Un colloque intitulé « Régis Debray tous azimuts » se tiendra, en présence de l’intéressé, les mardi 16 et mercredi 17 décembre dans la salle des conférences de la Bibliothèque Nationale de France, site Vivienne, 5 rue Vivienne 75002 – Paris (entrée libre, mais inscription obligatoire). J’y prendrai la parole le 17 au matin par un exposé centré sur le projet médiologique et l’aventure des Cahiers. Je publie ici l’essentiel de ce que j’ai préparé pour ce propos.
Cher Régis, Mesdames et Messieurs, il s’agit donc ce matin de faire court avec un t, en évoquant les points saillants de ce qui demeure pour moi une aventure intellectuelle, jalonnée d’une belle série d’ouvrages qui tous témoignent d’un projet de recherches majeur. Cette médiologie, mot forgé par Régis et apparu pour la première fois dans Le Pouvoir intellectuel en France (1978), prête le flanc à plusieurs malentendus, et exige donc explication.
Notre médiologie n’est pas tout-à-fait une discipline, puisqu’elle n’a reçu l’onction d’aucune institution universitaire, mais c’est davantage qu’une curiosité ; elle relèverait pour ma part d’une sensibilité, ou disons d’un étonnement devant ce qui va de soi pour certains, et ne laisse pas d’en surprendre d’autres : l’énigme posée par les phénomènes de communication et de transmission, qu’est-ce qui fait qu’un message circule (ou demeure prisonnier de son énonciateur, sans passez la barre du je au nous) ; comment s’articulent ce je et ce nous, au sein de grands ensembles (d’ensembles jadis grands) tels l’Ecole, l’Eglise, l’Etat qui distribuaient par leurs canaux un surplomb symbolique garant de nos cohésions – mais que deviennent celles-ci, et qu’arrive-t-il par exemple à l’idéal de la République, à l’heure du morcellement démocratique, de l’individualisme consumériste, de la post-vérité, de la culture woke ou de l’émiettement de nos communs ?…
Les analyses disponibles dans nos dix-huit Cahiers de médiologie (suivis d’une soixantaine des numéros de la revue Médium) prennent en écharpe et labourent ces questions bien actuelles, que tu n’as cessé d’impulser et de relancer, cher Régis, en nous stimulant, en nous mettant au défi de débattre et de mieux comprendre. « La médiologie sport d’équipe », énonçais-tu modestement, alors que nous pensions sous ton impulsion, que c’est en empruntant tes mots que nos questions s’éclairaient un peu. Notre équipe aujourd’hui n’est plus, et l’aventure semble courue. Mais elle aura, en ce qui me concerne, formidablement compté, et je voudrais brièvement dire pourquoi.
La médiologie ne consiste pas, m’objecte Régis, à étudier la logique des médias (à faire par exemple la sociologie de la presse écrite, audio-visuelle ou numérique), elle examine comment s’articulent quatre M, comme tu le développes à l’ouverture de notre numéro 6 « Pourquoi des médiologues ? », le Message, le Medium, le Milieu et la Médiation. Très (trop ?) vaste programme, car ces mots recèlent bien des pièges, et des problèmes ! Voire des frustrations, ou des blessures narcissiques, pour le dire après Freud. Médias en effet est le nom d’un certain malheur, et nous ne cessons intimement de les maudire (à proportion que nous rêvons d’immédiateté). Médium de même, soit le milieu porteur, et formateur, que constituent nos outils pour le développement de nos pensées, nous inflige un décentrement, en nous rappelant que nous ne pensons qu’à plusieurs, façonnés par une langue, et qu’il faut pour penser s’équiper de prothèses techniques (au premier rang desquelles l’écriture, donc des supports d’inscription et des canaux de distribution), sans lesquels nos traces s’évanouiraient. L’icône tant vantée du Penseur de Rodin n’est donc qu’un mythe, ou prend l’exact contre-pied de la médiologie : l’homme nu rêve, imagine ou désire, il ne saurait penser.
J’ai proposé, pour échapper à l’objection de Régis et faire une place à la médiologie dans nos programmes universitaires d’information-communication, de présenter celle-ci comme une extension bienvenue de la sémiologie : nous étudions avec elle le couple du message et du média, comme la sémiologie le couple du signifié et du signifiant. Le message, comme le signifié, constitue la face idéale, le média comme le signifiant sa base ou son revers matériels. Or cette face matérielle, dans le cas du signe linguistique comme dans celui de nos messages en général, demeure obscure ou fonctionne sous rature : les prothèses techniques qui garantissent nos échanges médiatiques en général ont tendance, le temps qu’elles fonctionnent, à se faire oublier ; j’ignore tout du hardware de mon ordinateur en tapant ce texte, je ne veux rien savoir du moteur de ma voiture tant qu’elle avale les kilomètres, etc. C’est la panne ou le bug qui suscitent la prise de conscience médiologique ; c’est quand je casse ma paire de lunettes, ordinairement invisible (puisque c’est par elle que je vois), que je mesure son efficace. Il y a donc, par définition ou par structure, un inconscient médiatiquequi mériterait qu’on lui consacre un peu de l’attention portée à l’inconscient selon Freud. Nos médias (pas seulement nos journaux) nous aident chaque jour à déployer et ouvrir le monde, ou plutôt notre monde – mais ce qui nous aide à voir, à raisonner, à penser, n’est pas lui-même clairement perçu.
L’essor chez nous d’une sémiologie (notamment portée par Roland Barthes) l’amenait à dénoncer tout ce qui entrave cette conscience sémiologique, soit la nature, ou la doxa (bêtes noires inlassablement pourchassées sous sa plume) ; la médiologie de même prolongerait heureusement cette chasse en traquant partout notre prétention spontanément idéaliste aux effets de présence, d’individualité ou d’immédiateté. There is no such thing as a free meal – la formule pourrait ajouter « as a free mail », il n’existe jamais d’envoi gratuit, toute communication a un coût caché dont nous devons acquitter le prix.
Nous peinons à penser ce qui aide à penser, nous invoquons une efficacité symbolique ou un effet de performatif sans toujours bien comprendre, ni tenter d’approfondir, la raison des effets ; Descartes postulait une « lumière naturelle » là où nous aimerions mieux comprendre la variété, et la complexité, voire l’ingéniosité de nos dispositifs d’éclairage (Cahiers de médiologie numéro 10, « Lux, des Lumières aux lumières » ) ; un théologien de l’âge classique invoquera de même « l’admirable propagation de la foi », comme si les missionnaires dans leur évangélisation n’avaient pas été encadrés par les militaires et les marchands (Cahiers de médiologie numéro 17, « Missions ») ; mes camarades de l’UJC-ML de même, en 1968, n’hésitaient pas à déployer à l’entrée du pot de l’ENS une fière banderole idéaliste proclamant « La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie », comme si ces phénomènes, la lumière, la foi, la doctrine d’un intellectuel avaient une énergie causa sui, efficace sans autre adjuvant…
La médiologie aime mettre en évidence ces adjuvants cachés, souvent triviaux, de sorte que l’enquête ironiquement semble rabaisser le débat ; petites causes, grands effets. Ou encore, less is more. Nous aimons citer à l’appui la phrase du diacre Frollo dans Notre-Dame de Paris, brandissant face à la cathédrale la bible fraîchement imprimée par Gutenberg et pronostiquant, lugubre, « Ceci tuera cela », la presse à imprimer rongera l’édifice de pierre, le papier (matériau si fragile) renversera le Pape – et les guerres de religion, de fait, ne sont pas étrangères à la diffusion ainsi multipliée des textes sacrés.
On ne sait pas très bien ce que recouvre la fonction média, la population des objets ainsi désignés n’est pas dénombrable, et leur efficacité, capricieuse, aléatoire, semble recéler une part de sorcellerie. Qu’est-ce qui fait qu’un message (un roman, un film, une image, une doctrine) émergent ou circulent ? Quel plan de com assurera la réussite électorale de tel candidat ? Quelques spin doctors voudraient nous faire croire à une efficacité presse-bouton dans des domaines, la relation pragmatique de sujet à sujet, où aucune efficacité technique n’est de mise : l’action du sujet sur l’objet est simplement technique, donc triviale (le sujet en principe domine l’objet), alors que la relation pragmatique de sujet à sujet demeure aléatoire, et non maîtrisable : le sujet reste opaque au sujet. Une opération de communication, le lancement d’un livre, d’une lessive, d’un candidat, peut donc toujours brillamment réussir, ou tristement échouer sans raisons évidentes.
Je demeure frappé, si je résume notre parcours, par la proximité du champ médiologique avec la sensibilité écologique, et je regrette par exemple que le dialogue ne se soit pas mieux noué avec Bruno Latour, qui avait participé à notre premier Cahier, « La querelle du spectacle ». Média, médium, milieu, ces mots font la chaîne pour déplacer notre attention de l’être sur l’entre : la médiologie n’engendre pas d’ontologie particulière, elle remet tout acteur, tout sujet en situation d’interaction – autrement dit, d’un mot majeur dans la pensée de Régis, en relation d’incomplétude.
Jean-Yves Chevalier a traité hier ici du théorème d’incomplétude, qui inspire et domine l’ouvrage princeps de Régis Critique de la raison politique, ou l’inconscient religieux (1981). Un groupe humain ne peut se clore et faire parti, église, nation ou bande que par l’appel à quelque infini fondateur ; un idéal, une légende, un Grand Récit (en amont) mais aussi peut-être une tâche à remplir, une projection, le rêve d’un futur indéfiniment à venir…, sont des opérateurs indispensables pour stabiliser le groupe, et assurer sa consistance. La mystique ne déchoit pas en politique, elle l’anime en sous-main, et demeure son indispensable carburant. Je ne m’étendrai pas sur la querelle que Sokal et Bricmont firent à Régis, pour l’emploi indû ou par métaphore d’une formulation empruntée au mathématicien Gödel ; à la même époque, le magnifique Gödel Escher Bach de Douglas Hofstadter montrait tout le bénéfice de ces métaphores quand elles sont judicieusement maniées. Je voudrais seulement préciser qu’il y a au cœur de la réflexion médiologique deux types d’incomplétude, que l’homme né prématuré ou en état de détresse, comme le souligne le mythe d’Epiméthée développé par Bernard Stiegler (après Derrida) ne survivrait pas sans une multiplicité de prothèses, techniques, affectives, institutionnelles, autant de suppléments sans lesquels notre espèce ainsi prothésée ne grandirait pas.
Comment nous incorporons-nous ces prolongements de nous-mêmes, depuis le silex taillé jusqu’à, par exemple aujourd’hui, l’Intelligence artificielle ? Commet rejouons-nous, à chaque étape ou mutation technique, ces successives incarnations ? Savons-nous où s’arrête un corps ? Je laisse en suspens ces questions, mentionnées pour ne pas conclure, mais pour souligner l’originalité d’une œuvre qui n’a cessé de mêler l’enquête (matérialiste) sur les objets techniques et l’éclairage religieux qui conduit et inspire, sans aucunement verser dans le spiritualisme, cette exigeante, cette rayonnante pensée.

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