par le narrateur lui-même, cinq essentiellement, qui constituent peut-être une tentative d’enrayer la machine, et de s’en extirper paradoxalement : « Au fond, le problème collectif des Allemands, c’était le même que le mien ; eux aussi, ils peinaient à s’extraire d’un passé douloureux, à en faire table rase (…). Mais le meurtre était-il une solution ? » rumine durement Max Aue, quelques heures avant de passer à l’acte (p. 485).

On a contesté sa désormais célèbre ouverture, « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé », sans voir qu’une compromettante fraternité se trouve liée par cette phrase à l’élaboration et au partage d’un récit éminemment difficile, troué d’amnésie et de dénégations. Tout pivote en effet autour d’un trou central, le double meurtre (frappé de refoulement) commis à Antibes par le narrateur sur sa mère et son beau-père. Les enquêteurs qui le poursuivent semblent deux fantoches ; mais le policier pataugeant dans le métro de Berlin n’en incarne pas moins une exigence de récit, et de justice, quand il retourne à Aue la phrase-incipit pour tenter de lui faire entendre, aux dernières pages, comment ça s’est passé.

Loin d’être plaquée gratuitement, comme ses détracteurs en accusent Littell, sur des situations elles-mêmes monstrueuses, la psycho-pathologie prêtée à Max Aue s’avère fort éclairante. La figure de l’Obersturmbannführer concentre un vrai, un formidable personnage de roman, attracteur autant qu’interprète de la tragédie collective. À quelques égards, l’aveugle Aue se comporte comme un enquêteur, voire un justicier. Contrairement à Thomas, le parfait débrouillard qui persiste au cœur des ténèbres à s’amuser de tout et ne se pose que des questions pratiques, mais qui du même coup ferait « un piètre romancier » (p. 635), Aue incarne l’intellectuel, et une figure pleinement tragique. Sa culture, son raffinement esthétique, ses ruminations morales autant que sa naïve impulsivité (désirs torturants, dangereux passages à l’acte…) en font le contraire d’un Eichmann, dont le portrait peaufiné oppose au narrateur un éclairant contre-type. Aue a le don du rêve, et une faculté aiguë d’observation ; quel que soit son aveuglement, ce qu’il rapporte de la machine d’extermination au ravin de Kiev, à Auschwitz, à Stalingrad ou sous les galeries creusées dans le Harz constitue d’inoubliables scènes, déchirantes pour lui comme pour nous.

Sa vie sexuelle, telle qu’elle prend consistance au fil du récit, contribue à l’épaisseur humaine du personnage. « Frères humains » : ce premier mot voudrait refouler une sororité suicidaire, dont Max ne cesse d’être le siège. Comment accéder, au-delà de l’inceste et d’une gémellité confondante, à cette fraternité ? Pétri d’ambivalence, le narrateur éprouve sur les mêmes objets amour et haine, agressivité et culpabilité, désir et dégoût. Les cinq meurtres qu’il commet (faut-il dire directement ?) sont autant d’actes d’une destruction/construction de soi : à Antibes, où il se coule dans la peau du matricide Oreste ; puis le junker organiste paye pour son beau-frère le compositeur, qui l’a définitivement séparé de sa sœur en l’épousant ; s’il massacre ensuite un pédé de bar, n’est-ce pas pour fuir une homosexualité dont tout le récit accuse la racine incestueuse (pénétré par les hommes, Aue tente d’être ou de jouir comme sa sœur) ? Le meurtre de Thomas enfin, à la dernière page, élimine le « frère » infernal qui lui a sauvé deux fois la vie mais qui, en l’orientant dans l’appareil nazi, l’a irrémédiablement corrompu et perdu.

Nous voyons au fil de ces neuf cents pages un homme se débattre pour naître à une vie fraternelle à partir d’un double carcan, le nazisme, l’inceste (aggravé par la gémellité), et sur le fond d’un irrémédiable manque de père. La séduction précoce qui a dominé son enfance, le vert paradis des amours du grenier d’Antibes, lui a donné une fois pour toutes le dégoût d’accomplissements plus adultes ; ses rares rencontres avec sa sœur désormais mariée en sont marquées d’un sceau tragique. Elle, Una, s’est efforcée de grandir, elle est passée par la psychanalyse avec Jung, elle a posé l’interdit et vit désormais en respectant celui-ci – et en nourrissant accessoirement pour le national-socialisme un inflexible mépris. Lui demeure le prisonnier d’une enfance qui ne passe pas, qui proteste et qui pousse « le cri d’angoisse infini de l’enfant à tout jamais prisonnier du corps atroce d’un adulte maladroit, et incapable, même en tuant, de se venger du fait de vivre » (p. 474). D’où l’autre tentative, lors de l’épisode inexplicablement long et parfaitement déraisonnable de la maison de Poméranie où Aue habite seul l’intérieur de sa sœur, se roule et se vautre dans son grand corps déserté, inatteignable…

À la différence d’Una qui a développé sa conscience, Max a fait le sacrifice de celle-ci en s’en remettant à l’appareil nazi, où il s’est structuré dans la perversion et le refoulement (ou l’insensibilité aux victimes) ; on devine de plus, in fine, qu’il s’est identifié à un père désespérément absent, mais qui fut lui aussi un criminel de guerre. On peut voir dans son premier meurtre ciblé, par lequel il élimine son beau-père, une première tentative pour rompre avec cette identification mortifère ; dans ce cas, sa rencontre avec les enfants eux-mêmes sauvages et criminels, auxquels il se joint errant à l’est de d’Oder, lui tend un grimaçant miroir. Mais si les enfants sont criminels, les criminels ne sont-ils pas des enfants, eux-mêmes guidés et manipulés par un super-enfant ? Confronté pour la première fois au Führer, trois jours avant le suicide de celui-ci dans son bunker inondé, Aue ose lui tordre le nez (vaguement mongol) comme pour, aux deux sens du verbe, le corriger ! Ce geste extraordinairement déplacé fait de l’Obersturmbahnnführer, inséré au cœur de l’appareil, un personnage en même temps excentré ou légèrement ailleurs.

En portant dans son regard cette différence, Aue n’a pas tout à fait perdu son humanité ; par sa puissance de récit, et d’introspection, il demeure juge de ce qui arrive, et ne tombe pas au rang de simple exécutant. Il a le courage d’affronter « la réalité sordide et amère du désir » (p. 470), et il demeure hanté par une interrogation lancinante sur le rêve gâché, l’enfance dévoyée ou  l’idéal piétiné ; dans son récit d’une grande crudité sur ses amours, ou plutôt ses passades, Aue ne se raconte pas d’histoires, le sexe est nu. De même, il nous laisse ignorer peu de choses de son corps psychosomatique, ou hystérique, de ses vomissements et de ses défécations. Mais la recherche par Aue de la ou de sa vérité connaît d’étranges défaillances ; quoique plus éclairé ou lucide que ses collègues, lui-même demeure plein d’aveuglement (sur le nazisme), de dénégation et de mensonge. À cet égard, on peut trouver géniale l’invention de sa blessure, ce trou frontal qualifié à la fois d’œil pinéal et de vagin (p. 474). La tête ou le cerveau d’Aue, à partir de Stalingrad, sont en effet troués, il voit et il pense désormais autour de ce vide central, bien accordé à la forclusion de tout un peuple, et à ses propres dénégations ; car ce trou fonctionne du même coup comme un périscope, ou un sixième sens particulièrement adapté à ce qu’il faut montrer, le trou abyssal de la folie, de la haine collectives et d’un refoulement qui oublie jusqu’à sa propre perte…

Dévastée par le nazisme et la guerre, l’humanité se trouve, aux yeux de Max comme aux nôtres, de toutes parts dégradée et bafouée – et ce roman peu flatteur nous rappelle et nous inculque jusqu’à la nausée ce que l’homme est capable d’infliger à l’homme. Ce n’est pas un hasard s’il s’achève dans le cadre du zoo de Tiergarten, lui-même éventré. Cette « conclusion »  nous laisse en pleine animalité, l’homme est une bête pour l’homme – mais sur cette dévastation ou ce nivellement final, le narrateur a commencé à se reconstruire, en s’accrochant à quelques différences fondatrices, en s’arrachant à la masse dont son nom même porte l’anagramme : Aue, voyelles liquides privées de vertébrantes consonnes, nom engainé dans la fusion du jumeau

Ce gros, cet épuisant roman d’éducation croise à plusieurs reprises L’Éducation sentimentale ; que le monde et les sentiments décrits par Flaubert  étaient simples, et quel chemin parcouru depuis ! Les Bienveillantes enfonce et compromet nécessairement son lecteur dans la solution finale : « Et vous aussi, à sa place, vous auriez été comme lui » (page 719), on ne peut y avancer sans se demander ce que soi-même on aurait fait – et le cruel, l’inquisiteur prologue (« Toccata ») ne nous laisse là-dessus guère d’échappatoire. Avec une singulière profondeur, Littell déterre les crimes et explore comment le mal court, d’une guerre sur l’autre… Son roman gorgé de bruits et de fureurs deviendra un classique, on l’enseignera dans les classes, on en interrogera sans fin les prolongements philosophiques, les implications morales. Je salue, Jonathan, le pouvoir de ce livre !

 

 

 

 

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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Les derniers commentaires

  1. Bonjour. Mettre un point final est la pire chose que nous puissions faire, sauf au seuil de notre mort, comme…

  2. On pourrait aussi bien poser la question, cher J-F R : Comment la France des riches, gens diplômés, bien endentés…

  3. Bonsoir ! Je reviens de Vendée où j’ai vu des gens assis dans une école abandonnée, en train d’écouter religieusement…

  4. OFPRA bien sûr : Office Français de Protection des Réfugiées et Apatrides.

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