Catharsis ? (« Maris et femmes » de Woody Allen)

Publié le

Au début d’Annie Hall (1977), Woody Allen/Alvy Singer, regard caméra, nous annonçait qu’il avait fait ce film pour essayer de comprendre comment, avec Annie (Diane Keaton), l’amour n’avait pas duré. À quel moment, pourquoi cette belle relation avait-elle foiré ?

Maris et femmes (1992), autre film très personnel, s’attache de même à suivre les linéaments et les surprises d’une ou de deux ruptures. Mais, comme le remarque John Baxter dans sa biographie, peu de spectateurs auront, lors de sa sortie, apprécié l’œuvre pour elle-même, la séparation de Woody et de Mia Farrow, et sa brutale divulgation, ayant coïncidé avec ses débuts à l’écran ; les gens regardaient donc l’histoire en y cherchant les signes annonciateurs de la faillite du couple, et le lancement du film profita de cette équivoque curiosité.

Son auteur pourtant s’est toujours élevé contre cette manie du public à chercher dans ses films des allusions autobiographiques trop étroites, il a toujours revendiqué pour sa création (qui n’est pas une confession) les droits imprescriptibles de l’imagination. Sa déclaration à l’ouverture d’Annie Hall constituerait-elle une exception, et quel Woody faut-il croire ? Admettons que Maris et femmes soit pour une large part œuvre d’imagination ; il est également vrai que, dans le temps qu’il écrivait ce scénario et tournait ce film, lui-même avait engagé avec Soon-Yi (qui n’était ni mineure ni sa fille biologique, comme des rumeurs l’affirmèrent) une relation d’amour, qui éclatera aux yeux de Mia le 13 janvier 1992 avec la découverte des fatals polaroïds… Cela faisait donc plusieurs mois que Woody devait se demander comment mettre fin à une liaison de douze ans, tout en imaginant et tournant un film dans lequel un couple, joué par eux deux, est amené à se séparer.

Rappelons brièvement l’intrigue : soit au départ Gabe (Woody Allen), professeur de creative writing à l’Université de Columbia, et sa femme Judy (Mia Farrow), dont le couple connaît une crise, notamment due au refus de Gabe d’avoir un enfant (on sait combien cette question d’avoir ou pas des enfants aura, dans la réalité, occupé Mia). Ils reçoivent leurs meilleurs amis Jack (Sidney Pollack) et Sally (Judy Davis) qui leur annoncent leur séparation. Cette nouvelle crée sur eux un grand choc, et Judy en semble particulièrement affectée : pour ses amis, ou pour elle-même dans sa propre vie ? L’ampleur de sa réaction suggère qu’elle s’identifie à Sally, et que le même projet de faire une pause dans son mariage occupe déjà son esprit. Après quoi nous suivons l’évolution des quatre personnages, auxquels il arrive de parler à une sorte d’interviewer, qui demeure hors-champ mais dont le rôle est souligné par le micro-cravate porté en sautoir par nos quatre protagonistes (afin de bien marquer qu’il ne s’agit pas de psychanalyse mais d’une sorte de reportage ?).

Sally craque la première quand elle s’aperçoit que Jack l’a très vite remplacée pour une jeune femme prof d’aérobic, Sam (Lysette Anthony), avec laquelle il s’épanouit. Hélas, sa nouvelle idylle est de courte durée, quand il ne peut plus supporter l’inculture de sa compagne férue de diététique et d’astrologie, qui le ridiculise devant ses amis avec « ses boniments sur les tiges de soja, le régime zen, et ce putain de zodiaque ». Branchée par Judy qui lui présente un séduisant collègue, Sally en revanche semble mieux réussir, et accueille dans leur ancienne maison Michael (Liam Neeson), avec lequel elle réussit à faire l’amour en surmontant sa frigidité – scène interrompue par un Jack écumant de jalousie, qui réussit à s’introduire jusque dans la chambre en cassant un carreau !

De son côté, Gabe semble très attiré par une jeune étudiante, Rain (Juliette Lewis) dont le talent littéraire le bouleverse au point qu’il lui confie le manuscrit de son propre livre en cours d’écriture, qu’elle ne goûte qu’à moitié et qu’elle oublie dans un taxi. Quoique Rain ait déjà eu plusieurs liaisons avec des hommes d’âge mûr, la leur assez prévisible ne démarre pas vraiment, Gabe hésitant à sauter le pas, et préférant retrouver Judy, allant jusqu’à lui proposer d’avoir avec elle un enfant. Mais c’est au tour de celle-ci de refuser, car entre temps Sally et Michael se sont séparés, et sous couvert de consoler son collègue Judy tombe dans ses bras… Au bilan, cette personnalité définie par son premier mari (qui parle aussi à l’interviewer) comme « passive-agressive » a gagné un amour qui paraît solide ; Jack et Sally, d’abord mal partis, se sont remis ensemble en philosophant sur le compagnonnage plus fort que l’amour, et les problèmes non résolus repoussés comme la poussière sous le tapis, « et le plus bizarre c’est que ça marche ! ». Gabe enfin, qui a définitivement renoncé à Rain au cours de la soirée-anniversaire de celle-ci, perturbée par un fort orage (aux grondements prophétiques ?), se retrouve seul, situation qu’il mettra à profit pour écrire un livre qui sera, à la différence du précédent, « plus politique »…

Comment prendre cette histoire, qu’en faire ? On a qualifié ce film d’auto-déchirant, et le mot s’applique en effet aux choix du tournage (les premières scènes sont filmées caméra à l’épaule, comme pour filer l’illusion du documentaire ou du reportage conduit par l’invisible interviewer). D’une façon générale, le montage est très nerveux, voire elliptique, délaissant les propos explicatifs pour aller à l’expression, parfois très rude, des sentiments : la scène de rupture entre Jack et Sam est d’une violence inhabituelle, quand l’homme frappe la femme qui se débat et refuse d’entrer dans la voiture où il la pousse sans ménagement… La colère, l’exaspération sont les corrélats du sentiment amoureux, « il n’y a pas d’amour heureux » pourrait, au fil de ses films, redire Woody. Celui-ci pourtant semble d’une âpreté particulière, difficilement dissociable du climat de rupture qui entoura son élaboration ; quelques jours après le séisme de la découverte par Mia des photos (explicitement pornographiques) de Soon-Yi prises par Woody et fort mal cachées dans son appartement, le couple s’est retrouvé sur le tournage, pour quelques raccords et secondes prises, notamment la scène où Judy, rongée par le soupçon, demande à Gabe « Est-ce que tu me caches quelque chose ? »… Difficile, entendant ces mots, de ne pas chercher dans cette histoire d’autres points de capiton entre le jeu des personnages et leur propre vie…

Entre Judy Davis (Sally) et Mia (Judy)

Or le défi affronté par Woody est bien de décrire ou de raconter au plus près une tranche dans la vie critique de ces couples qui se lassent, se déchirent et se rabibochent. Raconter et non pas expliquer ; mettre en dialogues, en images, en situations, mais surtout pas en morale ni en analyses de surplomb, comme feignent de le faire sur le divan les malheureux protagonistes, pour y voir plus clair et dans une tentative bien dérisoire de « cure ». Un des ressorts du comique allenien tient précisément à l’écart irrattrapable entre la vie et ses explications. « Irrational man », s’intitulera un film plus tardif ; il n’y a pas pour les décisions prises par ses personnages de raisons, pas plus que d’événements décisifs ni de « causes » étayant leurs comportements. Il était a priori improbable que le couple de Jack et Sally se reforme ; invraisemblable que la victime apparemment désignée de ces jeux de l’amour et du hasard, Judy, en sorte gagnante, et prospère ; étonnant que le perdant ou l’homme seul soit au final ce professeur, Gabe, favorisé au départ par sa position magistrale et les sourires de ses étudiantes… Toute une tradition philosophique a pris en main nos conduites, en nous inculquant les notions de sujet, de conscience, de responsabilité, d’événements ; une morale en découle, qui découpe fermement le bien et le mal, l’intention et l’acte, la cause et la conséquence…

Les films de Woody sont philosophiques à mes yeux car ils ridiculisent, ou déconstruisent, le bel échafaudage de cette ontologie. Pourquoi Jack ne peut-il plus supporter Sam ? À quel moment le problème sexuel de son couple avec Sally cesse-t-il d’être un problème ? Quand Sally, dans une scène hilarante au domicile de l’amateur d’opéra, se précipite sur le téléphone derrière la cloison pour insulter copieusement Jack, n’est-ce pas pour faire entendre à celui qui pourrait devenir son premier amant sa détestation des hommes ? (Une conclusion que celui-ci semble faire sienne en renonçant à Don Giovanni). Judy a-t-elle conscience, en présentant Michael à sa meilleure amie, qu’elle lui demande de le prendre à l’essai pour voir s’il pourrait lui convenir, à elle Judy ? Pourquoi fait-elle lire ses tentatives de poèmes à Michael plutôt qu’à son mari, lequel de même lui cache son roman, dont il propose la lecture à Rain ? Qu’est-ce qu’une personnalité « passive-agressive », par quels chemins de traverses, ou travaux d’approche à l’envers de ses buts, la fragile (ou très forte ?) Judy atteint-elle ceux-ci ? Et pourquoi Gabe pour finir reste-t-il sur le carreau ? Qu’attendait-il exactement de Rain ? Et Rain (et ses parents) de Gabe ? La jeune femme a-t-elle aimé ou détesté (amusante scène de la voiture) le roman de son professeur ? Etc.

L’histoire de ces couples se déroule, nous touche, nous émeut et nous ne l’expliquons pas. Nous en goûtons les retournements, les surprises, nous apprécions en connaisseurs la complexité des situations, l’épaisseur des personnages… Le cinéma, comme le roman, recueille les ruisseaux de la vie que ne capte pas la philosophie (faut-il ajouter la psychanalyse avec son lourd appareil des pulsions, des instances, des stades ou des caractères ?). Il y a dans les narrations de Woody une formidable leçon de modestie, notre auteur s’abstient de conclure, il ne condamne ni n’absout, ne guérit ni n’explique, il montre, ironiquement, il se contente de cet art difficile, bien raconter. « Je me sens toujours en train d’écrire avec le film. Il y a quelque chose que j’aime dans l’approche du romancier. Ces deux médias (le film et le roman) sont très proches », déclare-t-il dans ses entretiens avec Stig Björkman.

« Auto-déchirant »

Woody échappe en particulier à la tentation du grand pourquoi (chantée par Guglielmo dans Cosi fan tutte). Il ne joue pas au plus intelligent, il sait que ses personnages le dépassent, et il les laisse donc vivre leur vie. Comme paraît-il, sur le plateau de ce film, il encourageait les acteurs à improviser, à profiter de leur rôle pour se lâcher. Il expérimente des raccourcis au montage, des courts-circuits dans les dialogues, il veut faire de ce film quelque chose de nerveux, de cruel, de punchy. Ce que, paradoxalement, tous (le caméraman Carlo de Palma, la monteuse Susan Morse, les acteurs) auraient adoré : le tournage de Maris et femmes fut une vraie partie de plaisir. « Everybody – from a physical point of view, from a technical point of view – had more fun on this movie than  anything else ».

Plus de plaisir pour le public ? Et pour Woody aussi, et pour Mia ? Voies obscures de la catharsis…

2 réponses à “Catharsis ? (« Maris et femmes » de Woody Allen)”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir!

    Encore et encore, un rafraîchissement…

    On dirait que l’ange dans sa ronde ailée du temps, se plaît à venir nous servir à boire!

    Madelon quelque part et toujours échanson. Son nom vous connaissez…Raphaël ou Daniel.

    En ce nouveau breuvage, Woody n’explique pas, il est expliqué.

    Notre porteur d’eau lustrale, vous le reconnaîtrez parlant de catharsis dans le premier numéro des « Cahiers de médiologie » avec son voisin et collègue Serge Tisseron.

    Dans l’action spectrale, noli me tangere, et Kantor, le metteur en scène ouvre l’impossible pour créer de l’invisible.
    Et un autre Kantor, mathématicien, pas G.Cantor étudié dans la revue Médium, est à la page des spectres de Bachelard.

    Quèsaco?

    Les billets passent à toute vitesse et ce sont des feuilles volantes qui reviennent à l’appel.

    Ou des feuilles printanières qui s’expliquent en se développant, selon les mots de l’Aigle de Meaux.

    Et si comme la neige, tombe la feuille blanche, au clair de la lume, on peut toujours essayer d’écrire un mot!

    Bonne nuit

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      « S’expliquer en se développant », merveilleuse formulation chère Kalmia, c’est ce que propose Woody lui-même dans son livre d’entretiens, quand il parle des ses personnages « unfolding themselves », se développant, se dépliant – loin de toute explication. Laissons la vie vivre dans ses plis !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Incroyable cher M. comme, au dernier mot de ce commentaire, vous faites sortir le lapin du chapeau… C’est de la…

  2. Bonjour ! Un sacré billet qui me rappelle la fin de « L’homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux, citant Spinoza (Éthique, IV).…

  3. Merci mon cher Jacque de vous adresser directement à ma chère Julia ! Je lui signale votre commentaire, car les…

  4. Lettre à Julia Bonjour ! À vous, Mademoiselle, cette épistole, écrite sur écran au fin fond d’une campagne, dans un…

  5. Bonsoir, amis du bogue ! On attendait l’argumentaire de Monsieur Serres. C’est fait et bien fait. Une invitation à la…

Articles des plus populaires