Le hasard des rencontres estivales m’a mis en mains un livre au titre accrocheur, Que faire des cons ?, dû à la plume roborative de Maxime Rovère (Flammarion 2019), un philosophe auparavant connu pour ses études de Spinoza. Question abyssale, insondable interrogation ! Chacun sent tout de suite combien celle-ci le concerne : qui n’a pesté, hier encore, contre la connerie opiniâtre d’un tel, avérée par son refus de se reconnaître dans cette épithète, au point qu’il (elle) a osé vous en gratifier en retour ?
Il est urgent, opine chacun, d’en finir avec la connerie : stultitia delenda est (comme disait de Carthage le sénateur Scipion, en conclusion de tous ses discours). Sans doute mais – le moyen ?
Ce livre au titre peut-être sans réponse (au moins définitive, car il fourmille de propositions sages et d’observations bienvenues), se propose donc comme un manuel, tout pratique : il y a face au con patenté, au con à tous crins, frontal voire olympique que vous et moi ne croisons que trop, des manœuvres à esquisser et d’autres à bannir, ou des pièges où ne pas tomber ; la première règle étant de renoncer à ce substantif ronflant, la connerie, qui, comme la nature dormitive de l’opium, ne permet aucunement de discerner de quoi il s’agit ni à quoi (à qui) nous avons affaire. Car on ne rencontre pas la connerie, nul ne l’a jamais dévisagée – mais seulement des cons, commençons par nous accorder sur ce préambule nominaliste, ou ce coup de rasoir d’Occam.
Et ne nous attardons pas davantage à définir cette entité douteuse, ni à nous hasarder dans une typologie, ou quelque classification, fût-elle sobrement chiffrée – un con de force cinq !– comme le format des huîtres, ou la magnitude des tremblements de terre. Ces tentatives de classement nous rassurent en semblant donner prise sur le phénomène, mais elles ont pour conséquence de nous enfoncer dans une conception substantialiste de la chose (la connerie), alors qu’il faut percevoir celle-ci de façon toute individuelle, et surtout relationnelle.
J’appelle con (sidéral) ou lamentable connasse celui ou celle qui, au cours d’une interaction, n’accède pas à un niveau d’humanité pour moi élémentaire, et en deçà duquel le sujet se disqualifie absolument. On voit (on sait) que la rencontre du con est une épreuve relationnelle radicale : l’autre échoue à passer le test. Et dès lors, qu’en faire ? L’éviter bien sûr mais, assez souvent, c’est déjà trop tard : soit que le con persévère dans un comportement pour moi inadmissible, jouer du tambour sous ma fenêtre à une heure du matin, conchier la rue des déjections de son chien, heurter ma voiture en se garant dans le parking…, ces incivilités ont la vie dure, et rien avec elles ne se passe ponctuellement. Vous ne vous débarrasserez pas de celui qui attaque votre sommeil, ou votre voiture, par un haussement d’épaules, vous voici entraîné dans la litanie des plaintes en réparation. Or, dans cette interaction, le ton a vite fait de monter, vos sages réflexions vous quittent, vous voyez bientôt rouge et du même coup c’est vous le con ! Ou vous en êtes un autre…
« Que j’aime voir un con rebondir » écrit Aragon dans un tout autre contexte (Le Con d’Irène). Saisissons sa remarque au bond, le con est rebondissant : il s’épanouit dans cette répétition de lui-même, et surtout il m’enrôle ou me compromet dans son jeu. Nous découvrons par là l’étendue du problème (familier à tous ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, ont étudié un peu la pragmatique, c’est-à-dire les aventures propres aux relations de sujet à sujet) : contrairement à nos relations techniques, qui nous affrontent au monde (plus ou moins inerte) des objets, la relation sujet-sujet a l’étrange propriété d’être réverbérante, ou circulaire, ou (suggère aussi Rovère) spongieuse : c’est ainsi qu’une interaction d’amour ou de bienveillance a vite fait d’être réciproque et de courir dans les deux sens : j’aime celui ou celle qui m’aime, je souris à qui me sourit… En revanche, ce cercle vertueux se renverse en vicieux dans le cas de la haine, ou de l’hostilité. Il semble que la connerie (usons de ce substantif sans lui accoler la permanence d’une nature ou d’une disposition) ait la même désastreuse propriété miroitante : au contact du con, aspiré, englué dans la relation, je le deviens ! La qualité (si l’on peut dire) de con n’est pas frontale ni objectivable ; elle n’est pas quelque chose que l’on observe à bonne distance, mais elle s’avère contagieuse, ou fait de nous son complice. « Sables mouvants » de la connerie, résume en passant Rovère…
Et bel exemple de mimétisme, involontaire, au cœur de nos relations. De même ce petit livre cherche avec son lecteur une relation mimétique, et nous ne marchandons pas à l’auteur notre complicité : let us mix, Max !
Mais tout de même et derechef, que faire de la connerie ? On voudrait absolument l’abattre, la détruire comme un mur branlant qu’on passerait une bonne fois au karcher, au lance-flamme, au bull-dozer, au rouleau compresseur. Las, elle résiste aux traitements, elle rampe, végète, repousse, récidive et se reproduit…
Surtout ne pas faire la morale ! De longues pages sont consacrées à ce mirage d’un sermon ou d’une prédication évidemment voués à l’échec, puisque le propre de ces discours est de parler au nom d’un métaniveau ou d’une posture de surplomb auxquels par définition le con n’accède pas. Il en ferait même un principe, ou un sujet de fierté : cause toujours ! Autant pisser dans un violon… Ce recours à la morale, presque inévitable de notre part, notre tentation (philosophique) de formuler ou de « rappeler » quelques grands principes susciteraient plutôt l’hilarité ou les ricanements du con, tout content d’établir sur le fait l’évidence de notre propre candeur.
L’appel au gendarme, aux lois ou à l’appareil judiciaire d’un Etat-plus-fort-que-toi-espèce-de-sale-con ne le troublera pas davantage. La connerie n’est pas hélas un crime, inscrit et réprimé comme tel dans un article du code pénal ! Les incivilités ou les étourderies du con se meuvent généralement en deçà de la chose pénale, elles nous pourrissent la vie mais ne sont pas comme telles justiciables d’une répression lourde. Et dès lors et à nouveau, comment s’en débarrasser ? En appeler à la justice semble dans la plupart des cas disproportionné, ou inopérant ; or agiter le sabre en bois de la morale relève du même appel, mais sans la force contraignante des tribunaux. La morale cherche en l’autre un assentiment de principe, une allégeance de commune humanité – toutes choses dont le con précisément se moque, ou par définition n’a cure.
Inaccessible aux appels à l’autorité, au fantôme infiniment fuyant d’une problématique solidarité, non plus qu’aux généralités (si tout le monde faisait comme vous…), donc sourd aux raisonnements, le con (argumente Rovère) entendra mieux la narration : on pourrait, à défaut qu’il s’explique, l’inviter à se raconter. Un récit n’est ni vrai ni faux mais il arrive assez souvent qu’il soit cathartique, ou qu’il vous purge de vos passions. Sur le travail nécessaire des émotions, et leur mise en œuvre dans la contagion interactionnelle, l’auteur a des pages où j’avoue ne pas très bien le suivre. Je partage en revanche sa thèse qu’argumenter ne sert à rien ; non plus qu’en appeler à un tiers, le plus souvent absent.
Parce qu’elle est non une chose mais une relation, la connerie semble inépuisable, et elle ne peut que revenir – inguérissablement. De même elle tend à dominer, ou à attirer de larges majorités de sujets, et l’auteur consacre un chapitre à la question vertigineuse, ou provocatrice, de comprendre pourquoi ce sont les cons qui, tendanciellement, dans l’administration comme par les urnes, nous gouvernent.
Plus généralement, il insiste sur le côté foncièrement pragmatique de l’interaction, celle avec le con ne faisant que dénuder, ou radicaliser, une situation générale : que l’autre soit con ou pas, nous demeurons lui et moi entre nous, sans instance d’appel, sans protocole opératoire ni métaniveau de sortie par le haut.
Si faire est le verbe de nos relations simplement techniques, faire avec est celui de nos liaisons pragmatiques, d’un tout autre ordre. C’est à ce nouage du nous, parfois très cruel d’être ainsi resserré ou confiné aux personnes, que nous affrontent nos relations. Ou plus exactement cet effondrement relationnel, cette soustraction radicale du commun qui, face au con, nous perturbent si fort. Devant le vertige ou l’abîme ouverts par la connerie, la thérapie est loin d’être évidente, et elle ne peut que s’inventer au cas par cas.
Ce petit manuel plein d’humour mais largement déceptif ne répond pas positivement à son titre, qui laissait espérer un contenu du genre boîte à outils, ou Connerie mode d’emploi. Maxime, quelle est au vrai ta solution ? Aucune page n’est consacrée par exemple au traitement de la connerie par le maniement du paradoxe, ou précisément par l’humour. Objet d’un autre livre ?
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