Voyage au pays de la mort

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Voyage en Chine, de Zoltan Mayer

(Haut et court, mars 2015)

 

Je n’aurais pas été voir ce beau film tendre et grave, qui n’a récolté dans Le Monde ou Télérama qu’une critique des plus tièdes, si Christophe Chabert dans Le Petit bulletin n’en avait fait l’éloge ; et je serais passé à côté d’un émouvant moment de cinéma.

L’argument en est assez simple : Liliane Rousseau (Yolande Moreau) et son vieux mari quelque peu ours apprennent par téléphone la mort de leur fils, survenue en Chine. Yolande plante son Richard pour se lancer seule dans ce voyage à la recherche des souvenirs de ce garçon qui leur a échappé, et qu’elle va là-bas mieux découvrir. Le pays de la mort, me disais-je en regardant ce film très contemplatif, est étrange, aussi étrange qu’un peuple dont nous ne parlons pas la langue et où nous débarquons un beau jour, ou une triste nuit. Les montées d’escalier sont dures à Yolande, qui cherche à Shangaï l’appartement qu’occupait Christophe ; elle y parvient, avec l’aide d’une voisine obligeante qui parle français, et peut lui raconter un peu son fils. De là, elle gagne en TGV la province éloignée du Si-Chuan où Christophe est mort d’un accident de voiture, et où le corps l’attend à la morgue. La caméra est merveilleuse de pudeur et de recueillement : la confrontation avec le cadavre est traitée hors champ, on n’en saisit que la bande-son ; de même on ne voit pas toujours les paysages ni les personnages directement, mais comme voilés par un premier plan flou, ou pris dans des reflets. Ce brouillage de la vue suggère les larmes sans doute, mais aussi l’éloignement et l’étrangeté de ce pays de la mort où nus pataugeons. Non que les Chinois se montrent hostiles, ceux qu’elle rencontre sont au contraire directs, coopératifs et cordiaux, désireux de l’aider. Et Yolande, doublement perdue comme elle l’est, a tellement besoin de s’accrocher à eux !

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Il est très pertinent d’avoir fait du voyage en Chine le miroir de l’état de deuil, qui brouille les repères, qui ronge en profondeur le sentiment d’être au monde, d’être soi. Et en même temps, ce voyage exigeant, pénible donne à Liliane des dérivatifs tout trouvés, et au fond bienvenus : apprendre quelques rudiments de chinois, cuisiner avec sa logeuse, contrôler à table la manipulation des baguettes, trinquer, battre la pâte des nouilles, remplir les formalités du décès avec l’aide d’un vieux monsieur obligeant. Elle connaissait si mal ce fils parti vivre loin d’eux, et qui ne donnait guère de nouvelles ! Le soir, elle lui écrit dans sa chambre récapitulant ses rencontres, ce qu’elle devine des jeunes femmes qui l’ont connu et dont elle lui fait compliment : Christophe était un être raffiné, il s’entourait de gens délicats, constate-t-elle avec orgueil.

Une « fiancée » du fils l’accompagne au lieu de l’accident, dans une forêt de bambous, et l’actrice chinoise nous enchante par ce qu’elle transmet d’étrange – ses codes de bonne manière lui interdisent de pleurer – et les larmes pourtant qui débordent, et qu’elle tente vainement de cacher. Moment poignant de rencontre entre ces deux femmes, qui ont aimé différemment Christophe. Souvent, la caméra cadre les corps sans les visages, ou les caresses qu’échangent deux mains quand les mots manquent. La barrière linguistique, omniprésente, nous rappelle aussi que le chagrin du deuil n’a pas d’expression adéquate, mais que les corps néanmoins proposent un langage, plus universel. Liliane avec douceur, patience et obstination (merveilleuse Yolande, repliée dans son grand corps gauche, affaissé) dévisage et apprend peu à peu la Chine, où son fils photographe semble avoir vécu « chez lui », elle s’accroche entre les deux mondes à quelques points de contact ou de capiton : il est possible entendre inopinément au fond du Si-Chuan « Vesoul » de Jacques Brel (un cadeau de Christophe au café du village ?), et quand on prie Liliane de suggérer pour les funérailles une musique, elle propose timidement du hip-hop. Les instruments qui accompagneront la cérémonie seront bien différents, les codes reprennent le dessus en ces grandes occasions ; mais la douleur des hommes est la même en Chine et en France, et puisqu’on ne sait rien de la mort, partout et toujours incompréhensible, il n’y a pas à s’étonner de la différence des rites et des religions. Ceux qu’on propose à Liliane sont bizarres mais elle s’y plie de bonne grâce, l’important avec le cercueil, avec l’urne, avec les personnes présentes est de faire quelque chose qui donne au voyage des morts un semblant de direction.

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Celle qui fut en France aide-soignante et qui se fait appeler maintenant Li-li-an n’a plus envie de rentrer ; elle a rencontré à cette extrêmité de la route des gens auprès desquels elle se sent comprise, confortée.

Et nous sortons nous-mêmes moins seuls de ce film ; sous la différence impensable des cultures et des langues, les corps et les sentiments nous parlent, nous relient. Sans emphase ni recherche facile d’exotisme, à petites touches, Zoltan Mayer et ses merveilleuses interprètes nous suggèrent que la Chine peut être aussi un pays d’accueil, et de recueillement.

3 réponses à “Voyage au pays de la mort”

  1. Avatar de Pascale
    Pascale

    Un film émouvant, pudique sans voyeurisme, tout en délicatesse, poétique.
    Yolande Moreau y est magnifique. Peu de dialogues, mais les regards, les gestes en disent long.
    Malgré le drame qui s’est joué, le film se termine sur une note d’espoir. Apaisant.
    Â voir absolument !

  2. Avatar de Caron maxime
    Caron maxime

    J’ai vu « Voyage en Chine » . Très étonné de certaines critiques négatives et très injustes, me semble-t-il, mais je suis très heureux d’avoir lu le commentaire de Daniel Bougnoux qui m’a paru on ne peut plus pertinent et qui nous remet au cœur du film avec sensibilité et justesse. Je suggère à ceux qui espéraient voir un film vaguement politico-ethnologique de lire l’analyse de Daniel Bougnoux et d’aller revoir le film avec de nouvelles lunettes.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Maxime, bien d’accord avec vous !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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