Louise Merzeau (1963-2017)

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Il y a quatre semaines, aux alentours du 14 juillet, un message laconique déposé par Régis sur ma boîte m’avertissait : « Tu sais sans doute déjà pour Louise… ». Non, je n’étais au courant de rien, nous étions de passage à Bonnieux, dans la légère torpeur de l’été, et personne ne semblait joignable. Accident, maladie grave ? Louise avait toujours eu une santé chancelante, qui paradoxalement faisait la force de sa frêle personne, toujours sur la brèche, passionnément occupée, pressée, rieuse…

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Je ne rencontrerai plus Louise, emportée par une pancréatite à un âge beaucoup trop jeune pour mourir. Tu ne viendras plus déjeuner avec moi à l’Hôtel d’Argenson, où tu rangeais dans la cour Thelma, ta pétaradante monture, avant de me faire gaiement la chronique, autour d’une salade, de tes ennuis à la fac de Nanterre, des péripéties et potins de notre comité de médiologie dont j’avais manqué la dernière réunion, ou de tes projets de déménagement. Je me suis rendu une seule fois dans ton nouvel appartement rue des Pyrénées, spacieux, traversant, dont tu nous as fait les honneurs à moi et à Françoise (que tu aimais beaucoup), en dégustant une tarte aux fraises ; tu connaissais déjà dans ton nouveau quartier le meilleur patissier, ou chez qui prendre fruits et légumes, comme tu m’avais, lors de mon installation dans le Marais, fait la liste des bons restaurants. Tu t’habillais à la diable et tu pouvais facilement passer, au vu de ce qu’on ne peut appeler tes toilettes – jeans ou pantalon de toile, chemise à carreaux, blouson – pour négligée, alors que tu apportais aux jugements de goût, culinaires, esthétiques, culturels, une exigence qui m’a toujours frappé. Tes deux appartements successifs étaient des modèles de décoration et d’alliance réussie entre les livres, les souvenirs personnels, les plantes vertes, les cassettes vidéo (tes murs de films où nous avons libéralement puisé m’impressionnaient particulièrement), et cette esquisse d’un petit musée médiologique, anciennes machines à écrire ou daguerréotypes, pieuses reliques de notre graphosphère ou de la naissante vidéosphère… En bref tu étais quelqu’un de rafiné, dont les avis m’importaient beaucoup.

Je me souviens que lors de mon propre emménagement parisien, je t’avais demandé de venir visiter ce studio pour ratifier en quelque sorte notre choix : tu avais pris des photos avec ce Coolpix que tu nous as par la suite vendu, et dont je n’ai jamais su me servir. Tu prenais de merveilleuses photos, qu’il t’arrivait d’exposer et de vendre (France en conserve plusieurs sur ses murs) ; je les faisais défiler sur mon écran lors de tes retours de voyage, Namibie, Islande ou Vietnam. Pour les voyages aussi tu nous conseillais, nous avions plaisir à parler avec toi de toutes sortes de choses.

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Quand, comment t’ai-je connue ? Par l’intermédiaire de Régis, auquel tu t’étais spontanément présentée aux alentours de 1995 (sur le conseil de Nicole Boulestreau il me semble), et qui t’a immédiatement « recrutée » dans notre jeune équipe médiologique. Une équipe aujourd’hui vieillissante, orpheline de toi et qui te doit tant ! Le premier de nos Cahiers, paru à l’automne 1996 et que je coordonnais, « La Querelle du spectacle », ouvre en fanfare une série d’une bonne vingtaine de numéros tous illustrés et mis en page par toi – quel travail, et quelle archive de tes intuitions, de tes goûts ! Je reste sidéré par certaines de tes trouvailles iconographiques, tu avais un talent fou pour réveiller une image par un texte, ou révéler un texte par une image placée en vis-à-vis, pleine page, dans un somptueux noir et blanc. Dans le fourmillement parfois abscons de nos écritures (et des tiennes !), ces plages ouvrent des piscines pour la vue, des bouffées de fraîcheur. Plus tard, tu as illustré le livre de Régis paru chez Fayard, Le Feu sacré, avec le même talent.

Tu ne te contentais pas d’apporter des images, tu théorisais l’histoire de leurs mutations, ou leurs impacts variables ; sur des problématiques rebattues ou archilabourées par d’autres (qui répétaient la vulgate), tu portais un regard neuf, toujours éclairant ; tu pratiquais ce dont tu parlais (les fameuses « Nouvelle technologies »), tu demeurais à l’affût des innovations, si bien que tu avais facilement sur nous quelques temps d’avance. On discutait donc beaucoup avec toi, et ton avis en général l’emportait.

Que de souvenirs de toi à ces réunions ! Je mentionnerai particulièrement une session comme nous aimions dire, tenue à Boutigny sur le concept du Chef. Chacun y allant de son exposé, tu avais choisi d’articuler le tien par un montage d’extraits de films, mémorable présentation ! Qui s’ouvrait par Charlton Heston jouant Moïse dans Les Dix commandements, et tournait longuement autour des frères Taviani, et de plusieurs westerns (que tu collectionnais), mais aussi des Damnés de Visconti, avec la scène répétée du poing sur la table, et la lamentable figure incarnée par Dirk Bogarde, faux chef ou looser s’il en est. Ta pensée fonctionnait « en images », de sorte que tu innovais autant sur le plan théorique – comment sortons-nous de l’ancienne graphosphère – que pédagogique ; tes étudiants t’adoraient.

Ton génie des images m’a spécialement frappé dans un document que tu m’as donné, très généreusement et, je dirais, génialement ; en 2003 il me semble, j’ai dirigé à la BPI de Beaubourg un colloque intitulé « Aragon, La Parole et l’énigme » pour lequel je t’avais demandé de concevoir un petit film d’accompagnement. Tu n’avais de mon auteur fétiche qu’une connaissance standard, et je t’avais pour ce travail procuré divers livres illustrés et documents ; le petit DVD de 19’ que tu m’as remis le matin même du colloque s’est révélé stupéfiant de pertinence, de délicatesse dans l’ajustement des épisodes biographiques et du montage des images et des sons ; je le conserve précieusement, et m’en ressers souvent au gré des conférences – en juin dernier encore, il m’a accompagné à la médiathèque Emile-Zola de Montpellier où j’ai fait applaudir ton nom, sans savoir que tu n’avais plus que quelques semaines à vivre.

Triant ces derniers temps ma bibliothèque, je suis tombé sur tes thèses ; j’ai jeté je crois bien la première, qui tournait autour de Mallarmé et des premières fissurations ou tentatives de dynamitage de la graphosphère ; mais j’ai participé au jury de ton HDR à Nanterre, et j’ai conservé les trois volumes de cette habilitation, successivement consacrés aux problèmes de l’image, et de la médiation. Tu n’as pas publié, hélas chère Louise ! le livre qu’on attendait de toi ; je sais qu’il cheminait, et que par scrupule ou exigence de rigueur tu te retenais de le rassembler, tu préférais le travail collectif d’un labo de Nanterre, ou nos exercices des Cahiers, devenus revue Médium ; ton nom compte beaucoup pour tes collègues, tes étudiants et pour nous (ce fameux « Nous » auquel nous avons consacré avec toi un mémorable colloque aux Treilles), mais tu seras demeurée inconnue d’un plus large public.

Puisse ce court billet contribuer à élargir son cercle ! Ceux qui t’ont fréquentée se rappellent, je pense, ta force de liaison : avec quel soin tu citais nos collègues des SIC (« Sciences de l’information et de la communication ») dans tes articles, avec quelle énergie tu intervenais dans nos débats !… Tu avais le souci de la communauté, parfois si asociale, des chercheurs ; tu ne te décourageais pas devant l’inertie ni les rebuffades, tu repartais toujours à l’assaut, tu suivais un cap… Mais ta force de prospection, de pénétration n’était pas inférieure, quand tu t’efforçais par exemple, nous en riions ensemble, de redresser le passéisme mélancolique d’un Finkielkraut ou de notre Chef !

A la mort de Brieuc (comme pour celle ensuite de Françoise), tu m’as écrit des paroles très profondes, très touchantes. Accompagnées d’une photo d’un pré fleuri de ta chère Charente, « ce sont de vraies fleurs » m’avais-tu précisé sous l’image. J’ai souvent repensé à cette vérité de l’image (pas seulement photographique), à sa présence obstinée. Toi et moi partagions les mêmes curiosités pour l’indice, la présence réelle, les constructions médiatiques de réalité, quel scandale désormais de te savoir absente, à tout jamais… Irremplaçable Louise ! Au milieu de juillet, dans la chaleur de l’été, le téléphone d’un coup me glace, les jours ne sont plus à leur place, Louise sans prévenir nous a quittés.

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« … de vraies fleurs » (envoi du 14 février 2014)

7 réponses à “Louise Merzeau (1963-2017)”

  1. Avatar de Dora
    Dora

    Mon commentaire
    A Louise perdue

    Cher Daniel,
    Tu as trouvé en toi la force, et puis le lieu et le moment pour dire dans ta si délicate tristesse la perte de Louise.
    Comme pour tes chers disparus tu as su,et tu as eu le courage de remonter vers notre jour, zébré des traces vivantes de Louise.
    Merci Daniel ! un immense merci.
    Tu ne le sais pas précisément , mais ta pensée était constamment associée à la sienne dans toutes ses recherches, et dans nos constants échanges. Pour moi , depuis son travail de maîtrise sur le livre et Mallarmé (j’ai bien sûr gardé le texte) jusqu’à son intuition de « Debray » , en passant par Barthes, Michel de Certeau (c’était moi) , et bien d’autres , elle a nourri , éclairé, permis ma propre pensée .
    Il reste à montrer la qualité et la cohérence singulière de sa vie généreuse, ouverte aux autres, dont l’attention passionnée entretenait le foyer de ses idées. Sa vie qui vient d’aboutir à une « Œuvre  » son immortalité
    A jamais perdue? non Daniel des amis comme toi , qui connaissaient Louise depuis ses premiers travaux ,pré médiologiques , sont là maintenant pour donner à voir, à comprendre et à aimer la vie que les morts n’ont écrite qu’au jour le jour.
    Tes écrits si généreux ont amorcé ce temps neuf.
    Très affectueusement

    Nicole Boulestreau

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Chère Nicole, Je n’ai pas encore trouvé les mots pour te répondre, je suis en voyage, mais je me rendrai à Paris en septembre pour notre Comité médiologique de rentrée, où nous parlerons bien sûr d’un hommage approprié à rendre à Louise dans un prochain numéro de Médium, tu y participeras je pense ? Car c’est par toi que Régis et moi l’avons rencontrée, et elle a été d’une telle importance pour nos recherches, nos travaux !… Ce que tu me dis de notre proximité intellectuelle me touche, nous avions elle et moi le projet d’un livre commun, toujours remis à plus tard, quel dommage ! J’aurais beaucoup aimé associer publiquement nos deux noms, Louise est restée trop cachée sur le plan de l’édition des livres, de sorte qu’elle nous inspirait par ses articles, ses interventions orales toujours très vives, mais nous ne la citions pas tant que ça – pas à la hauteur de sa généreuse pensée. Comme elle va nous manquer !…

  2. Avatar de Cl.
    Cl.

    Cher Daniel,

    Je suis aujourd’hui responsable de l’Inathèque. Louise est devenue une amie au fil de presque 10 ans de collaboration et je ne parviens pas à me faire à l’idée de sa disparition. J’avais quitté Paris lorsque j’ai été prévenue par téléphone. Éloignée de tout transport, je n’ai pu me rendre à la cérémonie d’hommage organisée à l’hôpital et j’en ai éprouvé un grand déchirement. Mon fils qu’elle connaissait a introduit au violoncelle cette cérémonie d’adieu. Il nous semblait important de saluer ainsi l’artiste qu’elle était. Tant « d’indices » nous ramènent à elle au quotidien : photos, textes, recettes, musiques, films, sujets de discussion, cadeaux échangés … J’ai rédigé un billet sur le blog, relai des activités professionnelles que nous menions ensemble. Il fait mention de vos deux magnifiques billets.
    http://atelier-dlweb.fr/blog/?p=3670
    Amicalement

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci pour ce lien, chère Claude, qui enrichira les hommages que nous multiplions autour de Louise, regrettée par l’INA comme par ses étudiants, ses collègues de Nanterre et bien sûr notre petit cercle de médiologues où elle a joué un rôle tellement constructif !

  3. Avatar de Anne-Sophie Chazaud
    Anne-Sophie Chazaud

    Magnifique texte, cher Daniel, et si juste.
    « Ce sont de vraies fleurs… »

  4. Avatar de Helene
    Helene

    Bonjour je m’appelle Hélène Ferron.
    Louise Merzeau était ma Directrice de DEA en Information et documentation à Paris X, vers 1997. J’apprends la nouvelle ce jour, car j’ai répondu il y a quelques semaines à son appel pour son projet photo. sur les Mamans ; ce projet m’avait touchée.
    J’aurais voulu revoir Louise Merzeau à cette occasion (j’ai envoyé une phoo de ma mère), lui raconter que j’ai été documentaliste à l’INA, l’Inathèque, Radio France, etc. Je n’avais pas poursuivi en thèse.L’oral du DEA s’est passé avec Louise au 1er étage d’un café de Saint-Michel ; beau souvenir. C’était une grande dame ; aujourd’hui il y a une tristesse en moi.
    Salutations.
    Hélène. Merci à la personne qui a du me prévenir de la triste nouvelle.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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