L’Histoire n’est-elle qu’un roman ?

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Géricault, Le Cuirassier blessé

(frontispice de La Semaine sainte d’Aragon)

 

On fait grand bruit dans les gazettes, et par exemple dans le même Monde des livres du vendredi 3 octobre où Roger Chartier célèbre comme un monument de reconstitution historique la (douteuse) biographie de Shakespeare par Greenblatt, des thèses d’Ivan Jablonka. Dans L’histoire est une littérature contemporaine (Seuil, « La librairie du XXIe siècle »), celui-ci plaide vigoureusement pour une discipline historique qui affiche ses choix énonciatifs, ou la subjectivité de son auteur. Au lieu d’opposer stérilement la science historique et le roman, comme au XIXe siècle où le positivisme des historiens, alors en pleine consolidation de leur jeune science, banissait toute tentation littéraire assimilée à des « microbes », Jablonka (et quelques autres) soulignent la fertilisation croisée entre les deux domaines : non seulement nombre de romans, depuis au moins Zola, pourraient en remontrer aux historiens professionnels (en les devançant, dans le cas de Zola, sur des terrains comme la sexualité ou la condition ouvrière où ceux-ci ne s’aventuraient guère), mais un tour d’écrou réflexif donné au discours historique pourrait avantageusement remplacer « une histoire-résultat par une enquête-vérité » : il est aussi passionnant, en effet, de suivre un esprit dans ses tentatives de reconstituer un passé aboli, voire peu accessible, avec ses tâtonnements, ses hypothèses, ses zones de doute ou ses impasses, que de lire un récit fier de son achèvement et tout uniment construit (j’écris ceci en pensant à la biographie de Greenblatt, qui balaye les incertitudes de l’historiographie shakespearienne à coups de scènes ou de remplissages fort hypothétiques)… Greenblatt, au sens étymologique, me semble bombastic : il remplit le pourpoint d’un modèle aux épaules tombantes à coup de bourre et de séduisantes broderies !

Cette fertilisation croisée naît par exemple de ce constat (émis par Jablonka en réponse aux questions de Julie Clarini) : « Je plaide pour un échange constant entre la littérature et les sciences sociales, car le chercheur est placé devant une possibilité d’écriture et, réciproquement, l’écrivain est placé devant une possibilité de connaissance ». Ce qui, somme toute, semble assez banal ou faiblement dit. Ce n’est pas d’aujourd’hui en effet qu’on rélève les ressources de connaissance de la littérature, ou les vertus littéraires de l’histoire. Dans une rencontre provoquée en août dernier à Autrans, petite commune du Vercors, par l’association lyonnaise Pandora, et sous l’impulsion vigoureuse de Thierry Renard et d’Emmanuel Merle (qui m’avaient promu « parrain » de cette manifestation), nous étions conviés à raisonner ou à rêver deux jours aux « Imaginaires de l’histoire » et aux croisements, souvent féconds en effet, entre les historiens et les poètes ou romanciers. Claude Burgelin prononça sur cette hybridation deux beaux discours, en relevant particulièrement les fonctions de piété mémorielle propres à l’écriture : on ensevelit les morts comme on met dans les plis (du livre) le souvenir de leurs gestes, il y a dans toute histoire authentique sinon un travail du deuil, du moins une intelligence du passé qui conditionnent, dans cette mesure, la relance de l’avenir.

Mes amis ne m’avaient invité dans ce cadre que pour parler, à l’évidence, d’Aragon qui a élaboré sur ces questions une réflexion d’envergure, nourrie et soutenue par la rédaction de quelques immenses romans, ou poèmes qu’on aurait vraiment profit à verser au dossier « ouvert » par Jablonka. Hélas, on ne lit que trop peu Aragon, on ne le cite pas dans les recherches en sciences sociales… Voici le texte sur lequel j’appuyais ma propre contribution, plus improvisée oralement que lue à cette occasion.

 

« Consédérons les deux romans des Communistes (1949-1953) et de La Semaine sainte (1958). Aragon vécut très douloureusement la mauvaise réception des Communistes, et l’épisode de la soirée de la Grange-aux-Belles, raconté dans « La fin du Monde réel » n’évoque que partiellement la blessure qui frappa au cœur, pas seulement ce soir-là, son grand cycle romanesque : ni dans son parti, auquel ces six volumes foisonnants s’adressaient au premier chef, ni à l’extérieur où le titre fit barrage, ce prodigieux labeur de mémoire ne fut lu ni compris à la hauteur que méritait sa hardiesse artistique. L’immense succès de La Semaine sainte cinq années plus tard incita donc naturellement Aragon à lier le sort des deux ouvrages, et à contester les critiques (élogieux) qui s’émerveillaient de découvrir en 1958 un autre romancier que celui des Communistes ; il y minimise le renouvellement de son art, et il s’évertue à souligner la continuité entre les « sujets ».

« L’un et l’autre roman ne racontent-ils pas une défaite, ou pire une débâcle, préparée de longue main par les divisions qui ont fait voler en éclats l’unité nationale ? En isolant minutieusement des cas ou des individus, Aragon dégage des types qui prennent valeur d’invariants historiques ; en 1940 comme en 1815, Blaise puis Géricault figurent deux artistes plongés avec le romantisme de leur jeunesse dans le chaos d’une histoire qu’ils n’ont pas choisie. Pour les contemporains de ces deux dates, les dieux sont morts : La Semaine sainte creuse le tombeau des croyances de même que, sur les dunes de Dunkerque, « agonisent » les idées générales. Ou plus précisément, tout ce que croyaient les protagonistes de la Révolution, de l’Empire puis de la Restauration se change en farce au moment des Cent jours, et l’écriture romanesque explore l’envers de la croyance, retournée comme un tapis. Comment s’orienteront-ils à travers le bruit et la fureur d’événements incompréhensibles ? À quel avenir raccrocher sa vie ? Le roman, tel un filet jeté sur les sarabandes de l’Histoire et sur la disparité impensable des situations individuelles, s’offre ici à introduire du sens au sein du chaos, et le peintre ne procède pas autrement, comme Géricault en fait réflexion aux dernières pages de La Semaine sainte : ‘Peindre, c’est mettre de l’ordre. Vivre aussi’.

« Cette écriture du chaos reprend et renouvelle le défi affronté trente ans plus tôt par La Défense de l’infini – et de fait André Masson, peintre des éclatements, illustra également Le Con d’Irène et Les Communistes. Bien éloignés d’aucune reposante vue générale, ces romans accumulent les détails, les situations concrètes, l’écriture y rassemble l’épars, et conjure l’émiettement de la grande Histoire en histoires. La conscience du guerrier transformé en fuyard, dans laquelle la nôtre se trouve embarquée, est tissée de dénégations, d’illusions, de rumeurs où la crainte le dispute à l’espoir ; la frayeur inspirée par « les cavaliers d’Exelmans », dans La Semaine sainte et quasiment sur les mêmes routes, reproduit celle des soldats français bousculés par l’avancée allemande dans Les Communistes. Les deux romans décrivent ce suivisme myope, le manque de perspective des hommes enlisés qui avancent à l’aveuglette.

« Comment, dans ces conditions, donner sens quand même à ce qui arrive ? Et pourquoi ce sens ou cette direction est-il à ce point vital ? L’établissement du sens passe par l’élection du témoin – comme le montre, dans Les Communistes, l’épisode du suicide du général – , la guerre aiguise le drame du témoignage, et elle exige du romancier un énorme labeur documentaire, lequel ne suffit pas car un excès d’informations ou de détails tue le sens, et l’art réaliste, au rebours du naturalisme, consiste à « ordonner cette réalité » en lui traçant notamment une perspective d’avenir. Or le roman, en 1958 ou en 1967 quand Aragon récrit Les Communistes, est-il encore susceptible de désigner avec fermeté cet horizon ? L’esthétique réaliste ardemment défendue par l’auteur entre en crise dès que la possibilité d’y inscrire un avenir des hommes ou de l’Histoire vient à se brouiller.

« Jusqu’à quel point ces deux romans, contrairement aux titres précédents du Monde réel, peuvent-ils être qualifiés d’historiques ? Aragon revendique pour lui-même cette étiquette à propos des Communistes, « dont je me permets de dire que les historiens devront tenir compte » ; il assortit pourtant la publication de La Semaine sainte d’une provocante dénégation : « Ceci n’est pas un roman historique. Toute ressemblance (…) », etc. Pourquoi cet exergue ? Au fil des années cinquante, Aragon put prendre une meilleure conscience de la part de fiction inhérente à toute narration. L’éclosion du « Nouveau roman » allait dans ce sens ; sa propre expérience d’autobiographe déjà, lors de la rédaction du Roman inachevé, dut largement lui confirmer à quel point l’écriture dédouble son auteur et transforme en fiction ou en mythe ses « sujets ». Peu favorable au réalisme historique, toute cette décennie voit grandir le soupçon porté sur la mise en récit. Dans ce contexte, qualifier un roman d’historique revenait à le reléguer dans quelque poussiéreux théâtre en costumes, une sorte nostalgique d’Alexandre Dumas, loin de l’époque contemporaine. L’étiquette du roman historique clôturait l’interprétation et tendait à enfermer l’ouvrage dans la tyrannie d’un genre là où, grâce aux ressources du roman, le défi serait plutôt d’enjamber et de brouiller les genres. Cette dénégation enfin permet de couper court aux arguties des historiens tentés de discuter La Semaine sainte d’un point de vue factuel, et de renouveler ainsi la désastreuse lecture des Communistes par les camarades de parti pressés d’y retrouver leur propre histoire ; en bref, il s’agit pour Aragon, qui n’a pas encore formulé en 1958 le mot d’ordre du « mentir-vrai », de désaccoupler vérité et roman. « Il n’y a pas, à proprement parler, de vérité romanesque. Il y a une vérité historique. Voilà le chiendent », écrira un an plus tard l’auteur de La Semaine sainte, au moment où il est passé de l’écriture romanesque, où il se sentait libre, à la rédaction plus épineuse de Histoire parallèle.

« Dans la nuée d’entretiens et de déclarations qui accompagnent la sortie de La Semaine sainte, et que recueille très partiellement J’abats mon jeu, Aragon insiste donc essentiellement sur la continuité entre ses deux romans, et il discute de l’un à l’autre les conditions différentes de la fameuse valeur d’objectivité, plus difficile dans Les Communistes qui relate une histoire plus proche, autrement chaude et passionnelle, voire « fortement autobiographique ». Mais nous savons également qu’Aragon, qui appellera poésie « cet envers du temps », explore avec ces romans l’envers de l’Histoire et de ses événements officiels. Le découpage historique de La Semaine sainte ne correspond pas à celui de la grande Histoire, Napoléon comme Louis XVIII n’y agissent qu’à la cantonade, le romancier préférant braquer sa lunette sur des zones que l’historien néglige nécessairement ; il y dissèque le micro-tissu individuel, interstitiel, en épousant la vie intérieure de personnages (grands ou petits) dont il reconstitue (ou imagine) jusqu’aux bavardages et aux rêves.

« Il ne s’agit pas seulement par là de défendre les « droits imprescriptibles de l’imagination » (comme conclut l’exergue de La Semaine sainte), mais ceux de l’organisation d’un grand ensemble qui n’a pas pour seule fin la connaissance historique. À quoi bon des romanciers en un temps de détresse ? L’histoire maniée par eux n’est jamais qu’un outil au service d’autre chose ; dans le cas d’Aragon et notamment de La Semaine sainte, sa « volonté de roman » tend moins à reconstituer le passé qu’à désigner l’avenir, et l’on voit émerger cette fonction prophétique au fil des chapitres. Non seulement Aragon tord le temps, et notre regard, dans l’autre sens, mais il impose pour finir l’idée ou l’évidence que l’histoire autant que le roman relèvent de la catégorie du récit, et de la mise en intrigue. Ce n’est donc pas aux historiens de soupçonner l’objectivité de tel romancier au nom de la vérité historique, mais aux romanciers de pousser assez loin leurs narrations pour révéler dans toute histoire possible un roman, et sous le masque de l’historien l’activité moins avouable du mythographe.

« Telle sera du moins, en 1963, la définition lapidaire donnée dans le lexique du Fou d’Elsa : « Histoire : mot français désignant dans tous les pays du monde une justification d’apparence scientifique des intérêts d’un groupe humain donné par le récit ordonné et interprété de faits antérieurs ». On sait que cet immense poème fut notamment écrit pour combattre et redresser une histoire racontée jusqu’à lui du point de vue des vainqueurs ; avec quelle passion Aragon y reconstitue le contre-champ, comme disent les cinéastes, du monde et de la vision des vaincus, et y chante la grandeur de cette civilisation arabo-andalouse si méconnue au moment de la guerre d’Algérie !

« En démantelant le point de vue dominant, en prenant à revers l’histoire des historiens, le romancier ne démonte pas seulement les intérêts de classe, le chauvinisme naturel et les inavouables solidarités qui orientent les mille et une façons de raconter l’Histoire ou les histoires ; il mine la prétention de cette discipline à se hisser au rang impartial de la science, et il assimile finalement l’historien à sa propre corporation : les romans n’ont pas à être historiques, ce sont les historiens qui écrivent, quoi qu’ils en disent, sous l’empire du roman, ainsi sacré archi-genre et horizon indépassable de tout récit. »

 

Ou, comme dira Kundera dans son beau livre L’Art du roman (si proche parfois d’Aragon), le roman est sacré « suprême synthèse intellectuelle » : il constitue le genre le plus englobant, le métaniveau de nos paroles ou le nuage d’où retombent en pluie des énoncés qui se classeront, dans les pratiques et selon les besoins de chacun, en récits de fictions, de divertissement, d’hypothèses ou de connaissances que les sciences (généralement secondes par rapport aux anticipations du poète ou du romancier) se chargent de formaliser, et d’étendre au plan d’une reconnaissance plus universelle.

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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