Treilles franco-chinoises, suite et fin

Publié le

Treilles 1

 

Je pensais reprendre jeudi ce compte-rendu, une semaine a passé ! Et la belle lumière des Treilles ne brille plus que dans le souvenir de journées radieuses.

Mercredi 30, Zhao Tingyang, philosophe de Pékin, ouvrit la séance en déplorant le recul de la morale, devenue « nostalgique ». Les vertus seraient remplacées par la revendication des droits (sur le mode du contrat, donnant-donnant) ; et la notion même de valeur, aspirée par la sphère économique, parlerait un langage plus cynique : « Combien tu gagnes ? », ou pire « Combien tu vaux ? ».

Debray-Zhao 1

Régis Debray enchaîna par une conférence consacrée aux pièges de la morale, ou à la morale-écran – la « moraline » moquée par Nietzsche. « C’est quand la chose manque qu’il faut y mettre le signe » (énonce Ferrante dans La Reine morte de Montherlant), jamais nous n’avons eu autant la morale à la bouche, mauvais signe pour la chose publique et les affaires de l’État !

La première victime de cette moraline est peut-être le droit, quand pour mieux contourner le droit international on invoque de pressantes raisons morales (punir, châtier l’axe du mal, « guerres justes » et construction du méchant)… Cette rhétorique autorise tous les mensonges. Alors que le droit est impersonnel et général, la morale plus intime au cœur flotte davantage en flattant les convictions personnelles, philosophiques ou religieuses.

C’est ainsi également que les lois mémorielles viennent introduire la morale dans le droit ; or celle-ci fait bon marché de la chronologie, quand elle juge hier (l’esclavage, la traite) avec les valeurs d’aujourd’hui. Chaque communauté se réclamant de sa morale particulière, cette clientèle peut exiger de tous côtés des dédommagements : là où le droit unissait, la morale divise…

La deuxième victime est évidemment la politique, avec la confusion si souvent dénoncée du public et du privé. La « vertu » selon Montesquieu exigeait de subordonner l’intérêt personnel au bien public ; nous faisons l’inverse en jugeant la sphère publique à l’aune de comportements privés. Il est certain que ce nouvel individualisme opposé à l’État exprime une réaction diffuse et viscérale au totalitarisme ; nous nous retenons mal, face à un fléau, de chercher des boucs-émissaires (Laurent Fabius dans l’affaire du sang contaminé) ; par inculture historique, nous changeons nos manuels d’histoire en traités de morale… Car qui dicte aujourd’hui la morale, sinon les caméras ? Elles orchestrent à bon compte l’indignation collective d’une communauté réduite aux affects (en fait la cohésion recule, car l’émotion n’est pas bonne conductrice du lien social), et une information de court terme fait reculer du même coup l’explication véritable : on préfère s’indigner (slogan et passions contemporaines) à comprendre, c’est-à-dire fouiller un peu longuement la complexité des situations historiques. Comment expliquer en 2’30 la longue histoire d peuple syrien au journal de 20 h. ?

 

Un moralisme facile enfin éloigne d’une thèse déplaisante, notamment soutenue par Brecht et selon laquelle un comportement immoral peut être mis au service de la justice ou du bien commun. Ainsi Churchill endossant durant la guerre le mensonge de Katyn (pour ménager notre allié Staline), ou les Américains appuyant l’opération du débarquement par une série de mystifications et de mensonges, coûteux en vies humaines et machiavéliquement montés, pour cacher aux Allemands le lieu et l’heure… On oublie que la stratégie du bien peut passer par le mal ; et notre vide politique n’en finit pas d’alimenter le bavardage moral.

Les débats revinrent ensuite sur la piété (l’adulte qui délaisse ses vieux parents commet-il un crime puni par la loi ?), puis sur la pitié : Chu Xiaquan rappela l’exemple, tiré de Mencius, de l’enfant batifolant au bord du puits au risque d’y tomber : quel homme serait assez peu homme pour ne pas le retenir dans sa chute ? Ce cas (commenté dans les livres de François Jullien) fait surgir un point de convergence entre les moralistes d’Occident et de Chine : le sentiment de pitié semble en effet universel, et il exprime d’une culture à l’autre l’évidence que nous partageons obscurément la même vie ; c’est au nom de celle-ci, ressentie par chacun en soi comme en l’autre, que nous sommes spontanément capables de ce geste protecteur. Mais chez Kant comme chez Rousseau (son inspirateur sur ce point), la pitié conditionne la moralité sans être elle-même morale (car la pitié demeure errante, et sujette à la mièvrerie) ; cet intérêt spontané pour l’autre reflète une communauté primaire, une solidarité irréfléchie.

Yu Hai (philosophe de l’Université de Fudan) s’intéressa de son côté à la « Me generation », apparue au tournant des années 80 : la liberté individuelle apparaît comme une idée neuve en Chine, inconnue des Anciens – et elle y fait aussi quelques ravages. Depuis l’échec de Mao voulant forger à marches forcées une nouvelle génération altruiste, l’individualisme menace de régner sans limites, avec son emblème de l’enfant unique – donc égoïste ? Le parallèle avec notre propre évolution semble patent : chez nous aussi « Dieu est mort » (un peu plus tôt), et Nietzsche a pu prophétiser l’avénement du dernier homme, celui qui n’est pas traversé par la transmission, qui ne doit rien à ses ascendants ni descendants, le consommateur final et auto-fondé. Cette mort de Dieu signifie celle du collectif, dissous au profit de petits égos jadis sujets à la névrose, mais aujourd’hui davantage peut-être à la psychose (troubles de l’identité) et à la perversion (« moi d’abord », la loi c’est moi…). Observe-t-on cette pathologie en Chine ? La fin des cadres structurants là-bas comme ici (Parti, patrie, églises, syndicats, école, armée, métiers, etc.) entraîne également la fin des grands récits (romans, sagas, épopées…) remplacés par l’autofiction, ou une littérature de proximité qui culmine dans les spots publicitaires et la fascination pour les peoples.

Il faut noter dans cette succession des générations avides de se distinguer (narcissisme des petites différences) l’encouragement du marché, et de la rotation des marchandises. On parle de même de générations techniques pour nos ordinateurs, nos voitures, nos smartphones…, qu’il faut remplacer de plus en plus souvent. En se pensant sur ce mode, les successives générations n’encouragent pas la transmission, l’éducation ni le lien social (« mettez votre paternel au garde-meuble… »).

Dans la suite des débats, Olivier Abel déplora lui aussi l’émiettement et la prolifération des morales ; le sujet éthique est un sujet fracturé, et délibérant, sujet à une inquiétude potentiellement infinie. Il est remarquable par exemple que les différents canons monothéistes (Évangile, Thora, Coran) fassent coexister les interprétations et laissent le dogme ouvert.

Une très stimulante intervention de Nicolas Colin introduisit la notion de la multitude, ressource cachée et partenaire d’innovation des Nouvelles Technologies, dont notre monde industriel et politique peine à prendre pleinement la mesure. La révolution numérique a eu lieu, martèle Colin, et nous savons mal en profiter. Son concept de multitude (également cher à Yves Citton) n’est ni la foule, ni le peuple ni la masse, mais un ensemble d’individus que leurs connexions rendent plus intelligents. Car dans la multitude, les inventeurs foisonnent ; sans passer par un métaniveau organisateur ni un programme planifié centralement, ils se coordonnent à travers des plate-formes, et des joint ventures favorisant la prise de risque. En suscitant une émulation de contributions, ces plate-formes captent la plus-value des applications nées des initiatives de la multitude. Un monde ancien travaillait la matière et l’énergie pour en tirer des biens ; il avait l’ingénieur pour héros, et pour morale la propriété intellectuelle. La nouvelle morale numérique, version libertaire, est davantage contributive ; dans sa version néo-marxiste (celle de Toni Negri inspirateur du concept de multitude), elle souligne que le travail immatériel sur les symboles remplace le travail industriel, qu’il articule les forces cognitives et les émotions, dans un monde à la fois hyperfluide et très dense (étroitement connecté). Mais cette multitude n’est pas un ensemble captif, elle peut migrer, s’accrocher demain à de nouveaux outils qui émergeront avec la fulgurance de Facebook, Amazon ou Google, qui ont grandi à la taille de monopoles mondiaux plus puissants que bien des États… Faire levier à partir de cette multitude constitue aujourd’hui le cœur de l’innovation, donc de la puissance.

Je ne sais si nos amis chinois captèrent bien l’importance des propos avancés par Nicolas Colin (la traduction simultanée ne facilite pas une pleine intelligence de chaque intervention), qui suscita l’opposition frontale de Régis, visiblement agacé par cette irruption très « américaine » dans sa formulation – mais il se ravisa et demanda à Nicolas sa carte, amorce d’une collaboration fructueuse peut-être pour la revue Médium ? Le livre de Nicolas Colin (en collaboration avec  Henri Verdier) s’intitule : L’Âge de la multitude, entreprendre et gouverner après la révolution numérique (Armand Colin 2012), à lire bientôt – et à chroniquer ici.

Quoi d’autre ? Xu Tiebing (spécialiste des relations internationales et professeur d’info-com à Pékin) dressa un panorama très instructif du renouveau religieux en Chine, où semble régner une forme enviable de laïcité (au cours de son histoire millénaire, la Chine n’a pas connu de guerres de religions). Pierre Morel analysa à sa suite la résistance, chez nous, du religieux – tout en souglignant que l’Occident se sécularise tellement qu’il risque de rater son dialogue avec les religions. Que dire de ce dialogue ou de ces tentative œcuméniques ? La réunion d’Assise promue en 1974 par Jean-Paul II marqua notre histoire, mais d’autres rencontres ne sont guère convaincantes : les mêmes acteurs bien connus viennent y reproduire un numéro rôdé, tandis qu’ailleurs les massacres confessionnels continuent… Ces dialogues sont pourtant d’autant plus nécessaires qu’on voit fleurir dangereusement (du côté des teroristes) des religions sans culture. Comment, renchérit Philippe Ratte fort de son expérience à l’UNESCO, empêcher nos débats inter-culturels de glisser inéluctablement à l’inter-religieux ? Notre posture laïque devient parfois intenable, dans un monde où il est plus facile d’être chiite à Paris qu’à Bagdad, ou Karachi… La mondialisation produit partout des fractures religieuses, évolution auxquelles nos gouvernements ne sont guère préparés (la surveillance et la répression nécessaires s’avèrent assez souvent contre-productives).

Guo Xiangang (historien et diplomate) professa, dans son intervention, sa foi en les vertus de l’enseignement. L’école pourtant, et la culture universitaire, peuvent-elles s’opposer vraiment à la barbarie, lui objecte Régis ? Le nazisme n’a-t-il pas éclos dans le pays le plus cultivé d’Europe ? Je distinguerais à ce sujet l’enseignement des sciences de celui des lettres ; les facs de sciences semblent hélas compatibles, dans les pays arabes, avec le fondamentalisme et l’intégrisme, un peu moins peut-être les facs de lettres ; y aurait-il dans les humanités un rempart (fragile) contre l’arrogance de la vérité ? Un texte philosophique ou littéraire peut enseigner le doute, l’ironie et le partage des énonciations ; le roman comme la poésie, voués à la pluralité des interprétations, peuvent suspendre la certitude, et analyser utilement l’économie des passions, qu’elles contribuent à mieux éduquer… Et les « héros » de nos romans n’en sont justement pas. Bref, le recul des études littéraires et des humanités en général, au profit de savoirs réputés plus sérieux, n’est pas une bonne nouvelle pour le niveau de culture.

Deux interventions enfin s’attachèrent à décrire en Chine le tournant du marché, et ce qu’il en advint. Jean-Paul Tchang traça un parallèle entre la révolution anti-autoritaire de mai 68 et la sortie de maoïsme, qui firent dans les deux cas le jeu du marché (c’est la profonde ambivalence de mai 68 d’avoir dénoncé les rapports capitalistes de production, au nom d’un hédonisme qui se retourne très vite en ressort et ressource de cet ordre ancien qu’on prétendait abattre : à preuve la reconversion rapide de nos libertaires en libéraux, et du savoir-faire gauchiste en métiers de la com branchée)… Chu Xiaquan, parfait francophone diplômé des universités d’Aix-marseille, retraça le statut réprimé du « Si » (individu) et son évolution dans une morale chinoise traditionnellement tournée vers le « Kon » (la communauté).  Comment évolue la dialectique des intérêts privés et publics ? Je lui fais observer (nous avons des places fixes et Xiaquan fut mon voisin durant ces cinq jours) que la Chine n’a pas formulé la fable des abeilles forgée par Mandeville, d’où Adam Smith tira son modèle de la main invisible : « Vices privés, vertu publique », on favorise mieux la prospérité d’un état en encouragent l’hédonisme et la consommation plutôt qu’une censure puritaine. L’épanouissement individuel (du Si) n’est donc pas historiquement incompatible, bien au contraire, avec le développement du collectif – jusqu’au point où la corruption et les excès de l’individualisme (visibles aujourd’hui dans l’écart intolérable des salaires, chez nous comme en Chine) minent excessivement le lien social. Où sont les garde-fous moraux et juridiques qui endigueront en Chine la libération de l’économie et les excès du marché ?

Il revenait à Wang Jiann-Yuh (directeur à Paris de la Fondation Victor Segalen), à Philippe Ratte et à Qu Xing (Président de l’Institut chinois d’études internationales), de conclure. Philippe s’y employa avec une virtuosité acquise dans sa longue fréquentation de l’UNESCO : entre la Chine et la France, saluons l’union nécessaire des contraires ! Et leurs convergences : nos deux pays n’ont-ils pas séculairement cultivé un ordre collectif autour d’un Etat fort, confronté aujourd’hui à l’érosion rapide des digues mentales et sociétales sous les assauts du désordre marchand ?

Philippe rédigera la synthèse de ces journées ; nos deux précédentes rencontres franco-chinoises, successivement consacrées à « Identité et universalité », puis à « Transmission culturelle et modernité», déjà synthétisées et éditées par ses soins, sont disponibles aux éditions Gingko.

 

Photos de Wang Jiann-Yuh : les participants sur la terrasse, puis Régis Debray et Zhao Tingyang dans la bibliothèque.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Bonsoir! Est-il vraiment certain, notre maître, que le spectre n’était pas là dans ce capharnaüm où il cherchait à reposer…

  2. Incroyable cher M. comme, au dernier mot de ce commentaire, vous faites sortir le lapin du chapeau… C’est de la…

  3. Bonjour ! Un sacré billet qui me rappelle la fin de « L’homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux, citant Spinoza (Éthique, IV).…

  4. Merci mon cher Jacque de vous adresser directement à ma chère Julia ! Je lui signale votre commentaire, car les…

  5. Lettre à Julia Bonjour ! À vous, Mademoiselle, cette épistole, écrite sur écran au fin fond d’une campagne, dans un…

Articles des plus populaires