Nous visitons depuis cinq semaines Odile et moi un pays, la Thaïlande, où les représentations du Bouddha sont omniprésentes (au moins dans la partie nord, puisque le sud est majoritairement musulman). Une ville comme Chiang-mai, en particulier, recèle dans son périmètre historique une surprenante quantité de temples, qu’on découvre au hasard des rues, et dans lesquels la statue de l’Eveillé, représenté dans la posture du lotus, attire le regard du visiteur, et les prosternations du fidèle ; or ce n’est pas une mais dix, voire une forêt de statues de différentes tailles, le plus souvent dorées, certaines très hautes, qui nous accueillent, nous déconcertent et parfois nous subjuguent.
Quel peut être l’effet d’une pareille omniprésence sur la formation de la conscience des enfants, ainsi exposés à cette icône du recueillement méditatif ? Que leur disent de pareilles statues ? Je me pose cette question en songeant que, dès notre âge le plus tendre et de l’autre côté du monde, nous avons été assaillis très tôt par les images du Christ en croix. Quelle distance, quelle différence entre les messages de ces deux icônes pareillement multipliées ! Et avec quelles conséquences ?
L’image du crucifié est tellement répandue, chez nous, qu’on ne songe plus en la voyant à l’atrocité du supplice ainsi exhibé. Et pourtant ! J’ai dû passer des heures, enfant, à tenter de me figurer quelles inimaginables souffrances avait endurées le Christ, ce que fait le poids d’un corps à des poignets ainsi percés de clous ? Et la couronne d’épines qui empêche la tête de nulle part reposer ? Or ces reconstitutions du Calvaire édulcorent nécessairement un pareil supplice, qu’on peut en revanche contempler (si ce verbe est permis) dans toute son horreur en visitant le retable d’Issenheim, où le pinceau de Grünewald s’est efforcé de décortiquer, de détailler chaque cellule de la souffrance, et cela fait à Colmar quelque chose d’assez insoutenable à voir – épreuve prolongée par un texte halluciné de J. K. Huysmans sur ce tableau, dont je recommande ici la lecture. D’une façon générale, les crucifixions nous montrent une agonie, la glissade d’un corps nu sucé, aspiré vers la terre ; une figure qui, si nous tentons un peu de la fixer ou d’y réfléchir, écrase nos facultés de représentation.
Le Christ en croix descend ; Bouddha mystérieusement s’élève, ou nous propose une ascension. Son corps parfait a la fluidité ou la souplesse du lotus, une fleur sur laquelle il est précisément assis. Je ne saurais, à mon âge, en reproduire la posture, mais j’épouse mentalement sa vertu de détachement, de souverain repos, et son message d’épanouissement : la fleur du lotus s’enracine dans la vase, elle pousse en eau fétide, métaphore de nos passions, mais elle s’arrache à celle-ci pour se déployer fièrement à l’air pur. Le coussin couronné des pétales de cette fleur, sur lequel repose Bouddha, nous met aux antipodes du mystère ou de cette folie de la Croix. Que contemple Bouddha entre ses paupières mi-closes ? À la fois le dehors et le dedans, je sais à regarder sa face que l’Eveillé ne dort pas, à preuve l’arc de ses sourcils écarquillés qui expriment la surprise, ou le surgissement d’un événement intérieur – l’événement colossal mais peu visible d’une conversion, d’une transformation silencieuse, pour emprunter ce terme à François Jullien. Nous voyons quelqu’un s’abstenir apparemment de rien faire ; mais ce rien contient tout !
Quels éléments de pédagogie contrastés peuvent engendrer ces deux figures ? Je connais trop peu le bouddhisme, et nous n’avons Odile et moi encore lu ni Odon Vallet, ni Frédéric Lenoir sur une confrontation de Jésus et Bouddha. Tout ce que je peux dire dans ce premier billet, où je me borne à transcrire quelques souvenirs ou impressions d’abord reçues, c’est que le message chrétien de la Croix demeurait, pour l’enfant que j’étais et en dépit des séances de catéchisme, des chemins de croix, des cantiques chantés à la messe, parfaitement incompréhensible. Pourquoi avoir ainsi torturé à mort un homme aussi bon, aussi exceptionnel ? Comment Jésus a-t-il pu consentir sans révolte à un pareil supplice, au nom de quelle rédemption ? Que veut dire ce mot difficile et qu’y avait-il à racheter ? Le « péché originel » ? Que signifie ce galimatias ?
L’obsession du salut, son calcul, ses voies tortueuses pour les chrétiens n’ont jamais pour moi été claires et je m’en débarrasse de bon cœur. Comme la chose en revanche semble évidente, et invitante dans le message de Bouddha ! Il est patent que nos attachements nous enlisent, nous aliènent ; qu’il semble reposant, face à ces statues, d’envisager ne serait-ce qu’un moment la voie inverse du détachement, du non-vouloir saisir, d’une volonté et d’un désir qui ne se fixent plus, d’une pensée qui ne rumine plus ?
La libération proposée par le bouddhisme n’implique aucune théologie, Bouddha n’est pas un dieu et son chemin est à la portée de chacun ; son éveil par étapes exige un rigoureux colloque avec soi-même, mais le surnaturel n’a pas lieu d’être, et le renoncement, la sobriété, une méditation soutenue peuvent, à chaque moment de notre vie, proposer une bifurcation et nous séduire.
Nous sommes frappés, au cours de notre périple, par la gentillesse thaïe, par le sourire des gens ; nous visitons un pays hautement civilisé, ou de vieille culture. Il serait hasardeux sans doute de chercher une corrélation entre ce caractère et une éducation bouddhiste, cette religion n’engendre pas mécaniquement la non-violence et dans la proche Birmanie, ou voici quelques décennies dans la partie nord du Sri Lanka, des majorités bouddhistes ont infligé à leurs minorités de lourdes exactions ; il s’en faut que cette religion apporte à tous et partout la paix ! Mais le chemin de la fleur substitué au chemin de croix laisse songeur, et le choc reçu ici du bouddhisme mérite d’être médité.

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