Shakespeare & Co : Tassinari répond à Suhamy

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Je viens de recevoir la réponse que Lamberto Tassinari souhaitait faire à la très vive attaque de Henri Suhamy. La voici :

Monsieur Suhamy, vous vous définissez vous-même comme « un stratfordien de base » et en effet, il n’y a aucune trace de « hauteur » dans les pages que vous avez crachées. Calmez-vous, monsieur Suhamy (chez nous, on vous appelle déjà affectueusement Tsunami à cause de votre furie, un pun digne de l’auteur de Love’s Labour’s Lost,  n’est-ce pas ?), car moi, je ne touche pas à l’œuvre que je lis et que j’aime autant que vous l’aimez, seulement au personnage du Barde de Stratford qui est vide comme une coquille… vide. Vous connaissez certainement ce qu’en 1785 George Steevens, editor et commentateur de Shakespeare, écrivait :

« All that is known with any degree of certainty concerning Shakespeare, is that he was born at Stratford-upon-Avon, married and had children there, went to London, where he commenced actor, and wrote poems and plays, returned to Stratford, made his will, died, and was buried. »

Rien n’a changé depuis, même l’honnête Schoenbaum n’arrive pas à nous convaincre ; il a des doutes sur ses années perdues, sur son portrait officiel :

Shakespeare’s introduction to the capital falls, frustratingly, in the void of the lost years.”

et

images

 “…a huge head, placed against a starched ruff, surmounts an absurdly small tunic with oversized shoulder-wings… Light comes from several directions si- multaneously: it falls on the bulbous protuberance of forehead… that ‘horrible hydrocephalous development’, as it has been called… creates an odd crescent under the right eye…”

Ci-contre portrait de « William Shakespeare »,

ci-dessous portrait de John Florio

 Il n’y a rien dans la vie de ce provincial mal éduqué qui soit capable d’éclaircir l’œuvre, rien. Entre vie et œuvre, un abîme. De là est née la Shakespeare Authorship Question, pas du snobisme des lecteurs ! C’est depuis les 18e et 19e siècles qu’on s’interroge sur la paternité des œuvres de Shakespeare. Si des faussaires comme Henry Ireland (1777-1835) et Payne Collier (1789-1883) ont senti le besoin de forger des autographes  du Barde, c’est parce que la biographie et la personnalité de l’homme de Stratford sont vides et insignifiantes. Une aubaine pour les critiques, car on peut dire de lui tout et rien : « all art, no life ». Le Shakespeare traditionnel, imposé d’autorité, est une création posthume. Ce n’est que sept ans après la mort du prétendu auteur que la relation a été établie avec Stratford. Stanley Wells, le grand parrain, admet ce caractère posthume, tout en accordant valeur de preuve aux témoignages post mortem :

photo

[Diana] « Price writes that ‘Shakespeare is the only alleged writer of consequence from the time period for whom he [we?] must rely on posthumous evidence’ to prove that Shakespeare the writer was the man from Stratford.’ So far as documentary evidence goes this is true« :  http://stanleywells.co.uk/beyond-doubt-for-all-time

La question de la paternité, méprisée puis attaquée par les universités, existe bien. Si c’était une conspiration paranoïaque ou une idée farfelue, ça ne pourrait pas durer 300 ans. Ironiquement, c’est juste après la parution en 2005 d’un livre exalté et faux, The Case for Shakespeare. The end of the Authorship Question par Scott McCrea, que les contestations ont  connu une accélération redoutable (je maltraite McCrea ici : <http://www.johnflorio-is-shakespeare.com/scholarspotting.html>). Savez-vous pourquoi l’humanité a « produit » environ quatre-vingts candidats pour tenir le rôle de Shake-speare ? Non, ce n’est pas par simple bêtise, c’est à cause du fait que la théorie officielle de Stratford n’est pas convaincante, qu’elle n’arrive pas à élucider le grand nombre de problèmes auxquels est confrontée la critique shakespearienne. C’est comme en science : on continue de chercher jusqu’au moment où la bonne théorie sera proposée, « the theory of everything ». C’est ce que j’ai fait. À la différence de tous ceux qui m’ont précédé, je propose un candidat qui n’est pas britannique, mais qui a forgé 1149 mots en anglais, le deuxième après Shakespeare à cette époque-là. John Florio possède deux vertus que tous les autres, y compris Stratford naturellement, n’ont pas et qui sont au centre de l’univers shakespearien : l’Italie et les mots. Florio a tous les mots shakespeariens pour écrire ce théâtre, et il est le seul ! En plus, il a le caractère, les amis, les protecteurs, les voyages, les langues, l’érudition d’un shake-speare. Un passé et toute l’Europe derrière lui ! Les deux œuvres, de culture et d’art, ont le même ADN.

Les autres doubters ont cherché auprès des nobles, instruits et voyageurs, car les Anglo-Saxons ne pouvaient même pas se permettre d’imaginer un Shakespeare non britannique. Moi, j’ai choisi un Juif-Italien. John Florio signifie la fin de la Shakespeare Authorship Question, vous le sentez vous-même, M. Suhamy : avouez-le. Comme Ariel, votre fils qui descend dans l’arène à côté de son papa, John était profondément lié à son père Michel Angelo, qui lui avait passé ses gènes, ses langues, ses livres, ses manuscrits, sa culture juive. Tous les chemins shakespeariens mènent à Florio. Si John Florio est connu par les gens cultivés pour avoir traduit Montaigne, etc., etc., il a toutefois été négligé, surtout après l’intrigante biographie de Frances Yates en 1934 qui, au lieu d’ouvrir une saison de recherche sur le grand contemporain du Barde, l’a fermée ! Mais aujourd’hui, cher Suhamy, c’est la reprise en grande force : Pfister, Camard, Lawrence, Wyatt, Kirsch, Frampton, Haller (édition critique du dictionnaire de 1598), et maintenant l’ineffable Stephen Greenblatt qui reprend le Shakspere’s Debt to Montaigne de George Coffin Taylor de 1925 (http://www.telegraph.co.uk/culture/books/10877821/Stephen-Greenblatt-on-Shakespeares-debt-to-Montaigne.html#disqus_thread). Sans compter « le Tassinari » en eBook et bientôt en français…

Je ne vous répondrai pas sur la connaissance de l’Italie de la part de Shakespeare : lisez Richard Paul Roe surtout, et même Georges Lambin, Naomi Magri. Pas de gaffes sur la navigation, les villes et villages, les Juifs de Venise, les routes, les auberges, etc.

Pour les hapax, dans mon livre (en appendice de l’édition 2013, p. 405), je me limite à dire  que hugger-mugger et handy-dandy sont des hapax chez Shakespeare et que Florio les utilise en 1598. Qu’on les retrouve au 15e siècle, soit, mais pas chez les Élisabéthains. Il y a plein de mots « difficiles », shakespeariens, chez Florio, d’abord chez lui, puis chez le Barde. Vous écrivez :

Le mot multitude, qui vient du latin multitudo, est extrêmement courant et existe en anglais depuis le Moyen Âge.

Vous plaisantez, Tsunami ?! Ce n’est pas au mot multitude mais à l’expression composée utilisée dans Coriolanus : the many-headed multitude, identique à celle forgée par Florio en 1598 dans son dictionnaire, the many-headed-monster-multitude, que je me réfère comme un smoking gun.

Ensuite, l’expression leaping-house (bordel) avec le verbe to leap dans le sens du coït ne peut pas être une coïncidence…

Ce qui vous manque, Suhamy, c’est de l’imagination. Et je ne parle pas de l’esprit fantaisiste et léger qui nous détache de la réalité, mais de cette faculté de l’intelligence qui, dans les arts comme en science, produit les changements de paradigme. Vous êtes naïvement collé à votre vérité, Suhamy, vous ne voyez qu’un arbre à la fois. En écrivant des milliers de pages sur Shakespeare vous avez fini par le perdre : Shakespeare lost in erudition.

Good criticism needs a better Shakespeare.

 

PARS DESTRUENS

 

Vous connaissez déjà tout ce qui suit – ces arguments qui ont convaincu des crackpots, des imposteurs comme Whitman, Dickens, James, Twain, Freud, Welles, Gielgud… — mais je vous les rappelle quand-même :

• Il n’existe aucun témoignage personnel sur William Shakespeare comme personnage réel, en chair et en os, appartenant à la vie mondaine et culturelle de son temps. Quand on a écrit sur lui, c’est à un nom, à une réputation littéraire qu’on se référait.

• Il vient d’une famille d’illettrés, dont personne n’a rédigé de testament ni possédé de livres. Même ses deux filles signaient à peine leur nom.

• Son testament : un document banal, conventionnel, rédigé par un notaire ou un avocat. Il n’y est question que d’argent et de propriétés, d’objets d’usage domestique, aucune mention de livres, même pas d’une bible ou de meubles ayant pu contenir des livres.

• Nous n’avons pas de preuve qu’il ait fréquenté d’école. On ne peut que le supposer, vu ce qu’on lui attribue comme œuvre.

• Les rapports avec ses mécènes, le comte de Southampton et le comte de Pembroke, sont supposés, imaginés par la critique. Il n’y a aucun lien historiquement prouvé entre l’Homme de Stratford et ces deux grands aristocrates auxquels il n’a jamais dédicacé une seule pièce de théâtre. On a trouvé seulement deux poèmes signés « William Shakespeare », et dédicacés à Southampton : Venus and Adonis en 1593 et The Rape of Lucrece en 1594, mais rien ne prouve que ce soit l’Homme de Stratford qui les ait écrits et signés. Florio était le précepteur de Southampton et il lui a dédicacé son dictionnaire sous son vrai nom. Les trois dédicaces – celles des deux poèmes et du Dictionnaire – sont du même style et montrent un même rapport maître-élève entre Florio et Southampton.

• Dix-huit de ses pièces n’ont jamais été publiées de son vivant, chose bizarre pour un auteur que les critiques considèrent si intéressé par l’argent. Plusieurs autres pièces n’ont jamais été jouées, et quand elles ont été jouées, les représentations étaient très souvent dans des résidences de nobles ou à la Cour, pas dans des théâtres.

Il n’a jamais écrit ni reçu de lettres. Pas de trace de correspondance. Pourtant, dans le théâtre shakespearien, on retrouve plus de cent lettres.

Personne ne lui a jamais dédicacé une œuvre. On ne dédie pas un écrit à un nom de plume !

• Dans les éditions in quarto de ses pièces, très souvent le nom est épelé avec un trait d’union, « Shake-speare », épellation typique des noms de plume.

• Nous n’avons aucun manuscrit de son œuvre immense.

• Tout ce qui nous reste de sa main, ce sont six signatures tremblotantes sur des documents et actes légaux où le nom « Shakespeare » n’est jamais épelé comme on le fait aujourd’hui. Il est difficile de croire qu’avec une telle écriture, quelqu’un puisse avoir écrit l’œuvre la plus monumentale de l’histoire du théâtre. Quelqu’un qui a passé sa vie à écrire – et à la main, comme c’était la règle à l’époque – des centaines de pages de poésie et de dialogues, aurait dû soigner davantage sa calligraphie ! Ajoutons que l’Homme de Stratford écrivait son nom de six façons différentes.

 

Lamberto Tassinari

Une réponse à “Shakespeare & Co : Tassinari répond à Suhamy”

  1. Avatar de Daniel Bougnoux

    Je reçois cette (copieuse) lettre d’Ariel Suhamy, le fils du « shakespearologue » Henri, qu’il verse au débat pour synthétiser une correspondance privée que nous avons depuis quelques semaines.

    Cher Daniel,

    Je vous ai dit en privé que l’argumentation des antistrat, et votre modèle du réverbère, relevaient à mon sens de ce que Spinoza nomme la réduction à l’ignorance et vous m’avez demandé de m’expliquer à ce sujet. Je vais m’y efforcer. Cette façon d’argumenter, dont le nom est calquée sur la réduction à l’absurde, consiste à prétendre convaincre en s’appuyant sur la seule ignorance. Par exemple : Vous ne savez pas comment tel événement s’est produit ? donc, c’est « la volonté de Dieu »… En quoi consiste cette volonté, personne ne le sait, puisqu’elle ne fait finalement que nommer une ignorance : procédé tautologique, autrement dit. Mais on voit quel parti les fanatismes peuvent tirer de ce type d’argumentation, lorsqu’ils dénoncent comme des ennemis de Dieu ceux qui cherchent réellement les causes des choses.

    Quel rapport avec votre argumentation ? Celle-ci a en gros la forme d’un syllogisme :
    Majeure : il faut connaître plein de langues, etc., pour être un génie tel que celui qui a écrit les œuvres attribuées à WS.
    Mineure : or, WS de Stratford était inculte.
    Conclusion : donc, c’est un autre ; et Florio répond au portrait-robot, pour toute une foule de raisons apportées par M. Tassinari.

    L’ignorance comme argument
    Chacune de ces propositions, à mon sens, ne repose sur rien d’autre que sur l’ignorance pure.

    1/ Vous commencez par observer que les « stratfordiens » sont incapables de répondre à la question « des conditions d’élaboration de cette œuvre géniale ». Mais vous oubliez d’ajouter que personne n’en est capable, c’est même ce que le mot génie indique ordinairement. Personne, sauf vous : selon vous, il faut pour être un génie, connaître une multitude de langues, etc. Soit, mais d’où vient cette affirmation ? Elle ne semble s’appuyer que sur l’ignorance où nous sommes tous sur ce sujet. Je ne dis pas qu’elle est fausse, mais elle demanderait à être étayée d’une façon ou d’une autre, d’autant que plein de contre-exemples viennent à l’esprit.

    2/ L’homme de Stratford n’avait pas de culture. Qu’en savons-nous puisque précisément on ne sait à peu près rien de sa culture ? Et c’est là qu’est le principal subterfuge : du fait qu’on ne sait rien sur lui (ce qui d’ailleurs n’est pas tout à fait exact), on doit en déduire que lui-même ne savait rien ! Je vous cite : « On ne connaît pas les contenus de la vie officielle de « W.S. » qui pourraient expliquer cette œuvre, donc il faut chercher du côté d’une autre vie, plus propice à cette explication. Quoi de répréhensible ? »

    Répréhensible, je ne sais pas, sauf s’il existe, comme au pays d’Aphania, des punitions pour les fautes de logique ; mais assurément loufoque. S’il faut remplacer tous les personnages de l’histoire par d’autres, au motif qu’on n’en sait pas assez à leur sujet, il y a du pain sur la planche.

    Que trouverons-nous, de toute manière, chez cet autre personnage, sinon ce qui se trouve déjà dans la Majeure du raisonnement, un personnage sachant plein de langues, etc. ? Procédé purement tautologique, donc, qui ne nous avance pas plus que vos vilains stratfordiens.

    3/ Mais si, puisqu’on a un candidat parfait en la personne de Florio, soutenu en détails par M. T.

    Le prof. Suhamy a montré qu’ils étaient quant à eux fondés sur l’ignorance… de M. T. et de ceux qui l’écoutent, puisque manifestement, sur les points qu’il invoque, il existe un savoir, qui contredit ce qu’il affirme. Il s’agit donc cette fois d’une ignorance organisée, que ce soit par fraude ou incompétence. La réfutation est facile, mais laborieuse : il faut aller regarder les dictionnaires et les textes, tout le monde n’en a pas le loisir ou l’idée.

    4/ Mais cela ne semble pas vous affecter. Constatant que le prof est incollable sur chacun des points que vous avez relevés, que faites-vous alors, au lieu de reconnaître qu’il a bel et bien pris Tassinari en flagrant délit d’incompétence ou d’imposture ? Vous vous repliez une fois encore derrière l’ignorance du prof : « Vous ne l’avez pas lu dites-vous, vous n’êtes pas curieux de le lire et vous balayez ce fatras d’un revers de manche ? Et c’est vous l’académique, et Tassinari le zozo allumé ? »

    Que ne citez-vous un seul argument valable, pour donner envie ! Tout ceci montre assez que nous ne sommes pas du tout dans un vrai débat.

    D’autant que la réduction à l’ignorance se change immanquablement en délire interprétatif.

    De l’ignorance au délire interprétatif
    5/ Parmi les maigres faits que les dits stratfordiens ont relevés, il y en a en effet qui ne cadrent pas avec la théorie ici présentée. Non pas parce qu’ils ne nous apprennent rien sur l’origine du génie, mais parce qu’ils contredisent directement votre thèse. Par exemple, le « sweet swan of Avon », ou les fautes d’italien dans les pièces.

    Les faits étant têtus, il n’y a plus qu’à les attaquer. C’est là que le raisonnement tautologique du début tourne en fanatisme. Ce qui pour les uns est un simple fait, devient pour les autres un signe, qui doit être interprété au besoin dans le sens contraire de ce que le fait brut contient, si cela contredit la thèse posée au départ.

    Voyez, je vous prie, à quel point de délire en arrive ce M. T. : Shaks-florio fait-il des fautes d’italien ? ben oui, c’est volontaire, pour mieux se déguiser, pardi ! (je trouve ce détail cocasse dans le compte rendu de McCrea). S’étant donné d’avance ce qu’il faut démontrer, on peut tout tordre à cette fin sans crainte des contradictions. Si WS connaissait mal le latin et le grec, c’est la preuve qu’il ne pouvait pas écrire ses pièces. Mais si les pièces contiennent des fautes d’italien, c’est la preuve que l’auteur caché le connaissait tellement bien qu’il pouvait même le parler mal. Et vous voudriez après ça qu’on aille se coltiner les 400 p. restantes ? cela peut être drôle, mais 400 p., c’est un peu long pour une blague.

    Mais la preuve par le dictionnaire, que M. T. vient de vous adresser, est encore plus ahurissante : « Il y a plein de mots « difficiles », shakespeariens, chez Florio, d’abord chez lui, puis chez le Barde. » Donc M. T. précise bien que le dictionnaire de Florio a été publié avant les pièces en question. Ce qui ne l’empêche pas d’écarter, ou plutôt de ne même pas envisager l’hypothèse qui vient pourtant naturellement à l’esprit : à savoir que WS ait pu, comme tout un chacun, ouvrir ce dictionnaire et y puiser ces mots (l’influence de Florio sur Shaks étant un fait reconnu). Ou les avoir trouvés ailleurs, vu qu’un dictionnaire n’est pas censé inventer des mots, mais répertorier ceux qui sont en usage. Non, il est beaucoup plus logique d’en déduire que l’auteur des pièces ne peut être que… l’auteur du dictionnaire ! Avec ce genre d’argument on pourrait soutenir que les poèmes de Mallarmé ont été écrits par Littré ou Bescherelle, et ainsi de suite. Il est vrai que l’homme de Stratford ne pouvait pas ouvrir un dictionnaire, puisqu’il était illettré… En tous cas, je vais faire attention à ne pas reprendre les mots de M. T., car je n’aimerais pas voir ma personne se confondre, par un tour de magie dont il a le secret, avec la sienne.

    Ultime absurdité : Pourquoi Florio s’est-il fait lui-même à la fois l’instigateur et la victime d’un complot ? Comment ce complot a-t-il pu fonctionner ? Ces questions suffisent à montrer l’absurdité du montage. Comme j’ai l’impression que vous ni vous ni M. T. ne les relèvent, je vous suggère de retourner le compliment, et de répondre que vous n’êtes pas tenus de le savoir. N’est-ce pas l’occasion d’ouvrir une chaire, ou une ANR, pour explorer ces mystères ?

    Je me suis demandé quel pouvait être le but de toutes ces absurdités patentes. Je suis assez tenté par une explication assez perverse : il s’agit de susciter l’indignation ou le rire des interlocuteurs, afin de les faire passer ensuite pour des colériques ou des pas sérieux, afin de les déstabiliser aux yeux du public. Je m’empresse d’ajouter que ce n’est qu’une hypothèse, je n’ai aucune certitude à ce sujet et ça ne me tourmente pas. Il y a des choses, comme dit Nietzsche, que je ne veux pas savoir.

    De trois sortes d’ignorance à ne pas confondre
    En résumé, il faut bien distinguer trois types d’ignorance à l’œuvre.

    a/- l’origine du génie : par définition on l’ignore, c’est ce que le mot génie indique. Sur ce vide juridique se niche toute l’embrouille.
    b/- les ignorances communes à tous, qui servent à faire passer, selon le sophisme que la page wikipedia consacrée à la question présente sous le nom argumentum a silentio, l’absence de preuve pour preuve de l’absence. M. T. aura beau lister, comme il le fait dans la deuxième partie de sa dernière intervention, à l’infini les ignorances, cela ne produira jamais le moindre savoir. Mille oiseaux qui s’envolent n’en font un qui se pose.
    c/- les ignorances ponctuelles, par incompétence ou mensonge : cette fois, il revient au spécialiste de démasquer l’imposture.

    Après, les arguties consistent à passer constamment et subrepticement d’un plan à l’autre, afin d’étourdir l’adversaire.

    Tu rêves, Herbert
    6/ Le modèle du réverbère et de l’ivrogne offre une parfaite mise en forme de toute cette argumentation, du tenant à l’aboutissant.

    Il s’agit d’abord d’une lapalissade : un historien sérieux sait fort bien qu’il ne sait pas tout. Ensuite, cette lapalissade n’allume aucune lumière nouvelle pour éclairer le champ inconnu. On n’aboutit donc qu’à une insulte gratuite (les historiens sont des imbéciles conformistes), doublée de forfanterie. Parole d’ivrogne, autrement dit.

    À quoi s’ajoute le délire (commençons par éteindre le réverbère) et, finalement, l’agressivité : l’invention de l’ennemi à abattre.

    L’invention de l’ennemi
    7/ Il ne reste en effet plus qu’un pas pour tomber dans l’histoire complotiste. On va donc faire entrer les « adversaires » : accuser les « stratfordiens » de « vouloir », craignant pour leur autorité, censurer la découverte sensationnelle. Mais, comme cela a été dit, les « stratfordiens » n’existent pas, ils n’ont donc pas de volonté. Comme ces poissons-combattants qui se battent contre un miroir, les strats ne sont que la projection inversée des anti-strats, sur lesquels ils projettent leur propres caractéristiques : ignorance, tautologie, travestissement des faits, paresse intellectuelle, etc.

    Digression pédante, qu’on peut sauter, sur l’histoire de l’exégèse
    Les stratfordiens n’existent pas, mais ce qui existe, c’est l’histoire comme discipline, avec ses critères propres qu’elle a effectivement à défendre régulièrement contre les fausses sciences, surtout quand celles-ci se mettent à contrefaire les vraies. C’est sur ce point qu’il faut faire porter la discussion. Permettez-moi donc, puisque votre blog est hébergé par La Croix, de faire une petite digression sur l’exégèse biblique.

    Il ne faut pas nier que l’argument finaliste a ses lettres de noblesse. C’est cette méthode que recommande St Augustin pour interpréter la Bible. Il recommande explicitement de partir d’un sens donné au préalable, décrété par l’Église, qui servira de crible pour interpréter le texte, résoudre les contradictions ou même corriger ce texte s’il n’est pas conforme à ce que le magistère, seul maître du sens, enseigne. Après, toutes les ruses exégétiques, toutes les fantaisies de l’imagination sont permises, pourvu qu’on revienne toujours au dogme. Cette méthode s’est imposée au moment où l’on pensait qu’il était dangereux de laisser tout un chacun apporter sa propre lumière sur le livre contenant la parole de Dieu.

    À cela s’oppose l’exégèse moderne de la Bible (dont le premier promoteur fut… Spinoza, toujours lui !). Prenant modèle sur les sciences de la nature, elle procède à l’inverse : au lieu de partir d’un sens révélé pour ensuite forcer les faits à s’y conformer, elle glane patiemment et sans présupposé des petits faits avérés, enquête sur l’histoire de la langue, des auteurs, etc., pour enfin, éventuellement, dégager le sens. Plus de révélation préalable, plus d’autorité magistrale, mais une procédure démocratique, dont les ressources et résultats doivent pouvoir être partagés par tous, car seule ici la lumière naturelle est aux commandes.

    D’un côté, une méthode autoritaire ou « finaliste » qui part de ce qu’elle veut montrer pour tout conformer à cette fin ; de l’autre, la méthode dite « historico-critique », qui part des seuls faits, sans préjuger du résultat, ni faire appel à une autre autorité qu’à celle de la raison commune. Entre les deux méthodes le dialogue ne peut être que de sourds, c’est-à-dire qu’elles se tiennent l’une l’autre pour illégitime. Les finalistes accusent les historiens de nier la révélation, de perdre le message essentiel au profit de pinailleries historiques ; les historiens accusent les finalistes de tordre arbitrairement le texte pour faire passer des inventions humaines pour parole divine.

    Aujourd’hui que la méthode finaliste a pris un sérieux coup dans l’aile, la situation se complique : voici qu’elle renvoie l’accusation de cercle herméneutique à l’autre parti, et fait mine de mener, elle aussi, des enquêtes sur la langue, l’histoire etc. Il est un peu piteux de voir cette méthode, qui a eu ses heures de gloire, réduite à singer son adversaire. Piteux, mais inquiétant, car la contrefaçon a prise sur un public avide de révélations sensationnelles et peu exigeant en fait de méthode. Rassurant aussi : la contrefaçon est l’hommage que le vice rend à la vertu.

    Une piste, indiquée par la page wikipedia sur la question : l’antistratfordisme a pris son essor au milieu du XIXe siècle, précisément au moment où la science biblique portait ses premiers coups au dogme religieux ; jusqu’à parfois s’emballer (ce qu’on appelle le scientisme). Il est possible que le détour par le cas Shakespeare, qui n’a aucun enjeu, ait ici servi de laboratoire, ou de détour pour traiter une question trop sensible sur le mode de la fable ou de la blague. Après, il y a toujours des gens pour prendre les blagues au sérieux…

    Quant à vous, cher Daniel, vous avez sans doute d’excellentes raisons personnelles pour accorder toute autorité à ce monsieur Tassinari, puisque même démenti sur plusieurs points précis, vous ne lui retirez rien de votre confiance. J’imagine que je ferais pareil si j’étais à votre place. Le problème est que ces raisons sont incommunicables, sauf par élan d’enthousiasme. Vous reconnaîtrez donc, j’espère, que tout le monde n’est pas tenu d’adhérer à votre foi.

    Car il s’agit bien d’une religion, avec son dogme et son prophète, et son millénarisme toujours reporté (c’est pour bientôt, le colosse va s’effondrer ! vous allez voir !). À part qu’on ne voit absolument pas l’enjeu ou l’intérêt de tout cela, sauf, je crois, d’obtenir un semblant d’autorité par un semblant d’argumentation. Tant le besoin d’auditoire fait délirer les hommes.

    Science, littérature, et science-fiction
    Mais n’esquivons pas, pour finir, puisque votre argumentation s’appuie sur cette accusation, le « fond du problème » : l’origine du génie.

    Je reconnais volontiers que c’est une bien belle question ; que l’histoire factuelle ne peut s’élever à cette hauteur ; et qu’il peut être intéressant d’échafauder, en s’autorisant des vides de l’histoire, des romans pour tenter de saisir le génie en formation : je me souviens par exemple d’un roman de Léon Daudet intitulé Le voyage de Shakespeare, que je n’ai d’ailleurs pas lu ; ou d’un film intitulé Shakespeare in love, que je n’ai pas vu…

    Me revient aussi la fameuse phrase de Keats sur la « capacité négative », qui est la bonne attitude à avoir face à l’ignorance : « several things dove-tailed in my mind, and at once it struck me what quality went to form a Man of Achievement, especially in Literature, and which Shakespeare possessed so enormously — I mean Negative Capability, that is, when a man is capable of being in uncertainties, mysteries, doubts, without any irritable reaching after fact and reason »… En quelques mots Keats en dit très long sur les ressources du génie shakespearien (et pas seulement), sa capacité à nourrir son imagination de l’incertain, aux antipodes de cette absurde enquête policière qui cherche à mettre le grappin sur l’identité de l’auteur. Comme dit un autre poète, entendu ce matin à la radio : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. »

    Tandis que votre intuition de départ : le génie doit savoir plein de langues, notamment l’italien, avoir voyagé, etc., paraît simplement taillée ad hoc pour préparer la candidature Florio, un peu comme ces commissions universitaires qui profilent un poste au profit d’un candidat « fléché ». Il reste à expliquer comment faire un Shakespeare avec des bibliothèques et des voyages.

    Quant à moi, je trouve qu’en partant, tout au rebours de ce que vous faites, de l’homme de Stratford qui connaissait peu de latin et de grec, mal l’italien et le français, ne semble pas avoir mis les pieds à l’Université, on est déjà mieux équipé pour produire une idée originale du génie… Mais, bon, ça c’est mon idée à moi. Tout est permis, du reste, même de contredire les faits : les romanciers historiques ne s’en sont pas privés, Shaks lui-même (ou « Shaks » si ça vous amuse) dans ses pièces historiques !

    Simplement, ils ne prétendent pas faire œuvre de science, et concurrencer les savants sur leur propre terrain.

    Le fond de l’affaire
    Car ce que vous proposez n’est pas un roman mais une fiction qui se prétend plus scientifique que la science, jusqu’à crier au complot ou à la censure quand on se contente de vous rappeler à la raison. C’est là, en fait, qu’est le roman, ou plutôt la pièce. Ce qui vous intéresse n’est pas d’obtenir l’avis d’un spécialiste (puisque dans ses réponses pourtant très précises et vérifiables, vous ne voyez que « rodomontades »), ni de vous faire une opinion personnelle (elle est faite une fois pour toutes), mais de l’attirer sur la scène de votre blog pour lui faire jouer un rôle : le rôle, précisément, du fameux stratfordien manquant. D’un côté, l’outsider audacieux, vilipendé par l’académie ; de l’autre, l’universitaire grognon, engoncé dans son érudition ; le but étant de faire passer aux yeux du public « l’académique » pour le véritable « zozo allumé ».

    À voir certains commentaires, cependant, le grognon semble avoir volé la vedette à l’outsider…

    Spinoza fait observer que l’objectif de ceux qui pratiquent la réduction à l’ignorance est de dénigrer publiquement le travail des savants, afin de préserver le seul moyen qu’ils ont d’asseoir leur autorité, à savoir l’ignorance ; tandis que, inversement, bien que ce ne soit pas leur but, les savants sont bien obligés de combattre la superstition, afin de préserver, sinon leur autorité, du moins leur existence sociale régulièrement menacée. D’où, en l’occurrence, la juste fureur du prof, dont l’objectif n’est pas de favoriser la candidature Shakespeare contre les autres candidats au poste « Shakespeare », mais de défendre le savoir contre l’ignorance militante, ce qui est autrement important.

    Quant à moi ce n’est pas par pédantisme que je me suis appuyé sur Spinoza, ou pour m’abriter derrière un grand nom ; mais simplement pour signaler que le conflit est, dans sa forme, depuis longtemps balisé, et qu’il n’y a pas lieu de s’énerver. J’aurais pu me référer aussi au très amusant livre de Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison, qui recense les stratagèmes sophistiques. Mais il revient à Spinoza d’avoir mieux que quiconque analysé le lien nécessaire entre raisonnement tautologique ou finaliste, argumentation par réduction à l’ignorance et, last but not least, obscurantisme militant.

    Je n’espère pas non plus vous convaincre de quoi que ce soit, sauf d’une chose : qu’il y a des gens qui ne « marchent » pas, que ce soit les spécialistes de Shakespeare, qui s’y connaissent, ou ceux qui comme moi n’y connaissent rien, vu qu’il n’y a pas besoin de connaître quoi que ce soit des études shakespeariennes pour voir que l’argumentation ne tient pas la route. Ma réponse, m’avez-vous écrit, vous « décourage » : je n’en demande pas plus. Dans cette affaire, la difficulté n’est pas tant de porter un jugement que de délimiter des frontières et poser des garde-fous.

    Bien à vous,
    Ariel

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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