Oser l’intime

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Je retrouve au fond de mon ordinateur ce compte-rendu d’un beau livre (publié en 2013) de François Jullien, jamais posté sur mon blog. Or il s’enchaîne d’assez près à la question de la fêlure, et de l’épanchement dont traitait le dernier billet, consacré à Leonard Cohen. C’était avant que Jullien ne formule le concept de décoïncidence dont nous venons de parler, mais que ces lignes il me semble préparaient, voici :

Bien des années après Le Détour et l’accès (Grasset 1995), suivi d’une quinzaine d’autres ouvrages d’égale importance, voici une nouvelle réflexion sur l’accès qui pourrait s’appeler « Le puits et la ressource » tant l’expérience de l’intime y affleure, nappe phréatique, milieu ou condition de nos entretiens, ou en général de ce qui passe entre.

François Jullien n’a cessé de réfléchir aux enjeux de ce dernier mot : comment nous situer face à la Chine, comment entrer dans une pensée pour mieux saisir cet écart, ce dénivelé qui font que nous n’habitons pas, quelle que soit notre naïve bonne volonté d’hommes des Lumières, le même monde ? En abordant l’intime, il ne change donc pas de cap mais son étude se resserre : du macro (géographique, géopolitique ou interculturel) nous descendons au micro des relations personnelles, aussi vertigineuses ou aporétiques que le « dialogue des cultures ». Car à y regarder de près, l’homme est un Chinois pour l’homme, ou, comme l’avait pressenti Segalen, toutes les questions de l’exotisme se jouent déjà avec le couple (ou le traversent). Pour autant, tout espoir de communauté n’est pas perdu, et l’on voit les partenaires les plus improbables (l’homme et la femme du roman Le Train de Simenon par exemple, qui ouvrent ce livre) capables de dire nous, et former un couple en jetant par-dessus leurs différences un pont de singe.

Le thème ou l’expérience de l’intime résiste au concept, autant qu’à une description un peu objective des états qui lui correspondent. Jullien affronte donc ici, comme dans ses précédents livres consacrés à telles notions exotiques ou peu saisissables par nous de la pensée chinoise, un problème de méthode : comment dénombrer ou nommer avec précision ces « petits riens » qui peuplent l’intimité des amants ? Comment théoriser ou problématiser en philosophe l’intime ? On sent le défi qu’une telle saisie oppose à la théorie, au point qu’il arrive à Jullien, non de renoncer, mais de déclarer son goût ou sa préférence pour la littérature, mieux capable de cerner ici la chose à dire… Or l’enjeu n’est pas que philosophique, il s’agit d’abord avec ce livre de savoir, « loin du bruyant Amour »,  comment vivre à deux.

François Jullien introduit une disjonction capitale, et très originale (voire originaire) ; comme Kant traçant une ligne de partage critique entre le savoir et la foi, il propose de désenchevêtrer et de clairement distinguer deux états en effet différents, mais souvent confondus, la relation amoureuse et la relation intime. L’auteur écrit pour nous désenliser de l’amour, sentiment déclamatoire et valeur devenue encombrante ; et pour mieux comprendre la qualité de cette arche ou de cet abri constitués par le couple. « Que l’amour est aussi un théâtre », écrivait Aragon dans Théâtre/Roman… Là où l’amour avec ses déclarations, ses lettres, son inquisition ou sa casuistique (qu’on songe à Marivaux) risque toujours la pose, donc l’imposture, l’intime inaugure une relation sans phrase, donc un fonds d’entente ou une connivence, une transformation silencieuse – pour citer trois notions capitales (pp. 20, 21, 91) familières aux lecteurs de François Jullien. Le compas des enquêtes précédentes s’est resserré, pour mieux cerner ce qu’il s’agit une bonne fois de penser : le vivre (avec).

L’intime n’a que faire de se dire, il est index sui : celui qui entre dans ce partage tacite n’a plus rien à prouver, et tout argument fatiguerait une relation intime (comme les déclarations et les « preuves » fatiguent vite l’amour). L’intime toutefois exige précisément cette relation, nul n’y parvient seul, on n’est intime qu’à deux. Jullien insiste sur ce paradoxe ou ce nœud lexical : le plus secret, le fond ou fonds de nous-mêmes ne se révèlent qu’à la faveur d’une relation, d’une sortie de soi… Ou encore : ce qui me touche à l’intime – comme par exemple la lecture de ce livre – exige le partage, je ne peux le garder par-devers moi. Générosité du sens intime : le dedans déborde spontanément et cherche l’autre, l’intime veut et doit s’offrir, et il constitue le meilleur plan ou mode d’ouverture à l’autre.

Que veut l’intime ? S’épancher. Qu’on perde sa cuirasse, ses frontières ou sa bulle, qu’on ne s’appartienne plus. Cet état abolit le quant-à-soi, on n’a plus à monter la garde ; l’unisson d’un nous dispense deux consciences du fardeau de se penser comme moi-je, ou sujet – quel repos ! Or ce chemin, note finement Jullien, n’est pas celui que fraye eros : l’érotique nous tire vers l’extérieur, ou vers la relation d’objet, la sexualité peut se borner à la passe, on s’y referme, on n’accède pas au nous. La littérature amoureuse brode sans fin autour des thèmes de la conquête et de la perte, le sexuel y polarise la relation sur des objets ou des zones que l’intime au contraire dissémine ou diffracte. Contrairement à la possession amoureuse, et son corollaire la jalousie, l’intime n’a pas de but ni de propre, ni d’intention ni de programme – il arrive véritablement hors sujet, personne n’y tient aucun rôle, on n’y fait nulle pression sur l’autre. Les Grecs, note encore Jullien sur l’exemple d’Hector et d’Andromaque, n’y accédaient pas ; amoureux des idées, passionnés du logos, ils ont développé l’argumentation et le théâtre au détriment de l’épanchement ou d’une rêverie intérieure, leur appétit de connaître leur a fermé la connivence, ils ont cultivé l’idée de limite au détriment du vague et de l’infinité…

Il a fallu attendre le christianisme, et singulièrement Augustin, pour qu’émerge l’intime en Occident. Dans une phrase décisive des Confessions, son auteur nomme Dieu comme cet Autre « plus intime à moi que moi-même », qui me fonde et m’assure ; au plus secret du repli je sors donc de moi, l’extérieur le plus exorbitant – une subjectivité infinie – m’attend au cœur de l’intime, qui exprime ainsi à la fois, contradictoirement, retraite et partage. La conscience de soi d’Augustin repose clairement sur une relation, elle s’identifie sans réserve à la confiance.

Or cette expérience de l’intime est toujours à notre portée ; par conversion du regard ou transformation silencieuse, il dépend de moi que cet événement ou ce miracle venant de l’Autre opère, et me révèle l’infini de mon intériorité ; le moi se connaît, ou plutôt se construit, dans cette adresse intérieure et proprement interminable : Augustin n’en a jamais fini de dire Toi à Dieu, « interior intimo meo », plus intérieur que mon intime… Ce dialogue paradoxal des Confessions, qui sera repris par Rousseau, est très différent des Essais de Montaigne, analyste sincère mais jamais intime si nous suivons Jullien : Montaigne s’adresse à tous mais à personne, il se peint, s’examine sans jamais se perdre de vue mais il ne s’épanche pas ; il veut se connaître et il se montre tel qu’il se découvre, mais sans jamais se confier, « sincérité (…) n’est pas intimité » (p. 97).La littérature et le roman classiques, par exemple La Princesse de Clèves, n’accèdent pas davantage à l’intime en traitant de chasses et d’objets amoureux : leurs amants n’entrent pas dans la confiance, ils ne s’épanchent pas. On s’est moqué de l’incipit des Confessions de Rousseau, « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur », mais pour le passé et à l’exception d’Augustin Jean-Jacques a raison, souligne François Jullien, et il est en effet le seul à oser se confier plutôt qu’à se connaître : à chercher ce fond(s) d’entente indistinct antérieur aux séparations subjectives, comme aux informations objectives. Ce qui résonne chez Rousseau, c’est ce primat d’une relation de confiance éperdue, ou vitale, très antérieure aux calculs de placement ou aux visées particulières : orphelin de mère dès sa naissance, l’enfant timide reconstitue naïvement auprès de sa tante Suzon, comme il cherchera auprès de ses lecteurs, l’enveloppe nourricière protectrice d’un abri inconditionnel, un substitut du sein. Et telle est l’exigence de l’intime : vivre auprès ou au plus près, sans autre demande. On y ex-siste, écrit Jullien, avec ou à partir de l’autre, sans fond ni fin, sans l’intérêt prédateur de l’amour, sans avoir à s’exprimer, à expliciter son état ni se mettre en valeur – dans la simple extase d’ex-sister (extase décrite ultérieurement dans les deuxième et cinquième Rêveries du promeneur solitaire).

Fort de ces observations, Jullien nous propose un changement de morale. On croit la vie morale suspendue à des règles (conception coercitive ou rigoriste), alors qu’elle dépend de ressources, ou d’une ouverture. Ressource peut s’entendre comme un doublement de la source, une élation, un débordement ou un épanchement, sans intervention des mots d’ordres altruistes toujours suspects, sans obligation ni visée d’aucune idéalité ; au contraire, l’intime s’éprouve dans la connivence, et en pleine immanence. De la suspension des frontières clôturant le moi naît une nouvelle moralité ; il faut, souligne Jullien, oser l’intime sous peine de rater l’essentiel et de rester seul, comme ces couples sans rencontres ni épanchement où chacun vit à côté de l’autre, mais jamais auprès ni en symbiose. Inversement, on vérifie que l’expérience de la séparation et de la mort ne détruit pas entièrement une relation devenue intime.

A la morale fondée sur la maxime universalisable de Kant, qu’il déclare inhumaine, Jullien oppose donc une morale indicielle du contact, de l’échange et de la sous-conversation (le « babil intarissable » qui occupe Jean-Jacques chez « Maman » de Warens, ou les petits riens qui émaillent la relation de Lucien Leuwen et Bathilde chez Stendhal). Il n’est pas plus facile au romancier qu’au philosophe de dire l’intime, qui précisément ne dit rien, où rien n’arrive à proprement parler sinon la jouissance calme, sans déchirure, d’un être par un autre, auprès d’un autre. L’intime de même demeure indifférent à l’ascétisme, à la proposition platonicienne d’ascension de l’amour charnel vers l’amour spirituel, il ne s’encombre pas de ces dualismes ni n’aspire à aucune « purification » ni valeur. L’autre y est goûté indépendamment de ses mérites, élu sans raison. Vivre à deux ? Mais on ne peut vivre qu’à deux, ouvert à l’appel silencieux de l’autre. « Loin du bruyant amour », l’alternative n’est plus d’aimer ou d’être aimé ; ces renversements de l’actif au passif sont nivelés dans le partage ou la coopération intimes, où se désenlise la chétive existence du sujet. On ne fait pas les mêmes expériences esthétiques seul ou à deux ; ma réflexivité exige ce partage (étrange autoréférence coudée !), la clef du vivre passe par cette confiance inconditionnelle accordée à l’Autre, « un homme seul est toujours en mauvaise compagnie » (Valéry), ou n’est qu’un « roi sans divertissement » (Pascal). Inversement, on peut se regarder des heures les yeux dans les yeux, fixation intolérable plus de quelques secondes si l’on n’est pas « intimes » : la connivence a remplacé la fatale frontalité. On peut de même ne rien dire (panne réputée fatale en société) sans entraîner de gêne, l’intime a résorbé l’alternative entre parler et se taire, le silence est devenu bon conducteur.

Ce dernier livre de François Jullien, où Simenon se trouve plaisamment expliqué par Saint Augustin, et inversement, touche à l’essentiel, comment vivre à deux ? Et il pose à chacun la question cruciale : et vous, préférez-vous aimer, ou osez-vous avoir des relations (vraiment) intimes ?

François Jullien, De l’intime, Loin du bruyant Amour (Grasset, 2013) 

16 réponses à “Oser l’intime”

  1. Avatar de Dominique
    Dominique

    Bonjour !

    En relisant le titre du billet d’excellence du maître randonneur, je me suis aperçu qu’il était l’anagramme du « Minitel rose ». Oui « Oser l’intime ». Comment faire autrement, quand il s’agit d’explorer les contes et les contours de la « quête toute personnelle de nos splendeurs intimes », pour reprendre les mots si justes d’un médiatique vendéen, hier soir, à la télévision ?

    Monsieur Bougnoux nous oriente vers une logique du sens et nous ne pouvons que l’en remercier, bien sûr !

    En telle logique Zola et la fêlure ont voix au chapitre. Nous trouvons en tel édifice littéraire nonante fois le mot « fêlure » mais oncques l’intimité. ll faut aller dans une poétique de l’espace pour la retrouver cette immensité intime, bonnes gens.

    Comment répondre à la question finale de Daniel ? Je ne sais.

    Éros es-tu là ? Apprivoiser la mégère ou maîtriser l’énergumène. Oui, enfin facile à dire!

    Il nous faudrait une petite demoiselle aux élytres bleutés pour travailler la métamorphose sur l’étang de notre ennui.

    Je l’appelle la fée bleue, et j’ose lui donner le nom de « Dragée ». Érudite et merveilleuse Princesse Mononoké du blogue , Anetchka pour les intimes de cet espace, parlez-nous de lui : « Casse-noisette », s’il vous plaît !

    Sans oublier les aventures de la jeune Alice qui a droit de cité dans une série de la logique du sens.

    L’ancien ministre dont vous cherchez le nom, M. Luc Ferry, je crois, par votre ballet en sera transporté d’allégresse, s’il est là.

    Fête du sens, des sens et des essences. Fête de la rose et valse des fleurs.

    On a aussi le droit de rêver.

    Dominique

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Superbe, indiscrète anagramme cher Dominique, comment se peut-il que les lettres se renversent et tombent aussi juste ? Je n’oserai plus écrire, si je dois affronter de pareils retournements !

    2. Avatar de Guillaume Bardou
      Guillaume Bardou

      Savoureuse anagramme .
      Combien l’ont trouvée avant vous ? Comment savoir ?
      Je sais seulement qu’elle est votre création originale, cher Dominique des Deux-Sèvres.

  2. Avatar de Guillaume Bardou
    Guillaume Bardou

    « et vous, préférez-vous aimer, ou osez-vous avoir des relations (vraiment) intimes ? »

    Réponse personnelle :

    J’aimerai tant pouvoir être amoureux, si je l’étais j’aurai une relation intime avec l’entièreté d’une personne. Comme je ne suis pas dans cet état amoureux, je n’ose avoir des relations vraiment intimes qu’avec des aspects de personnes compatibles, par pudeur, car il y a le risque d’être invasif et déplaisant dans le fait d’oser l’intimité sans limite avec n’importe qui.

    Par contre j’ose essayer de percevoir des aspects de personnes compatibles même si je ne vois pas ces personnes, dans une relation d’ubiquité qui me fait percevoir des qualia. cela ne se tente qu’en état méditatif profond.

  3. Avatar de Alicia
    Alicia

    Bonjour !

    Il n’y a pas lieu de douter des paroles de notre maître randonneur pensif, sinon on s’en va !

    Et pourtant, il nous faut bien écouter l’esprit critique qui s’exprime en ces termes :

    « Faut pas pousser, votre cher Daniel connaissait l’anagramme du titre de son billet, quand même !

    J’en veux pour preuve ce qu’il a écrit dans le n° double de « Médium » (46/47) consacré à ÉROS dans un bel article où il défend avec Aragon le doux-amer du secret et du discret :

    Page 221 : « Une vie « en rose », où se glisse un peu de cette couleur chair anagramme d’Éros, vaudra toujours mieux que son contraire. » (Fin de citation)

    Elle a raison Madame Anetchka, c’est un « logo intriguant » dans son beau commentaire du 23 janvier, tel ce « jeune intriguant » dans le film « Match Point », page 88 de « Génération Woody ».

    Pourquoi ce participe présent du verbe « intriguer », là où votre servante aurait risqué l’adjectif verbal dans les graphies susmentionnées ? Je ne sais. Monsieur J-F R pourrait peut-être nous éclairer, palsambleu !

    Il est un mot que je n’accepte pas dans le propos de Mme Anetchka, c’est le mot « sobriquet » à son endroit.

    Plus d’un exige qu’il disparaisse de ses côtés. Plût au ciel et à son randonneur qu’il en soit ainsi !

    Le mot « fée » lui va à merveille. Et c’est plus qu’un hypocoristique flatteur, c’est un titre de haute noblesse en cette contrée lointaine où la fée Dragée fait la fête au milieu des senteurs, couleurs et sons qui se succèdent pour donner aux pervenches et aux myosotis des visages de princesses.

    Le mot fée, un mot bleu, un mot plume. La plume qui chante, disait notre si cher Gaston Bachelard, trop oublié de nos intellectuels bon teint.

    Cette plume, je l’ai sous mes yeux, sur la couverture d’un livre au titre intrigant : »Il est libre Max ! ». Elle s’envole vers la fée du blogue, c’est certain. L’auteur parle de sa chanson mythique et aussi de physique quantique. Son chat m’écrivait-il, portait le nom d’un physicien célèbre, connu pour son fameux minet enfermé dans une boîte.

    De grâce, laissons les formes s’appauvrir chez Kafka et voyons-les se multiplier chez Lautréamont où le vouloir-vivre s’exalte !

    La fée bleue du blogue, plume à la main, saura nous écrire un mot sous la flamme d’une chandelle.

    Bon dimanche

    Alicia

    1. Avatar de Anetchka
      Anetchka

      Merci à Dominique et Alicia, je retire le mot « sobriquet » et accepte de revêtir en ce blog mes noms-plume éphémères, la métamorphose est plutôt agréable!
      C’est tout de même mieux, je vous l’accorde, que la métamorphose du malheureux Gregor Samsa dans le roman éponyme…
      A propos, justement, de votre remarque sur le style de Kafka dans ce roman halluciné, et dans d’autres comme Le Château, c’est précisément ce choix de l’allemand des chancelleries, sobre, sec, sans aucune métaphore ni référence au savoureux folklore, qui fait en grande partie le génie de cette œuvre, et qui frappe de sidération le lecteur. Son imaginaire en devient fulgurant, le cauchemar informe et monstrueux plus redoutable. L’auteur refusait même les illustrations de couverture. Pour un Gregor Samsa ou un Joseph K., le style foisonnant et exubérant, magnifiquement créatif de Lautréamont aurait dissipé ici toute la violence d’absurde, et ôté le déclenchement d’un choc, d’une hilarité jaune et nerveuse du lecteur tout le long de ses lignes . Le monde est fou dans le style glacé d’un rouage inexorable. Et le découvreur de ses lignes explose ou implose dans ses entrailles…

    2. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      J’ignorais tout de cette anagramme, je n’ai pas la tête aux anagrammes, je ne les vois pas, je n’ai pas ce bizarre talent. Mais je constate qu’ironiquement elles nous rattrapent !

  4. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Certaines formules de ce blog ont tinté à mes oreilles : « Car à y regarder de près, l’homme est un Chinois pour l’homme »… »toutes les questions de l’exotisme se jouent déjà avec le couple »… « partenaires les plus improbables »,.. Qu’on perde sa cuirasse, ses frontières, ou sa bulle « 
    Elles m’ont conduit vers deux chemins de réflexion, l’un langagier, et l’autre plus philosophique.

    « L’amoureux des langues est épris d’altérité » disait Claude Hagège dans son livre devenu best seller (L’Homme de Paroles, p. 298), « l’homme dialogal »,  et notamment « le linguiste peut réapprendre à penser dialectiquement » (p. 300).
    Et il est vrai que les Michel Strogoff en quête de contrées aux locuteurs exotiques et improbables doivent passablement désapprendre, se délier du carcan de leur langue, « de ce que les langues obligent à dire » le mot est encore du maître, « ou négligent de dire » de par l’ossature même de leur parler d’origine, sa structure, qui scelle une vision du monde particulière. L’arpenter de contrées doit bien s’ouvrir, s’abandonner un peu à l’autre. Son oreille doit bien se laisser porter, flotter sur les sonorités du vocabulaire dans cette invitation au voyage….

    Aragon avait bien saisi cet exotisme dans son poème « Le Conscrit des cent villages » : « Adieu, Tchétchènes et Tatars / Ossètes, Hinukhs, Godobéris / Tchouktches et Nivkhs, Votes , Avars / Mordves, Nénètes et vos Maris / Yakoutes, Ourdmourtes et Tchouvatches …, ».
    Il aurait pu ajouter cette petite perle sonore, sur les rives du Pacifique : les Kwakwaka’ waks du détroit de Vancouver !

    Si l’on peut tout traduire, la langue traduite du grand lointain s’assortit d’une inflation de notes de bas de page à mesure que le corps du texte lui-même s’amenuise..,Reflet de l’écart culturel, du monde de références qui fuit sur l’horizon.

    La tension de ces voyageurs vers l’Autre exotique pour tenter de trouver des harmoniques (par emprunt au langage musical), ou des partielles harmoniques, est un peu semblable à celle qui prévaut dans le couple.

    Cette tension devrait en principe un peu tuer l’ennui, cher Dominique (« Pour travailler la métamorphose sur l’étang de votre ennui »). En fait, l’ennui peut s’avérer un formidable tremplin: « Bref, sans ennui, trop fade serait l’aise », remarquait la fine mouche de Marot! Sur le mode poétique ; «  Et du sublime ennui d’un barde / Qui chante au milieu du brouillard » (Stances d’Ossian).

    Et puis rien n’empêche que cette tension vers l’altérité soit source d’humour. Pour un Serbe, il fut un temps où l’ennui, c’était les autres, qui encerclaient la mère- patrie comme un boa constrictor, résumé par ce savoureux acronyme : BRIGAMA = Bulgarska, Rumunja, Italija, Grecka, Madarska, Albania!

    Le deuxième chemin de réflexion, plus philosophique, revient un peu vers « la fêlure » du blog précédent. En affinité avec la pensée de François Jullien sur la Chine, il y a tout ce que développe Marc-Alain Ouaknin (Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque), sur « la brisure » (La Chevira) , à travers la Kabbale notamment. On part de la « brisure des vases », symbole de la défectuosité des êtres , qui requiert réparation par l’homme, vu comme co-responsable avec Dieu au sein de la création. L’homme doit constamment opérer un arrachement sur soi-même. Afin que « L’Homme -quoi? » ne devienne pas un « voilà-l’homme-que-je-suis » réifié, figé dans une identité. L’auteur montre que dans cette sagesse de l’incertitude, le Je-Ani (l’un des pronoms de 1e personne en hébreu classique) qui est une ouverture, ne doit pas devenir un Je-Anokhi (l’autre pronom de 1e personne) clôturé, cette fois. Il doit se proposer à la brisure. Tout en veillant à ce que la brisure ne devienne pas à son tour un système, autre péril. Par tout un jeu kabbalistique sur le vide représenté par la lettre Ayin , liée à Je, l’auteur montre que dans cette tradition, l’ex- istence, l’ouverture de la parole à son vide revêt une importance capitale. Dé-liement, dé-signification , écrit-il. Cet exercice étant en rapport avec la réparation et la guérison. ( pp. 89, 131-141)

    Ces deux réflexions se font un peu écho l’une l’autre, il me semble…

    Le mot « intimité » n’a pas été prononcé, mais on n’en est pas loin.
    « Quête toute personnelle de nos splendeurs intimes », disait l’autre jour celui que vous évoquez , cher Dominique, en parlant de notre douce France…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Stimulantes références à Marc-Alain Ouaknin (que je connais à peine), merci chère Anetchka, il faudra y revenir à-propos de Cohen dans un prochain billet…

  5. Avatar de Gilles
    Gilles

    C’ est en s’ oubliant qu’il arrive qu’ on se trouve , c’ est en perdant sa vie (presque) qu’il arrive qu’ on se trouve , c’ est en se mourant (presque) qu’ il arrive qu’ on se trouve / et ce n’ est ni aliénation ni idées sombres ni violence , et le but n’ est pas et n’ est pas de se trouver ni de se perdre ni perdition . et ce n’ est pas qu’ arrondir les angles ou sans discernement , c’ est ainsi s’ affranchir des routines , des cloisons , des murs même de l’ amour de soi ou de l’ idolâtrie ou des noeuds de soi neuronaux parfois gouffres , s’ affranchir sans tapage ni irrespect certes de hiérarchies et de doctrines même si ou quand elles figent , « des murs » où qu’ils soient , de l’air ressenti pesant collant complice parfois de poussières de paroles sans actes ou d’un joug insidieux en rites ou des facilités du carcan et du vide des rites comme des idéologies , de l’ identitaire , du totalitaire , c’ est Liberté d’ Une Seule Espérance et Parole dépassant même le jour d’ un jour seulement ou la semaine d’ une semaine seulement , c’ est même dérangeant même pour soi tous les jours et jour après jour et sans prétention Parole et d’ Une Seule Espérance en Partage et hors-les-murs aussi aux chemins des paix Espérance l’ Enfance est un Cri

  6. Avatar de Gérard
    Gérard

    Bonsoir !

    Décoïncider complètement, c’est quoi, au juste ?

    Quid de ces coïncidences qui semblent donner du sens ?

    Un professeur d’université en vacances dans sa résidence secondaire peut-il trouver

    un « quelque chose » à son moi, en parlant pendant des heures, sur la place du village avec les joueurs de boules ? Et les braves gens du cru qui le saluent en passant peuvent-ils recueillir quelque chose en l’écoutant, si tant est qu’ils acceptent ensemble de faire la causette ?

    Franchement, qui peut dire à tel ou tel, qu’il mérite la cloche d’airain, comme ce sacré Félicien ?

    Du haut de quelle montagne, un artiste qui a de la voix, un intellectuel qui sait parler peuvent-ils faire la leçon aux gens d’en bas qui n’ont pas leur notoriété et leur culture, loin s’en faut, mais qui savent « les choses », peut-être, au tréfonds de leur être ?

    Hier, au supermarché, à la caisse, je pensais à Aurore en demandant à la caissière de me préciser la date du jour pour faire le chèque. Un Client à la caisse d’à côté répond aussitôt en me citant un dicton de sa grand-mère sur le temps qui passe…J’ai dû lui faire une citation à l’emporte-pièce et nous voici en train de demander au temps de suspendre son vol. Son épouse, surprise par tant de gravité qui devait se lire sur nos visages, s’est mise à rire, tout étonnée.

    Et tant de petits riens qui font, un instant, la vie un peu plus vivable.

    Tenter de résister à la non-vie, comme nous y incite avec ardeur, Monsieur Jullien qui fait des livres, c’est facile à dire.

    S’éprouver dans la vie de tous les jours, pas si simple, mon capitaine !

    Mais on peut toujours essayer…Avec et sans M. de Montaigne.

    Bien à vous tous

    Gérard

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Gérars, je ne partage pas votre sévérité envers l’activité de plume de François Jullien : résister à la non-vie n’a rien d’élitaire, c’est à la portée de chacun au fil, justement, de ces « petits riens » qui tissent nos existences. Il me semble que Jullien aide à mieux distinguer entre l’essentiel et le futile dans le quotidien, et que c’est une frontière intéressante pour chacun à tracer !

  7. Avatar de ml
    ml

    Bonsoir à tous !

    Oui, François Jullien, le dit ou l’écrit clairement : « La poésie fait toujours retentir quoi qu’elle touche, dès lors qu’elle est « VRAIE », la fêlure ou blessure originelle, en perpétue l’écho, dans la moindre sensation comme le moindre instant. »

    Et de citer Baudelaire « La cloche fêlée ». Tout l’art du poète étant de faire résonner ce Lointain (la célébration de l’Ailleurs dans l’ici et maintenant). Ailleurs que dans les rêves, ailleurs que dans les nues, comme dit la chanson.

    De la vraie vie de l’auteur, on retient ce qui fait entendre l’éloignement dans la proximité, ou bien la distance dans l’intime : les violons vibrant derrière les collines.

    Pour Gaston Bachelard, la science se définit comme, « un combat, contre soi-même et contre la nature; la science est un refus de ses propres opinions » (La philosophie du non)

    Et pour François Jullien le concept de la vraie vie est un concept de combat non inféodé à aucune conception positive touchant la vie.

    Dans « Zeugma », Marc-Alain Ouaknin se souvient de ce livre de G.Bachelard, précédemment cité, où il est écrit :

     » l’enfant naît avec un cerveau inachevé et non pas, comme le postulat de l’ancienne pédagogie l’affirmait, avec un cerveau inoccupé « .

    Ce n’est pas rien de faire un enfant…

    Félicitations à M.Daniel Bougnoux pour la qualité de cet espace qui permet le débat et les ébats, à même de transformer notre cher ennui mallarméen en une réalité dynamique, comme une douce conscience de flotter et de monter au-dessus des tentations d’un monde lourd, comme il est écrit dans Le droit de rêver.

    “La nature nous laisse à nos propres forces. Dieu a décroché son téléphone et le temps presse » dit Arthur

    Au bout du bout du bout du fil, Gaston, es-tu là ?

    ml

  8. Avatar de AB du Pont de Cé
    AB du Pont de Cé

    Réponse ou essai de réponse à la réponse personnelle de Monsieur Bardou

    Ne parle plus ! Chante ! (Zarathoustra)
    Je vous offre un titre formidable, celui de Richard Anthony des années septante :
    « Je suis amoureux de ma femme »
    Et fonderont comme neige au soleil, les supputations à n’en plus finir sur les qualia !
    Et par terre cherra la théorie d’une ubiquité sans réel fondement !
    Au pays de la dolce France, tout finit par une chanson.
    On ne pouvait mieux faire à votre endroit, Messire Guillaume, chevalier de Montfort

    A B du Pont de Cé

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Bienvenue sur ce blog à ce nouveau participant, qui s’avance il me semble sous un pseudonyme qui fleure bon le Crève-coeur d’Aragon, « J’ai traversé les ponts de Cé » ? Mis en musique par Francis Poulenc, une des premières « chansons » tirées de ses poèmes, aujourd’hui au nombre de plus de 200…

  9. Avatar de AB du Pont de Cé
    AB du Pont de Cé

    « LES LARMES SE RESSEMBLENT

    C
    J’ai traversé les ponts de Cé C’est là que tout a commencé
    Une chanson des temps passés Parle d’un chevalier blessé
    D’une rose sur la chaussée Et d’un corsage délacé
    Du château d’un duc insensé Et des cygnes dans les fossés
    De la prairie où vient danser Une éternelle fiancée
    Et j’ai bu comme un lait glacé Le long lai des gloires faussées »

    (Le crève–cœur et Les yeux d’Elsa, Louis Aragon)

    Bien sûr, tous ces pseudonymes sont des masques et j’en fais partie.

    Voici la fin du présent billet :

    « Ce dernier livre de François Jullien, où Simenon se trouve plaisamment expliqué par Saint Augustin, et inversement, touche à l’essentiel, comment vivre à deux ? Et il pose à chacun la question cruciale : et vous, préférez-vous aimer, ou osez-vous avoir des relations (vraiment) intimes ? » (Fin de citation)
    Quelqu’un a répondu à visage découvert avec une belle sincérité.
    Est-ce à dire que son propos dit tout et ne voile aucunement un pan de réalité resté dans l’ombre ?
    Parler des qualia et des mèmes est une chose…Vivre sa vie à l’abri des regards indiscrets en est une autre.
    Au royaume des ombres, Éros existe…Qui parle de ses armes, signor Daniel ?

    Il en est un et vous le connaissez. Il est l’auteur d’un livre qui n’est pas destiné au jeune public et qui traite de l’histoire de l’érotisme de l’OLympe au cybersexe. Sa conclusion on la trouve dans un numéro de Médium, en ces termes :
    « L’érotisme reste peut-être l’ultime terra incognita à conquérir et à humaniser. C’est la dernière frontière qui nous sépare de nous-mêmes, celle derrière laquelle s’ouvre le territoire vierge de l’amour fou, l’espace de l’Aventure avec un grand A. Ce que nous promet Éros, c’est cet horizon où doit s’accomplir une forme encore inconnue de notre puissance à exister et de notre liberté : un art d’aimer, un culte du plaisir et du vivre ensemble qui pourrait faire de nous des artistes. » (Fin de citation)
    C’est bien dit et c’est bien écrit, mais ça veut dire quoi au juste pour le sens commun qui traîne son chariot au supermarché et qui regarde « L’amour est dans le pré » à la télé ?

    Nous avons un terrible désir de savoir et de ça-voir…
    L’érotisme vu comme une religion immanente pour notre planète. Un désir scénarisé porté à sa plus haute incandescence par le charme de la durée et le luxe de la lenteur, c’est quand même facile à dire et à coucher sur le papier.
    Dans les faits, dans la vie réelle, eh bien mes aïeux, l’ouvrage reste à faire !
    J’ai décidé d’y croire…Dans l’attente de vos critiques sévères.

    Bonne journée, ici encore bien maussade.

    Alors autant chanter sous la pluie !

    A B du Pont de Cé

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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Les derniers commentaires

  1. Bonsoir, chers amis ! J’ai bien lu le commentaire de mon honorable interlocuteur. Et à la caisse, ce jour, je…

  2. Bien triste regard sur Grenoble que j’apprécie toujours autant lors de mes passages . Ville apaisée et accueillante, idéale pour…

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