« William-Giovanni-Shakespeare », Pour sortir du ron-ron

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Portrait dit « Sanders » de « William Shakespeare »

 

Mon dernier échange avec Madame Dominique Goy-Blanquet (son article dans En attendant Nadeau, ma réponse, sa contre-réponse par mail privé, la mienne encore…, et ce matin mercredi 17 dans ce même journal en ligne son codicille assassin à ma publication…), montrent hélas les limites de l’exercice, nous tombons dans le maelstrom fatal du dialogue de sourds, nous tournons en rond. Comment s’en échapper ?

« Deux choses, écrivait à peu près Freud en 1922 dans une lettre à Eddington, sont susceptibles de me faire perdre la tête, la question de l’occultisme, et celle de l’identité de Shakespeare » ! Notre affaire s’avère passionnelle ; je ne dirai pas avec Joyce qu’elle attire comme un terrain de chasse les cinglés, mais qu’elle dresse les unes contre les autres des croyances irréconciliables, ou non-négociables. Et l’on sait de reste combien la croyance peut fausser le caractère…

Une polémique roule apparemment sur des faits : le partisan de Florio découvre dans son œuvre de troublantes convergences avec Shakespeare, le Stratfordien lui rétorque que ce soi-disant indice se trouverait n’importe où ailleurs, ou que oui, la coïncidence s’observe mais qu’elle n’est pas « significative » ; on fait dans les deux cas appel à un sens commun sous-jacent, au tuf d’une croyance sur laquelle on campe, quels que soient les arguments de surface. C’est ainsi que j’ai souvent cru entendre, « sous » les réfutations stratfordiennes, la thèse inébranlable (et inébranlablement répétée) que « de toute façon il ne peut pas en être ainsi… ». A chaque étape de l’échange, le polémiste décroche du plan du savoir (argumentable, réfutable) à celui de la foi, de l’intime conviction.

C’est ce que m’écrit au fond Madame Goy-Blanquet en guise d’ultima ratio : « La faiblesse du point de départ vicie toute la chaîne du raisonnement ». Quel était donc mon point de départ ? L’évidence d’un dénivelé abyssal, irrattrapable, entre la vie connue du « Barde » (le bourgeois enrichi de Stratford-upon-Avon) et son œuvre, ou du moins celle qu’on lui prête : ce dénivelé vous paraît donc faible ? Reprenons, et peut-être numérotons, en tentant de nous maintenir au plan (glissant ou si vite abandonné) des faits. Je propose ceci comme l’embryon d’une charte pour conduire les débats à venir.

Un : L’évidence de départ que je vous (= les Stratfordiens en général) oppose est médiologique : comment faites-vous sortir cette œuvre de cette vie ? Vous invoquez l’imagination, ou le « génie », je vous rétorque que vous maniez un mot-écran, un rideau de fumée. La création pour vous semble divine, ou aller de soi, elle ne fait pas problème. « Refuge de l’ignorance », diagnostiquait Spinoza : l’esprit ne tombe pas du ciel. Ne pouvez-vous sur ce point faire un pas de plus en questionnant votre première évidence ? Vous m’accusez de snobisme (puisque je refuse à un fils de gantier les moyens de cette œuvre), je vous taxe en retour d’idéalisme en vous demandant de mieux considérer quelles sont les conditions élémentaires (psychologiques, sociales, techniques, historiques) de l’acte de création, et donc de chercher dans le cas de Shakespeare les ingrédients de cette œuvre (ses conditions nécessaires, mais bien sûr jamais suffisantes) ;

Deux : Votre thèse repose sur une idée du savoir ou de la culture que je n’accepte pas. Pour vous « Shakespeare » (or whatever be his name) a quitté l’école à quinze ans, et grapillé ses immenses connaissances par imprégnation, sur les docks de Londres ou dans les conversations arrosées de la Mermaid Tavern. Vous rétorquez en niant que ce savoir fut « immense », on l’aurait selon vous beaucoup exagéré ? Je vous réponds par un argument que je crois logique (sinon médiologique) : l’œuvre de WS est l’objet de commentaires et de gloses infinis depuis, disons, cent-cinquante ans ; quantités de scholars et d’interprètes (de théâtre, de langues) y travaillent d’arrache-pied, et cela n’est pas près de finir. WS fut donc un super-scholar, un homme dont l’œuvre contenait une encyclopédie de son temps, et qui ne cesse très au-delà de ce temps de nous poser de nouvelles questions. Je ne mesure pas le savoir de Shakespeare en termes de connaissances objectives, positives, mais par l’attention qu’on lui donne et le temps que d’autres consacrent à l’étudier et à le suivre.

Trois : plus précisément, ce savoir selon moi reposait sur la fréquentation assidue, passionnée de livres, il supposait une impressionnante (pour l’époque) bibliothèque, est-ce un point que vous contestez ? Et si vous l’accordez, comment expliquez-vous que WS n’ait eu aucun livre à léguer dans son (pitoyable) testament ? Que faites-vous, qu’avez-vous à dire de la bibliothèque de Shakespeare ? Il se trouve que Florio en possédait une, passionnément acquise et consultée, de quatre ou cinq-cents ouvrages en cinq ou six langues, où figurent tous les pilotis des œuvres de Shakespeare… Ce dernier ne pouvait être qu’un lettré, un champion de la graphosphère, comme il le professe orgueilleusement dans ses Sonnets (mes vers écrits, mieux que des monuments de marbre, éterniseront ta beauté, etc.) ; formidablement oral dans son théâtre, il n’en écrit pas moins rigoureusement cette parole, il la code profondément (les sous-textes d’Hamlet en donnent une idée), très au-delà de ce qu’en pourra saisir le parterre d’un soir. Du même coup, ce désintéressement de lettré (je désigne par là celui qui écrit pour la postérité, c’est le premier prédicat de l’écriture) me semble peu compatible avec l’affairiste et usurier à court terme de Stratford : l’auteur des pièces n’était pas un amuseur, ni un entrepreneur de spectacles, et je n’imagine pas le même homme stockant du grain pour le revendre plus cher en période de famine, et se remettre entre deux brouettes ou lettres de change à écrire Antoine et Cléopâtre…

Quatre : si le relevé des livres de la bibliothèque de Florio est crucial, son catalogue devrait vous intéresser. Tassinari en donne (d’après Florio dans A New World of Words) la liste classée par rubriques, n’a-t-elle rien à vous apprendre ? WS selon vous aurait emprunté des livres à « son ami Florio », comme il lui aurait emprunté Montaigne ? Ce trait est nouveau, WS avait donc pour ami influent ce Florio dont personne ne parlait parmi les Stratfordiens patentés jusqu’à ce matin ? Il est évident que Greenblatt dans sa romanesque biographie Will le magnifique (2004, traduction française 2014) n’en faisait aucun cas, avant de rétro-pédaler en publiant dix ans après une étude sur les relations de WS avec Montaigne (donc avec Florio son traducteur) ; ce repentir indique-t-il un chercheur bien sérieux ?

Cinq : cette liste des livres pose ou recouvre la question de l’italianité de WS, et de ses immenses emprunts à la Renaissance italienne, en termes de sources mais aussi de mots, de tournures, de racines, de désinences, etc. Cette lexicographie comparée constitue le cœur du livre de Tassinari, je ne la détaille pas ici mais elle s’avère décisive : on ne peut pas survoler, ou traiter d’un haussement d’épaules, son énumération des sources, des rencontres, des fertilisations ou des influences venues de l’Italie. Ni ressasser des arguments depuis longtemps examinés et réfutés : WS croyait qu’on pouvait s’embarquer de Vérone à Milan ? Oui, par canaux dont des chercheurs ont montré la géographie ; il croit que le Rialto de Venise est un marché ? Mais Florio dit la même chose, dans son Dictonnaire ! En revanche le même ne se trompe pas sur des toponymes précis qu’un paysan ou bourgeois du Warwickshire ne pouvait connaître, comme telle chapelle des environs de Vérone nommée dans la pièce Roméo et Juliette, ou la petite Athènes du Songe qui désigne, près de Mantoue, Sabbioneta. Que faite-vous de ces savoirs inopinément surgis des pages du dramaturge ?

Six : les dates de publication des pièces (mal fixées mais tout de même approximativement connues) rapportées à celles des traductions en anglais des livres-sources, ne sont pas moins cruciales : dans trois cas au moins, le texte-tuteur italien n’était pas traduit au moment où « Shakespeare » (dont aucun biographe n’ose affirmer qu’il connaissait cette langue) les faisait jouer sur la scène. C’est le cas notamment (selon Tassinari) du Marchand de Venise démarqué de Il Pecorone de Giovanni Fiorentino, ou de Othello et Mesure pour mesure empruntés aux nouvelles des Ecatommiti de Cinzio, demeurées dans leur langue d’origine. Cette objection est-elle oiseuse, sans intérêt pour notre débat ?

Sept : à la question « pourquoi tant d’Italie et d’italien dans l’œuvre de Shakespeare ? », s’ajoute « pourquoi tant de Bible ? ». Les références à l’Ecriture sainte sont très impressionnantes, et vont fort au-delà des fréquentations du catéchisme, voire des « deux messes par jour » que son biographe Schoenbaum croit utile de lui prêter pour expliquer cette fréquence. Quelle était la religion de Shakespeare ? Cette question a fait couler beaucoup d’encre ; l’hypothèse-Florio, né d’un père d’origine juive, prédicateur acharné sous le froc du franciscain puis sous l’habit calviniste, apporte un élément de réponse. Et l’on trouvera de précieuses remarques sur la culture juive de WS, au-delà du Marchand de Venise, dans les travaux de mon ami Marc Goldschmit. Quand on sait que ce père, lors de sa retraite à Soglio, doublait sa fonction de pasteur par celle de notaire, on comprend mieux le goût souvent noté de « Shakespeare » pour les références aux textes de loi (religieuse, civile).

Huit : Mais rubrique par rubrique, ce sont tous les chapitres de Tassinari (et de Diana Price) qu’il faudrait ici passer en revue ; d’où vient la connaissance de la musique, et toutes ces chansons (plus de soixante chantées sur scène, deux-cents citées par allusion) qui parsèment l’œuvre, alors qu’on chercherait vainement, dans le testament du William officiel, le moindre instrument ni partition de musique, ni dans sa vie aucune interférence avec des musiciens ? Ce n’était pas le cas de Florio, rompu à cette culture, et chargé auprès de Jacques 1er des divertissements musicaux. Je songe à ce sujet qu’une prose musicale s’entretient par la pratique, et que Borgès qualifiait celle de Shakespeare de « musique verbale ».

Neuf : la fréquentation de la Cour et des grands ne vient pas à cette œuvre du dehors, mais suppose ici encore une familiarité étroite, intrinsèque. On ne sache pas que l’homme de Stratford ait beaucoup fréquenté ces milieux ; Giovanni Florio, d’abord secrétaire à l’Ambassade de France, puis secrétaire particulier de la reine Anne femme de Jacques, tout en prodiguant sa vie durant des cours d’italien à la noblesse, eut une connaissance de première main de leurs intrigues, de leur culture aussi (les jeux royaux, les divertissements et les arts n’ont pas de secret pour lui)… Niez-vous l’importance de ces références dans l’œuvre ? Et si non, comment les portez-vous au crédit du bonhomme officiel ?

Dix : il faut que je m’arrête à dix quand il serait facile de continuer. Ces convergences m’impressionnent, mais elles ne constituent pas des « preuves », seulement des finger-prints, un faisceau d’indices convergents (sur la personne du Florio). Diana Price (qui ne défend aucun candidat en particulier mais qui fait justice du lourdaud de Stratford) m’écrit que Stanley Wells, chef de file parmi les Stratfordiens, a reconnu qu’il n’avait rien à objecter aux matériaux (ou à l’absence de matériaux) qu’elle expose dans son livre, Shakespeare’s Unorthodox Biography – or c’est renversant ! Imaginez un géo-centrique rendre les armes aux observations de Copernic ! Il faut dire que le livre de Price est fortement argumenté, et que sa bibliographie compte trente pages : on ne s’affronte pas impunément à une telle chercheuse, qui s’y frotte s’y pique… Hélas, elle n’est pas traduite en français, et n’est jamais citée par aucun Stratfordien (« ça n’existe pas », Greenblatt, Bryson, Ackroyd ou les notices de la Pléiade ne lui consacrent pas l’ombre d’une réfutation).

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En bref et pour conclure, il serait temps que nous discutions non à coups de croyances ou d’intimes convictions, mais sur des indices ou sur ces petits faits gênants pris un par un. Aucun n’emporte la conviction ; leur accumulation pourtant donne à réfléchir. Je n’ai moi-même, au début, abordé le livre de Tassinari qu’avec réticence ; son cheminement m’a convaincu, et le dédain où le tenait la critique officielle m’a entraîné à écrire mon propre livre, pour soutenir le sien. Je vois dans les indices ou les pistes dont je viens d’esquisser l’énumération autant de braises ; si nous soufflons dessus, le plaisant feu de joie !

Une réponse à “« William-Giovanni-Shakespeare », Pour sortir du ron-ron”

  1. Avatar de Patrik

    Genitlissimi
    si veda anche il sito: florio-soglio.ch

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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