Je viens de lire Soif d’Amélie Nothomb, acheté par curiosité, ou désoeuvrement, lors de sa parution à l’automne dernier et oublié depuis sur une étagère. Comment cette femme qu’il m’arrive d’écouter lors de ses apparitions excentriques, malgré sa grandiloquence (où les média persistent à voir la promesse d’une « bonne cliente »), a-t-elle pu concevoir un pareil projet ? Comment son éditeur (Albin Michel) ne l’a-t-il pas découragée ? Quel critique a pu trouver cela bon, recommandable ou d’aucune manière intéressant ? De quel degré d’abaissement dans la lecture, dans la culture le succès d’un pareil livre est-il le signe ?
Rappelons le sujet : le monologue intérieur de Jésus lors de sa Passion, depuis le jardin des Oliviers jusqu’aux jours qui suivent sa résurrection. De cette histoire archi-connue, Nothomb nous propose un doublage de son cru, ou, comme disent de nos jours ceux qui mettent Racine ou nos classiques à la portée des collégiens, une adaptation ; pour elle sans doute cette histoire demeurait insuffisamment connue, puisque nous ne l’entendions que par le récit extérieur des évangélistes.
Lacune comblée ! Voici donc comme si vous y étiez Nothomb dans la tête ou la bouche du Christ, lui prêtant, lui soufflant au moment de la douleur la plus aigüe des questions qu’elle-même se pose sur les raisons et les formes de son supplice, sans craindre les anachronismes : Jésus cite Valéry, il disserte sur le sadisme et le masochisme, ou discute un point de théologie, il énumère son « tiercé gagnant », il relève quelques finesses ou lacunes de la langue française, etc. Nothomb n’observe pas, ne décrit pas des scènes archi-connues, elle pilote de l’intérieur les sensations, les sentiments du crucifié, elle déroule la bande-son de ce long film muet. Plus près de toi mon Dieu…
Grünewald, Le retable d’Issenheim
L’Ecriture nous rapporte, et Jordi Savall a interprété, « les sept paroles de Jésus sur la croix », narration mesquine… Mieux renseignée, Nothomb nous en donne tellement plus, des page entières !
Cette oeuvrette n’est pas seulement ridicule de niaiserie, elle sidère par son outrecuidance. Entendons-nous : je ne reproche pas à Nothomb un blasphème, toutes les histoires demeurent ouvertes à l’examen critique, à la reprise par le roman, et la passion du Christ peut susciter bien des récits, son extrême notoriété n’en fait pas un sujet tabou ni sacré. Mais infiniment délicat, ou casse-gueule. Un auteur est par étymologie celui qui augmente, qui enrichit par son offre nos connaissances ou notre attente. L’intrépide auteure de Soif a déclaré je crois qu’elle s’était longuement préparée pour ce dernier livre écrit dans un état d’exaltation, qu’avec lui elle accomplissait enfin un défi lancé à elle-même, un jour je m’attaquerai au récit des Evangiles… Mais qu’a-t-elle à nous offrir de mieux, ou qui surpasse ces textes canoniques ?
Le genre du replay, du bonus ou du making of prospère à notre époque, ainsi que, grâce aux nouvelles technologies, les multiples tentatives d’enrichissement sensoriel (dont j’ai déjà parlé à propos de La Reine des neiges II) ; on revisite ainsi don Quichotte, Macbeth ou Madame Bovary, nos classiques méritent un dépoussiérage qui les mette enfin à la portée de toutes les bourses, Balzac moins ses lassantes descriptions, Proust dépouillé de ses longueurs… Lire ne doit pas nous ennuyer, et nous voulons d’abord participer. Quel meilleur pitch que ce Golgotha avec un Jésus plus intime, sensible au cœur, très amoureux de Marie-Madeleine bien sûr, un peu étonné lui-même, dans le voisinage d’Harry Potter, de ses pouvoirs de magicien ? Car on a beau être un dieu, on n’en est pas moins homme ! Notre passion démocratique, inséparable de l’essor historique du roman, exige nous le savons cette égalisation des conditions, au prix certes d’une éventuelle désacralisation.
Or je ne peux me retenir moi-même d’une persistante sacralisation du livre ; j’attends de ma lecture qu’elle me transporte, me subjugue, qu’elle me découvre, si l’histoire m’était déjà connue, un territoire nouveau, qu’elle m’entraîne où je ne savais pas aller… Avec Amélie Nothomb, je fais l’expérience inverse d’une lecture constamment dégradante ; je me dis que la vie qui me reste est trop courte pour de pareils livres, j’aime la mise à distance sacralisante des peintures aux cimaises des églises, le laconisme des Ecritures par lequel less is more. Assez de rapprochements sensibles, de zooms obscènes, de tortures exhibées, la vue du crucifix est bien assez explicite, bien suffisante comme ça.
Le défaut principal de ce livre est d’échouer complètement à nous faire toucher la douleur, remplacée sur la croix par des rêveries et des dissertations. Or j’avais acheté ce livre pour mieux saisir ce que le spectacle des crucifix, à force de les voir, échoue à nous transmettre, nous ne réalisons pas, les regardant, à quel point ce supplice est abominable, à quel point cela ne se fixe pas, ne se représente pas. Je connais très peu de descriptions convaincantes de la torture, très peu d’évocations réussies de l’extrême souffrance en littérature. Ou en peinture – songeons, dans ce domaine, à l’exception (traumatisante à contempler) du retable de Grünewald, et à son commentaire lui-même saisissant par J.-K. Huysmans. Je mentionnerai, dans La Semaine sainte d’Aragon, l’agonie du Vicomte Marc-Antoine d’Aubigny (avant qu’il n’en réchappe) ; l’auteur qui sait nous faire ainsi descendre dans la souffrance du lieutenant blessé n’était pas pour rien médecin, et se souvenait à l’occasion de son service au front.
Monty Python, La Vie de Brian
On attendrait vainement cette empathie chez Nothomb, elle ne fouille en rien la douleur, qui devrait être le cœur de son entreprise. Elle bavarde, plus proche de la scène finale du film La Vie de Brian de Terry Jones quand les crucifiés entonnent en chœur « Always look on the bright side of life », que du maître d’Issenheim. Elle ne ressent pas, ne voit pas, ne palpe pas. Et donc, n’écrit pas au sens où Breton l’exigeait : « Chère imagination, ce que j’aime en toi, c’est que tu ne pardonnes pas ».
Une exception peut-être, son originale présentation de la soif, qui donne son titre au livre. J’aurais voulu, si l’ouvrage avait été plus robuste, intituler cette chronique « Il était une soif », rappeler à quel point la faim et la soif font de nous des sujets vivants, inscrits dans une chair. Hélas !
N’allons pas, selon la formule connue, cracher sur Nothomb ! Elle a produit au moins un livre de valeur, Stupeur et tremblements (1999). Regrettons que sous ses grands chapeaux, cette dame garde la tête étroite, qu’elle effleure à peine ces tourments du corps profond, qu’elle néglige la souffrance (il est vrai difficile à peindre) qui aurait pu être son projet ; et dès lors, à quoi bon ce médiocre récit ?
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