Un dictionnaire est paru au printemps dernier, aux éditions Thierry Marchaisse, consacré aux Mots parfaits sous la direction de Belinda Cannone et de mon ami Christian Doumet ; il faisait suite, chez le même éditeur, au Dictionnaire des mots manquants, et à celui des Mots en trop, et Alain Finkielkraut a consacré à cet ouvrage une émission de Répliques. J’ai emporté ce recueil (très inégal) de quelque soixante-dix mots en vacances avec le projet de leur donner une suite, ou plus exactement de lancer dans leur prolongement une sorte de concours, ou de palliatif à la période caniculaire que nous traversions : et vous, quels sont vos mots exquis ou vos exquis mots, c’est-à-dire ceux qui fondent dans votre bouche ?
Je pose la question à Odile et nous nous exerçons, en voiture, à lancer entre nous des vocables pour discuter leurs variables vertus. Le « mot parfait », vois-tu, c’est celui qui nous touche par une étrange adéquation entre sa signification et la nature même du matériau signifiant, l’articulation des sons, voire la forme des lettres… Certains mots semblent prédestinés, ou comme décalqués sur la réalité qu’ils désignent ; nous découvrons à travers eux un point de capiton entre la trame verbale et la solide réalité foncière de notre monde ; ils agissent comme des photographies sonores, voire des échantillons tactiles qui nous donnent, en les prononçant, l’illusion ou l’expérience fuyante de la chose même.
- Tu peux me donner des exemples ?
- J’en aurais mille, c’est toute l’expérience ou le laboratoire des poètes qu’il
faudrait fouiller. Mais pour aller au plus évident : Mallarmé se plaignait de la « perversité » de la langue française qui donne aux mots jour et nuit une signification opposée à leurs suggestions sonores, ou au jeu du signifiant : jour se prononce au fond de la bouche, et suggère une opacité qui définit la nuit ; le mot nuit en revanche, chevillé par la plus claire des voyelles (prononcée au bord des lèvres), évoque à l’oreille une stridente clarté diurne ; notre couple de signifiants commet donc un chiasme, où les sens et les sons tirent en sens contraire. Au lieu de les appareiller. Or, dira Valéry, la poésie (sans s’y résumer) implique « l’improbable rencontre d’un sens et d’un son », le poète tend à rémunérer (verbe mallarméen) le défaut des langues, ce défaut tenant précisément à l’arbitraire des mots, à leur non-concordance du sens avec le son, ou la matière verbale…
- Je me souviens de ma classe de philo où il était question d’un dialogue de Platon qui mettait justement ceux-ci en correspondance…
- Très juste, Le Cratyle, un dialogue particulièrement loufoque, et d’ailleurs sans conclusion, où Socrate renvoie dos à dos celui qui défend (avec une belle ingéniosité) la thèse des mots « par nature », Cratyle, et celui qui soutient qu’ils sont « par convention », Hermogène. Naturellement, c’est à Hermogène que toute la linguistique a donné raison, en se détournant des étymologies proposées par Cratyle, plus farfelues les unes que les autres. Mais ce dernier n’a pas tort pour autant, puisque les poètes s’efforcent de réaliser sa thèse le « cratylisme », en remotivant(de mille façons, parfois très curieuses) les mots dans notre bouche, ou sur la page imprimée. C’est ainsi que le « sonnet en i » de Mallarmé, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, multiplie ce phonème à la rime pour nous faire toucher l’expérience d’une belle et froide journée d’hiver, où la lumière se trouve réverbérée par la neige. D’une manière générale, le langage poétique est réverbérant : il accole les mots de la rime selon une logique musicale ou sonore (la rime mire la rime), et il cherche au-delà, entre les mots et les choses, une identité ou une continuité perdues (un miroitement) dont nous avons dû faire le deuil en apprenant à parler.
- Tu veux dire qu’on était comme naturellement attaché à cet… attachement ?
- En quelque sorte. Les ritournelles des enfants, mais aussi la magie (« Sésame ouvre-toi ! ») témoignent largement en faveur de ce charme perdu, qui permet par un petit tour de langue ou de lèvres d’agir directement sur les choses. En bref, les mots ont un charme(et ce mot implique à la fois une chair, un chant et une séduction) que nous regrettons dans l’usage courant, et que nous avons plaisir à retrouver. Un plaisir pas seulement d’oreille : d’un seul coup les mots tombent juste, ou ils font ce qu’ils disent, de sorte qu’un peu d’ordre s’ajoute dans nos rapports avec le monde.
- Tu as raison, certains mots me donnent, rien qu’en les prononçant, un plaisir ou un frisson particulier. J’aime beaucoup coccinelle…
- Tu peux me dire pourquoi ?
- Peut-être parce que le mot lui-même commence par me montrer le dos de la bestiole, coque, avant qu’en s’envolant elle se transforme en aile, elle.
- Très joli, tu es en plein dans le sujet ma chérie !
- Tu pourrais me citer un autre mot-miroir ?
- Je pense à oiseau, mot merveilleux puisque composé avec les plus fluides des lettres, les cinq voyelles y figurent pour deux syllabes seulement ! Or les voyelles sont l’élément aérien de nos phrases. L’esse central est comme gréé par elles, il monte en équilibre suspendu à leur souffle, merveilleuse image ou équivalence du vol… Oiseau est un mot exquis !
- Mais c’est déjà le cas avec eau, qu’en dis-tu ?
- Trois voyelles pour dire ce qui ruisselle, et désaltère. Une petite rivière sonore !
- Et rivière justement, je l’aime beaucoup.
- À cause de la diérèse, rivi-ère qui fait pivoter la langue sur l’articulation de deux voyelles, cette figure donne toujours un certain charme ou un goût dans la bouche. Mais rivière me fait penser à rêverie qui est un mot splendide par la proximité des deux termes : la rêverie nous entraîne comme la rivière, et elle est longue parfois à s’écouler. Surtout si nous lui ajoutons le voisinage de pierrerie, qui scintille comme la rivière entre les pierres.
- C’est magique !
- C’est poétique. Tous les poètes ont joué avec ça, et nous aussi à l’occasion. Ces correspondances (un mot de poète) n’ont pas seulement du charme, elles nous disent quelque chose de profond sur l’épaisseur du monde, et sur nos façons de le goûter, de l’approcher en le nommant. Comme demande (superbement) Breton dans son Discours sur le peu de réalité (1923), « la médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? » Mais Breton n’avait pas ce type d’oreille, c’est Aragon le musicien ou celui qui aura le plus travaillé sur les pouvoirs amoureux de la rime ; c’est lui qui, de tous les poètes que je connais, me paraît par excellence l’enchanteur…
- D’où Ferré, puis Ferrat, tu vois mon chéri que je t’accompagne dans tes goûts ! Mais pour en revenir à oiseau, ou à coccinelle, j’ai un autre mot qui va te plaire : que dis-tu de libellule ?
- Ça me fait penser à libelle ou « petit billet ». À cause de la définition de papillon (encore un mot exquis) par Paul-Jean Toulet , tu la connais ?
- ???
- « Papillon : billet doux plié en deux échangé par les fleurs »… Mais pour toi, libellule ?
- Eh bien, parce que ce mot comporte quatre ailes, et qu’on en trouve quatre sur le corps de la demoiselle !
(…) Nous avons continué, tellement ce jeu est pratique en voiture, ou le soir au creux du lit. Mais vous, quels sont vos mots exquis ou vos esquimaux de langage, ceux-là qui fondent dans votre bouche ? Ma question aurait pu faire un concours de l’été, si j’avais publié ce billet plus tôt dans la saison, quand nous étions écrasés de chaleur. Le paysage déroulait ses champs de tournesols, fleur toujours fidèlement pliée à son étymologie mais tournée désormais moins en direction du soleil que vers le sol, desséché.
Tant pis, la rentrée se prête aussi bien à cette recherche de ce qui chante, et nous enchante, parmi les étranges bifurcations de la voix. Ami lecteur, poste ci-après je te prie, en commentaire, tes propres suggestions afin d’élargir ensemble, comme demandait Breton, notre pouvoir d’énonciation.
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