Me trouvant à Paris ce lundi 22, au moment où Macron faisait son grand discours onusien de reconnaissance par la France de l’état palestinien, discours qui coïncidait avec la fête du nouvel an juif, je me suis rendu au MK2 Saint-Michel pour y visionner Oui, le film du très controversé Israëlien Nadav Lapid.
Il n’y avait pas foule dans la salle, le film (sorti cette semaine) ne semble pas promis à une grande carrière. Que faut-il souhaiter aux citoyens d’Israël le jour de leur fête, et de ce discours, un état palestinien à leurs frontières ? Ou d’autres films comme ce pamphlet qu’on trouvera provocateur, choquant ou déplaisant de Lapid ?
L’intrigue, s’il est possible de raconter un film construit à coups d’ellipses, de coups de poings sonores et visuels, et dont le montage voudrait d’abord suggérer le chaos, décrit les relations tumultueuses d’un pianiste prénommé Y. avec sa femme Yasmine, auquel le gouvernement propose de mettre en musique un nouvel hymne national dont il reçoit les paroles, outrancières, pleines d’un esprit de vengeance qui affuble de croix gammées les ennemis (arabes) de la patrie. Y. (ce « prénom » d’un homme lui-même tronqué figurant peut-être l’abréviation de Yes ?) se plie non sans réticencesr à la proposition, et une scène particulièrement outrancière le présente léchant longuement, copieusement de sa langue les bottes de son commanditaire. D’autres scènes, moins frénétiques, montrent Y. au bord de la mer (qui joue un rôle récurrent dans ce film), tentant d’ajuster les paroles de l’hymne à venir à une sublime musique de Bach ; ou bien, avec Lea, ancienne amour de jeunesse retrouvée, tous deux évoquent ce qui aurait pu être leur romance, depuis le sommet de la « colline de l’amour » d’où se découvre, au loin, l’enclave de Gaza sous les bombes.
Autant le dire d’emblée, je n’ai pas tout suivi de cette histoire, de ses personnages ou protagonistes si fuyants, si peu porteurs de messages : Lapid au cinéma n’aime pas les caractères, qui nuisent à la fluidité, au mouvement qui fait l’essentiel d’un film. Et il arrive qu’il traite aussi les mots d’une conversation pour leurs rythmes, accélérant le débit, le hachant jusqu’à mimer la décharge d’un fusil mitrailleur. Les fusils d’ailleurs, les hélicoptères, les croiseurs de guerre rôdent et encadrent plusieurs scènes de cette société effroyablement militarisée, où l’individu vacille, au bord de se fondre dans le collectif. La boîte de nuit aux sons (et aux corps) déchaînés qui ouvre le film lui donne son modèle, les personnages s’y meuvent à la limite de l’évanouissement – la noyade expressément figurée où Y. manque de périr, sauvé par Yasmine, préfigure d’autres scènes d’engloutissement. À l’image de Y., c’est notre propre tête percevante et raisonnante de spectateur que Lapid voudrait, par ce film, plonger sous l’eau.
J’ai dit que je souffrais d’un herpès des yeux qui continue d’affecter ma vue, et qui me rendait devant ce film maladroit à en déchiffrer les sous-titres ; une part de son intrigue m’a donc échappé. Mais Oui n’est pas un film indifférent – même s’il porte, justement, sur l’indifférence (l’aveuglement, la bonne conscience) qu’une société entretient vis-à-vis de ses propres crimes. Comme dans le film La zone d’intérêt (auquel j’ai consacré ici un billet, « Auschwitz à la cantonade »), les protagonistes de Oui ne veulent rien savoir du génocide en cours à Gaza, et ils se montrent fort peu concernés par les dizaines de milliers de morts accumulés à leur porte. Tous disent oui, ils consentent.
On a beaucoup parlé du livre de Vanessa Springora intitulé Le Consentement, beaucoup insisté au moment de sa parution sur cette condition capitale qui, selon qu’elle intervient ou non, change une relation sexuelle en une violence ou un viol. Le film coup de poing de Lapid étend il me semble, et retourne, cette question capitale du consentement en direction de notre propre regard : et vous, comment pouvez-vous consentir à la destruction méthodique de Gaza ? À ces corps d’enfants gémissants sous les gravats ? Au spectacle de ces chiens ou de ces oiseaux emportant dans leur bec ou leur gueule des morceaux de corps humains, une jambe, une tête, que les habitants (qui n’ont plus nulle part où habiter) n’ont pas eu le temps d’enterrer ? Le film ne montre pas ces scènes, évoquées à la cantonade, il les mentionne, les murmure, les faufile dans le fracas d’un étourdissement général, boîtes de nuit, autoroutes où les pneus et les moteurs s’emballent… Savons-nous encore discerner, respirer, trier le bien du mal dans ce vortex hurlant d’images et de sons ? Nos propres écrans, nos technologies modernes d’information nous rendent-ils plus vigilants, ou au contraire distraits, colonisés, consentants ?
La musique, ou en général la bande-son, disent ici l’essentiel. Comme le rappelait Godard mentionné par Lapid dans Les Trois couleurs, le magazine de MK2, avec audio-visuel le son vient toujours avant l’image ; il la supplante, et peut nous conduire à la transe comme l’exemplifie dans Oui une scène d’orgasme par les oreilles. Mais tout le film est dominé par cette recherche d’une musique nationale, militaire, conçue pour galvaniser l’entrée des soldats sur le champ de bataille, et mise ici dans la bouche d’enfants séraphiques : entendent-ils, dans l’enthousiasme propre au ravissement par le chant, ses paroles toxiques et génocidaires ? La fable, frôlant délibérément le grotesque ou l’insupportable, proposée par ce film n’est pas à écarter au nom du bon goût, ou de la mesure. Elle nous regarde. Et vous, après le 7 octobre, et devant Gaza écrasée, massacrée en représailles, comment, à quoi pouvez-vous dire oui ?
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