Casseroles et poubelles en feu

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Le spectacle donné dans les rues hier soir, au moment et à la suite de l’allocution présidentielle, n’avait sur nos écrans rien de réjouissant. En particulier la saleté et la pollution générées par ces feux de poubelles ne pouvaient que choquer les défenseurs de la cause climatique ! Mais au-delà du haut-le-cœur, revenons un moment sur la forme et les fonctions d’une manif.

Roland Gori, sur le site convivialiste, a approuvé et signé les termes de la pétition appelant à la casserolade, en se justifiant de la façon suivante : « la situation insurrectionnelle (…) dont E. Macron porte une lourde responsabilité. Il a réitéré hier soir. C’est d’ailleurs le mot qui est venu aux lèvres de Laurent Berger : « vide ». Oui, sa parole est vide, une rhétorique assez bien ciselée mais sans aucune consistance et dénuée d’une véritable empathie. Cette parole vide, au sens psychanalytique du terme, met le feu aux poudres, au sens propre comme au sens figuré. Et, quelques décennies de pratiques soignantes et pédagogiques m’ont appris qu’une parole vide génère toutes sortes de passages à l’acte pour restituer le sensible dont elle est dépourvue.

Parole vide qui compromet les conditions de la démocratie et du débat contradictoire que les Convivialistes promeuvent et dont Claude Lefort nous a appris le caractère d’invention. »

Bonne question en effet que de se demander comment répondre à une parole vide ? C’est-à-dire, ici, à une parole qui n’apporte pas un soin réparateur, qui ne montre pas une empathie capable d’effacer ou de surmonter les blessures précédentes… Une parole curative, comme on l’attend en permanence d’un chef d’Etat (qui a la charge de notre moral, et doit en permanence le soutenir). Le discours d’hier soir était, à l’évidence, « à côté de la plaque » selon le mot du Général de Gaulle regrettant une de ses allocutions ratées de mai 68.

Chat-GPT aurait en effet pu l’écrire, comme l’a judicieusement pointé Sophie Binet ; ce maladroit (ou demi-habile) assemblage de propositions anciennes, ainsi raboutées et relookées pour la circonstance, sans aucune promesse ni définitions de moyens effectifs pour y parvenir (COMBIEN d’argent, et QUAND, pour les profs, les médecins, les soignants, la justice, etc.), ne pouvait constituer une réponse à l’inquiétude, et à la colère. Pour traiter une situation aussi lourde de ressentiments et de pulsions négatives, il faut un thérapeute ou à tout le moins un homme qui écoute, c’est-à-dire qui change d’avis au fil de la discussion. Que valaient dans ces conditions la protestation ou la profession de foi macroniennes, oui je vous ai écoutés, mais je passe en force et j’impose d’en haut ma propre décision ?

Quoi, comment répondre face à pareille obstination ? J’ai pris position, dans le précédent billet, contre la « casserolade ». C’est-à-dire contre une riposte symétrique : il ne nous écoute pas, nous ne l’écouterons pas davantage. La dangereuse mais facile symétrie (= plus de la même chose) dans les conflits engendre généralement un surcroît de violence, comme l’oeuvre de René Girard l’a bien montré, ou du moins elle nous enferme dans un point mort, une impasse morale et pragmatique. Faute d’inventer une issue à la bagarre, elle répète celle-ci, en l’aggravant. Si Macron est décidément aussi sourd, comment lui déboucher les oreilles ?

La tentation des casseroles, ou de la manif, semble évidente mais peu satisfaisante : condition nécessaire sans doute mais insuffisante. Il faut purger la colère, d’où les poubelles en feu : le feu est un bon marqueur  de la révolte, ou de l’indignation. Il crée de l’attroupement, il contribue à échauffer les esprits, soit ! Et après ?

J’ai proposé, dans La crise de la représentation (La Découverte poche 2019) une analyse de la manif : quand les ressources de la parole (du débat, de la négociation) semblent épuisées, le peuple descend physiquement dans la rue. Ce ne sont plus ses représentants (politiques, syndicaux) qui parlementent et agissent, mais le grand corps social , en direct, qui entrave la marche des choses. La manif parle-t-elle encore ? Oui a minima, par ses pancartes, ses chansons ; mais une manif ne pense pas, elle pèse. D’où les batailles de chiffres, le soir, entre les organisateurs et la préfecture de police. Au-delà des chiffres et des mots pourtant, la manif en appelle au corps de chacun. Individuel, et collectif. Et ce rappel est, quelque part, festif : la manif riche en lien social répare dans cette mesure ce que la parole a raté.

Il semble donc légitime, face à une parole « vide » (Laurent Berger l’a assez martelé) ou d’échappatoire comme celle d’hier, de descendre dans la rue pour y faire du bruit et du feu : un certain assouvissement primaire du grand corps social y trouve son compte, on montre ses muscles, on compte et on bande ses forces… La manif est moins symbolique (le verbe) qu’indicielle : c’est-à-dire de l’ordre de l’expression physique, émotionnelle. Et cela peut tendre un miroir à l’orateur détesté : ce défilé de clameurs ou de corps émus lui rappelle cette exigence primaire, irrécusable, d’avoir à faire preuve d’empathie, à mettre un peu d’émotion ou de compréhension dans son propre discours. Car notre président-GPT, ou Robocop, hier soir encore manquait fâcheusement de corps.

Ceci dit, je maintiens que le bruit ne constitue qu’une courte étape ou un moment de décharge dans un processus démocratique ; et que, par exemple, la cacophonie entretenue par la NUPES au Parlement avait quelque chose d’intolérable, dans ce lieu dédié à la parole. Le bruit (ou son synonyme le désordre en informatique) dégradent l’institution, ou le contrat démocratique du débat. La démocratie en d’autres termes, ce régime raillé par les états totalitaires qui dénoncent tant d’oiseux bavardages, ne peut que se renier en s’effondrant dans des comportements primaires au sens psychanalytique, la violence, le bruit, le refus du discours ou de la parole…  Quelle réponse opposer à Emmanuel Macron quand, à l’évidence pour une majorité de ses auditeurs d’hier, le compte n’y est pas  ?  Non le bruit des casseroles mais une parole qui augmente et contraigne la sienne, qui la recentre sur des attentes et des demandes urgentes ; une parole qui le force en retour non à des tours de passe-passe, mais à formuler des engagements assortis de chiffres, de moyens, et de dates.

3 réponses à “Casseroles et poubelles en feu”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour!

    Oui, il fallait bien, cher randonneur, arrondir les angles après ce non aux casseroles apprécié par plus d’un!

    Quand on est professeur émérite plein de talent et qu’on passe sur France-Inter, faut mesurer ses propos et ne pas trop vexer la cour dominante, de peur d’être rangé parmi ces millions de Français, citoyens et contribuables, notamment dans nos campagnes, qui votent – ces gueux d’extrême-droite, comme ils disent – pour la dame blonde, député légitime, élue du peuple, qu’ils ne peuvent voir en peinture.

    Mais enfin, ils ont voté pour Monsieur Macron, légitimement élu, tous ces batteurs de casseroles qui ne veulent pas se retrouver aux côtés de gens qui représentent une part importante de l’électorat.

    Qu’attendaient-ils ces idéologues qui ne lisent ni Marcel Gauchet ni Régis Debray à voter blanc, à l’instar de M.Georges Kuzmanovic, par exemple ?

    Tous ces braves gens, ces gens honnêtes qui donnent des leçons de conduite à la terre entière, fort de leurs diplômes et de leurs grades, sont-ils prêts à accepter une diminution du montant de leurs bonnes et décentes retraites pour voir augmenter celles de misère, des plus démunis?
    Oui, on le sait, il y a les gros profits et l’abominable riche, ce gueux, ce pelé, comme ils disent, d’où vient tout le mal et qui doit lui aussi passer à la caisse… A quand le jour béni qui verra icelui partager dans la joie ses richesses extérieures ? Eh bien, travaillons avec allégresse de bas en haut à cet avènement !
    Dans un monde plus juste et plus équilibré, dans la rue aux portes des préfectures et des mairies, des gens tranquilles, instruits, non contaminés par une idéologie dominante, déposeraient à l’autel de la république, des requêtes en bonne et due forme pour exiger le déboulonnement de ces statues de criminels qui ont ensanglanté un peuple de pauvres gens, ici au pays de France, parce qu’ils ne pouvaient sentir ce qu’ils étaient.

    Messieurs les universitaires, quelle ignominie votre bouche cousue en chaire, sur ces innommables atrocités, ce génocide en Vendée, au pays de la dolce France, chantée pourtant par les poètes?

    Mais c’est tellement plus facile de trouver un bouc émissaire en la personne d’un président américain au verbiage grossier… On se dore la pilule et l’on se donne bonne conscience, palsambleu!

    Qui parle comme ça? Qui ose dénoncer cette odieuse collaboration? Des curés « ouverts » qui donnent les clés de leurs chapelles à des écervelés? Sûrement pas.

    Sans doute, des simples citoyens qui ne vont pas forcément à la messe, mais qui ont su conserver en leur âme, un filet de mémoire qui peut faire communion. Que se passera-t-il quand leur silence parlera? Quand le vide, enfin, fera son plein d’ardeur?

    Une société de libertés autrement dit évoluée, élaborée, savante, en un mot « supérieure », est-ce vraiment une utopie?
    Bien sûr, qu’il nous faut des chiffres, des moyens et des délais pour apporter des réponses concrètes aux problèmes des gens, c’est une évidence! Mais c’est aussi un travail à l’intérieur des terres, une réflexion de chacun de nous qui essaie de faire quelque chose là où il est pour faire sens. On me dira que c’est le rôle du président de la république de donner le cap et c’est juste. Qui peut s’imaginer, enfin, que le président élu puisse ignorer ce passage d’un livre de Nicolas Machiavel :

    « ] il n’y a rien de plus redoutable qu’une multitude débridée et sans chef ; et, d’autre part, il n’y a rien de plus faible car, bien qu’elle ait les armes à la main, il vous sera facile de la contenir, pourvu que vous ayez un refuge pour pouvoir échappée à ses premiers assauts. Quand les esprits sont un peu refroidis, et que chacun voit qu’il doit rentrer chez lui, ils commencent à douter d’eux-mêmes, et à penser à leur salut, en fuyant ou en s’accordant. Voilà pourquoi une multitude ainsi soulevée, si elle veut échapper à ses dangers, doit aussitôt choisir parmi elle un chef qui la discipline, qui la maintienne unie, et qui pense à sa défense » (Fin de citation)

    Or, cette multitude qui gronde est sans chef, elle n’a que des commentateurs professionnels qui « font la politique » sur les plateaux de télévision.

    Perdue dans l’immensité de la Voie lactée, notre petite planète peut-elle encore rêver d’une balade des gens heureux, entre inflation galopante et niaiseries télévisuelles, entre gens au bout du rouleau et cités envahies par les marchands de drogue, entre agriculture industrielle et désespérance paysanne?
    Et là, Monsieur Bougnoux, nous avons besoin d’une parole, d’une parole du vide, du vide qui reste la source réelle de l’espace-temps et de l’univers.
    Alors, a-t-il, l’autre jour, douze avril, rencontré Dieu à Amsterdam, Monsieur Macron, visitant avec le roi Willem Alexander, un laboratoire de physique quantique?
    La question est ici posée par des gens d’en bas qui refusent de passer sur France-Inter quand ils y sont invités, préférant et de loin, une subtile discussion autour d’un brouet sans micros et sans caméras, avec l’animateur un peu gêné qui remonte à Paris.
    Bien sûr, c’est facile quand on n’a rien à vendre, ni livres ni fromages de chèvres! Oui, d’accord!
    Herbert Marcuse passe son message dans les massages à Amsterdam, nous dit le chanteur que vous appréciez, Daniel.
    Parole à cette matière en hibernation ontologique, est-ce un mirage où l’on rencontre le vide absolu « et les perles d’illusion » dont l’anagramme fait le « polisseur de lentilles »?
    (Sans digression aucune, à la polyclinique, hier, je me suis fait faire pour 150 euros un laser optical, palsambleu!)
    J’v verrai peut-être un peu plus clair, demain, si les argonautes de l’esprit veulent bien diriger leurs faisceaux de connaissance en matière d’hibernation ontologique, vers nos pauvres mirettes de cul-terreux sans titres et sans grades.
    Hier, j’ai reçu un message d’une fine et belle intelligence, celle d’un écrivain me parlant d’Aragon et de notre dernier Nobel de physique.
    Je n’ai pas vu cette dame mais j’ai entendu sa voix…C’était dimanche dernier, jour de Quasimodo, à la radio.
    Merci de votre bénévolente attention.

    Kalmia

  2. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Cher Daniel, « quel processus démocratique imaginer pour sortir d’une telle crise ? » me semble résumer la problématique que tu poses.

    Un chef d’état doit-il apporter une parole curative, être en charge de notre moral dans une démocratie, un Etat de droit, une république ? C’est une figure bien paternaliste qui se révèle là.
    Peut -il être le thérapeute d’un contexte social anxiogène, discriminant et violent qui dépasse largement ses « pouvoirs » de président.

    Il me semble évident qu’une forte analogie peut être observée entre l’accompagnement d’une personne sous emprise de violences physiques et psychologiques. Au début de l’accompagnement les paroles sont « vides de sens ». Seul un long cheminement va permette d’établir, de construire une relation de confiance qui va permettre d’exprimer des ressentis des paroles pleines et de sortir pas à pas de la colère ou du déni.

    Le dernier discours présidentiel sans pouvoir prétendre à une mission thérapeutique évidement peut être entendu autrement. Il y a d’abord reconnaissance d’un échec gouvernemental vis-à-vis de la dernière loi passée en force et sans pédagogie. Je ne comprends toujours pas le bien fondé de cette loi et de sa portée sociale et économique tant elle a été déviée du projet initial. C’est d’ailleurs un échec récurrent essuyé par nombre de présidents.

    Il y a ensuite un long développement de 10 mn de paroles vides de concret qui sont en cohérence avec ce cheminement de cent jours qui révèle pleinement son impuissance et sa pleine lucidité d’un travail de réparation, de restauration d’un climat plus favorable à la pratique « démocratique » du pouvoir. Et pour finir une parole plus positive : il peut agir vite (Notre-Dame) quand il en a les moyens. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui, il n’a pas de majorité parlementaire. Il est donc impuissant.

    Une dissolution de l’assemblée ouvrirait probablement la porte à une dérive très droitière encore plus autoritaire, à l’opposé des besoins de la population la plus défavorisée de notre nation. Alors quel chemin ? Qu’elle impuissance ! Seule une peur plus grande européenne, guerrière, pandémique pourrait accélérer une reconstruction d’un climat de confiance. De Gaulle en 68 avait choisi de faire peur, même à son gouvernement en disparaissant 4 jours à Baden-Baden. Macron n’a pas choisi cette voie, il ne possède pas la posture historique et il est dans la force de l’âge, celle de mes enfants à 46 ans.

    Comment inventer un autre processus démocratique adapté à notre époque actuelle, pertinent pour les 20 ans à venir, traitant du temps long en parallèle du temps court et du moyen terme ? Trois chefs de gouvernement, trois étages de décentralisation ? Nous ne sommes pas dans un système de gouvernance autoritaire ou dictatorial mais sans doute plus proche d’un totalitarisme voué à sa disparition suivant la perspective de Hannah Arendt. Le dernier roman de Marc Dugain présenté hier soir à la grande librairie pose quelques bonnes questions.

    Voilà des questionnements, de la créativité à stimuler dont nous pourrions débattre dans ce blog
    Bonne journée à tous
    Jean Claude

  3. Avatar de DH47
    DH47

    J’approuve les récentes chroniques de Daniel:  »Des casseroles pour Macron » et  »Casseroles et poubelles en feu ».
    Certes, la situation n’est pas tragique – il n’y a pas mort d’homme à ce stade – mais elle reste dramatique : comment échapper aux conséquences sociales et psychologiques du report de deux années de l’âge légal du départ en retraite ?
    A ma gauche (ou à ma droite !), le principe de plaisir qui serait le choix de 70% des Français, lesquels, sachant qu’ils mourront un jour, veulent profiter de la vie dès 60 ou 62 ans; à ce compte là, n’est-ce pas plutôt 99% d’entre nous qui seraient adeptes de ce principe quasi anthropologique ?
    A ma droite (ou à ma gauche !), le principe de réalité qui serait le choix de 30% des Français, lesquels savent que le réel comptable est ce mur contre lequel ceux qui ne veulent pas ou ne savent pas compter finiront par se cogner . Défini de la sorte, n’est-ce pas 99% d’entre nous qui pratiquent aussi cet autre principe : le réalisme ?
    Alors, pour sortir de ces injonctions contradictoires faut-il organiser un référendum, ce grand mantra du consentement populaire qui rejette l’usage du  »49.3 » ? Outre la complexité de la question qui serait posée, le second écueil – découlant pour partie du premier- serait l’implacable et stratosphérique taux d’abstention aux différents scrutins…
    Présidentielles 2022 : 28%
    Législatives  » : 53%
    Trottinettes parisiennes 2023 : 92% (malgré l’enjeu écologique).
    Démocratie introuvable ?
    On peut aussi lire ou relire l’analyse virtuose de l’éditorialiste Alain Duhamel :  »Les pathologies politiques françaises » ( Poche Tempus/Perrin, 2017) :  »peuple » ou  »élite » : au grand concours de nos passions et contradictions, tout le monde en prenait déjà pour son grade .

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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