Le film de Yann Gozlan Dalloway, sorti il y a une semaine sur les écrans, reprend un thème qui risque de paraître rebattu, l’Intelligence Artificielle peut-elle au lieu de nous aider se retourner contre nous, et prendre le pouvoir sur nos propres neurones ? Le film culte 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick avait, en son temps déjà, somptueusement mis en scène la lutte à mort d’un équipage de vaisseau spatial avec l’ordinateur de bord, baptisé Hal, dont la voix caressante nous poursuit.
La voix de « Dalloway » n’est pas moins serviable. Ce patronyme a été donné à son assistant vocal par Clarissa (Cécile de France), une femme écrivain retirée dans la résidence Casa où divers artistes, musiciens, plasticiens, danseurs, écrivains, viennent poursuivre ou achever une œuvre en cours. Son appartement fait rêver, les écrans qui tapissent les murs y construisent un environnement sans cesse changeant, où au doigt et à l’œil Clarissa peut faire apparaître un bord de mer remplacé par ses mails, ses textes, ses recherches du jour, les visages de ses correspondants ou de ceux qui hantent sa mémoire, et que Dalloway s’empresse de faire surgir à sa demande… Notamment celui de Lucas, le fils suicidé dont Clarissa tente de fixer par écrit le drame.
« Dalloway » évoque évidemment pour ma génération un titre de Virginia Woolf (adapté à l’écran il me semble par un assez merveilleux film intitulé The Hours où joue Meryl Streep), et je me demandais avant la séance quel lien pouvait entretenir ce film avec l’œuvre ou la figure de la romancière. Nous apprenons assez vite que Clarissa, jusque là cantonnée dans la littérature jeunesse, a entrepris cette fois d’écrire sur les derniers jours de Virginia qui, les poches alourdies de pierres, décida comme Ophélie de confier un beau matin son corps à la rivière… De quels souvenirs, de quelles hantises se gonflent peu à peu les poches de Clarissa, aux prises avec son travail d’écriture, et avec les conseils toujours obligeants (aux deux sens du terme) de son assistante vocale (jouée par la voix de Mylène Farmer) ?
Ce film propose un thriller très efficace, et malheureusement assez plausible. Il pivote à mon avis sur une citation souvent faite de Virginia Woolf, que Yann Gozlan nous livre un peu déformée : pour grandir ou devenir un sujet, il convient d’avoir « une chambre à soi », c’est-à-dire un espace de recueillement, ou un for intérieur, où les autres ne pénètrent pas. Vivre, c’est disposer de ce monde propre, qui n’est qu’à moi et dont je cultive ou perfectionne la singularité, et pour cela la clôture.Dalloway inversement nous montre cette chambre, si obligeamment capitonnée de caméras et de micros, envahie par une IA dont on ne sait si elle assiste ou si elle vole, si elle espionne au risque de la décerveler la malheureuse Clarissa, qui rumine ses soupçons jusqu’à la paranoïa…
C’est un défi pour le cinéma de filmer la conscience, ou par exemple quelqu’un en train d’écrire ; la graphosphère et la vidéosphère (comme nous dirions en médiologie) se contrecarrent. Comment Virginia, comment Lucas, comment Clarissa à leur suite marchent-ils au suicide ? La montée du danger chez Clarissa se joue sur une frontière qui se brouille et s’efface peu à peu, où est le dehors (cet appartement si bien pourvu de prothèses vocales, visuelles, mentales) et le dedans d’une conscience, d’une histoire qui obsède l’écrivaine et qu’elle voudrait exorciser par le détour, biographique, de Virginia Woolf ? Qui parle, qui écrit dans cette chambre où une partenaire mentale, « Dalloway », enveloppe Clarissa de ses suggestions, de ses injonctions ?
Le soupçon grandit, au fil du film, que « Casa », cette merveilleuse résidence pour artistes n’est peut-être pas le lieu de recueillement que vante sa directrice (à la voix fort inquiétante), mais un piège où les pensionnaires sont cueillis, volés de leur intimité pour nourrir ce qui manque encore précisément à l’IA, des sentiments, des cas de conscience, un fleuve d’affects et de passions. Nous vivons depuis quelques temps sous la menace de ces vols, qui ne concernent encore que de superficielles données personnelles, choix d’achats, modes de pensée, parcours de consommateurs. Ce film envisage (annonce pour la dénoncer) l’étape suivante, où nous devenons cobayes dans des fermes d’élevage et de prélèvement de notre vie intérieure, où il n’y a plus de chambre à soi. Comme l’explique lumineusement une vidéo incrustée que Clarissa découvre et déchiffre en frissonnant, l’IA après s’être nourrie des data de nos consommations doit progresser en prélevant sur les artistes (ces gens qui travaillent sur l’intimité des affects) des modes de fonctionnement plus intimes de nos neurones. L’IA profonde de demain apprendra grâce à eux à pleurer, à craindre, à aimer…, et elle doit pour cela moissonner les données d’une maison comme « Casa », où l’on tient rassemblés des professionnels de l’expression des sentiments.
Clarissa a-t-elle raison de se révolter et de chercher à fuir ? Ou est-elle le jeu de soupçons, d’indices qu’elle exagère ? Ici encore où passe la frontière de la clairvoyance et de l’auto-intoxication, de l’assistance et de la persécution ? Du machinique et du vivant ? Que gagne un sujet à s’entourer d’autant de prothèses, a-t-il encore une chambre à soi ? De quel fantôme Clarissa est-elle hantée, Virginia Woolf suicidée par noyade, Lucas défenestré, ou Dalloway dont la voix la poursuit jusque dans la maison refuge de son ex-mari ? Pouvons-nous, avec ce dernier épisode, croire qu’il existe encore un monde extérieur out there où ne pénètreraient pas la voix insinuante et les suggestions de l’Autre ?
Dalloway renouvelle magistralement les films de fantômes, et nos intimes questionnements sur le propre, et sur l’altérité ; magnifiquement inquiétante, son intrigue ne tranche pas et nous laisse ruminer nos propres doutes, à la sortie du MK2 sous la pluie.
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