Mon précédent billet « Un Président au rendez-vous de la Nation » m’a valu une volée de bois vert de la part de mes ami(e)s médiologues, qui ne voient qu’esbroufe et double langage dans son discours « historique » du lundi 13 avril. « Un bon comédien, pas un chef », résume Philippe ; et Antoine, lui-même journaliste respecté, d’insister sur la réouverture catastrophique des écoles annoncée le 11 mai, en réponse aux injonctions du MEDEF pressé de remettre au travail les parents…
Je persiste à voir dans cette allocution un objet médiologique majeur. Nous avions, voici quelques années, consacré un numéro de notre revue à la question « Qu’est-ce qu’un chef ? » ; et le dernier opus de Régis Debray dans la collection « Tracts » de Gallimard, Dire et faire, revient sur la question des actes de langage, et de leur efficacité pour le bon gouvernement des hommes. Il semble qu’en une période aussi anxieuse que celle que nous traversons, les mots prononcés par le Président ne sauraient être pris à la légère, et demandent en réponse mieux que des sarcasmes ou des plaisanteries.
Mes camarades médiologues paraissent prisonniers d’une conception fixiste en politique ; les rôles y sont distribués une fois pour toutes, un président, un dirigeant ne sauraient dans ce monde, à la hauteur de responsabilité qui est la leur, changer d’avis.
Je disais moi-même au début de ce précédent papier que je n’étais pas un suiveur de Macron, en lequel je voyais un artefact politique, une machine à conquérir le pouvoir plus qu’à l’occuper, et que son premier discours, du 12 mars, m’avait paru fâcheusement dénué d’empathie. Raison de plus pour saluer les corrections remarquables appliquées à cette trajectoire ; l’autocritique, les promesses en direction de l’hôpital public, tellement malmené par les gouvernements successifs, l’éloge vibrant des soignants et de ceux qu’un Macron précédent aurait classés derniers de cordée, infirmières et personnels hospitaliers, caissières, policiers, éboueurs, chauffeurs routiers, etc., m’avaient particulièrement touché. En se déjugeant ainsi (chose rare à son niveau), Macron se grandissait. Lui aussi tâtonnait, apprenait par essais et erreurs, se heurtait à la rugueuse réalité des faits, et qu’est-ce que l’exercice honnête du pouvoir sinon cette école toujours recommencée ?
Un article de Médiapart daté de mercredi m’avait particulièrement déplu qui, sous la plume de Christian Salmon, traitait Macron d’hypnotiseur, et ne voyait dans sa conduite politique qu’une série de rôle ou de postures (d’impostures), une marionnette virevoltante, un Fregoli endossant tous les costumes. « On attendait de Gaulle ou Churchill, on eut droit à Charcot », écrit-il en substance dans cet article évidemment brillant, mais tellement facile. J’aimerais, puisque mes amis de Médium (mais non les autres) semblent suivre cette ligne critique, reprendre ici un peu les mots.
Le fond de ma pensée est que la situation du Président, ou du gouvernement en cette période, est terriblement difficile. Vraiment, je n’aimerais pas avoir à choisir et décider à leur place ! Il n’y a pas, face au virus et dans la situation de pénurie où nous voici plongés par plusieurs décennies de réductions budgétaires et d’étourderies sanitaires, de mesure absolument bonne ; entre les exigences contradictoires de la médecine et d’une économie à l’arrêt qu’il faut bien faire repartir, on ne peut avancer qu’en direction d’un moindre mal, à coups de compromis et de louvoiements aussitôt critiqués par les bons docteurs du Faut-qu’on-Y’a-qu’à… Mais si j’entends dans gouvernement l’étymologie du gouvernail, et pour avoir fait moi-même un peu de voile, je me rappelle qu’il fallait jouer serré contre un vent contraire en louvoyant et en tirant des bords au plus près ! Je ne suis donc pas choqué par les ajustements, les compromis, voire la « cacophonie » des propos qui fusent d’un ministre à l’autre, de même que je trouverais futile de dresser le catalogue à charge des contradictions du pouvoir depuis le début de la crise. Si la décision politique tranche par définition dans le flou, elle est sujette à des révisions successives ; « the one best way » n’est pas la quintessence de la conduite ni du jugement qu’on appelle politiques, un domaine constitutivement opaque, et dont la crise actuelle nous rappelle la redoutable complexité.
Deuxièmement et sur l’accusation de théâtre, demandons à nos vertueux critiques s’ils connaissent un pouvoir exempt de toute théâtralité ? La mise en scène, la rhétorique ne sont-elles pas de rigueur dès qu’il s’agit de rallier un public ? De Gaulle lui-même, dont ces querelles invoquent ou sollicitent apparemment le fantôme, ne fut-il pas le premier comédien ou le grand architecte de sa propre statue ? Et le mensonge, les fake news ou le bluff n’étaient-ils pas des ingrédients nécessaires, propres à redonner aux vaincus confiance et sursaut lors de l’appel du 18 juin ? Regretter de Gaulle ou Churchill, c’est vraiment se tromper d’époque.
Il me semble même, sur ce point précis, que le paradigme du pouvoir a changé. J’avais beaucoup admiré, lors de sa parution en 1981, la Critique de la raison politique de Régis Debray, sous-titrée « de l’inconscient religieux » depuis sa sortie en poche, c’est je crois son livre central dont je me suis beaucoup servi, que j’ai enseigné. Sa thèse, qu’il a souvent répétée ultérieurement et jusqu’à ce dernier Tract, est celle du principe dit d’incomplétude (tiré de Gödel) : le groupe humain, constitutivement défaillant ou en manque de transcendance, ne coagule bien que sous l’autorité d’un agent supérieur, largement imaginaire, tel Dieu, ou le Héros, ou le chef charismatique qui a su confisquer à son profit l’ingrédient suprême, vérité révélée, ou science, ou sens de l’Histoire, etc. Omnis potestas ab alio, tout pouvoir vient d’un autre de préférence inaccessible et situé du côté du ciel, qui peut être celui des grands morts, des idées ou des mythes. Vous voulez en imposer aux hommes et régner ? Parlez-leur au nom de plus grand que vous, invoquez une tradition, un dogme, un ancêtre, une vérité qui nous dépasse tous, vous le premier – et vous ferez du nous.
On consultera le gros numéro de Médium consacré au Nous (issu d’un colloque des Treilles) pour plus de détails, et peut-être pour une actualisation. Je ne l’ai pas, écrivant ceci, à ma disposition, mais je dirai que ce paradigme précisément a changé. Debray raisonne dans un cadre théologico-politique ancien, et demande : comment faire du vertical avec de l’horizontal ? Ce schéma s’applique à la Monarchie, à la République, moins il me semble à la démocratie quand elle fait le choix d’une périlleuse horizontalité. Or notre Zeitgeist (le fameux esprit du temps) a migré de la république à la démocratie, autrement dit du vertical à l’horizontal. Reposant du même coup le problème de l’autorité.
Il est facile de voir que Macron n’est ni de Gaulle ni Churchill, pourquoi le lui reprocher ? En démocratie, l’autorité se capitalise autrement. Horizontalement par des manifestations de fraternité, d’empathie ou de care. Un pouvoir légitime est d’abord un pouvoir prévenant, thérapeutique ou soignant, modèle assez différent de nos anciens chefs religieux, guerriers ou idéologiquement cuirassés. Michel Schneider a écrit sur cette mutation un livre polémique, Big mother, pour railler ce tournant du soin ; procès moqueur, persifleur et aigu, lu avec plaisir mais auquel je n’ai pu donner entièrement raison, tellement les gros ou « grands frères » précédents avaient eu la main lourde ! Ce que je retiens, ce qui m’a frappé dans le dernier discours de Macron, c’est ce souci du care, cette invocation au troisième volet de notre devise républicaine, si rarement mis en application : fraternité ! Et l’énumération reconnaissante de toutes celles et ceux par lesquels vaille que vaille nous formons encore, avec nos gestes-barrière et en restant chez nous, en ce moment et pour combien de temps, un « nous »…
Je vois dans ce discours du 13 avril un catalogue bienvenu d’engagements pour l’avenir, je n’imagine pas, aujourd’hui, que son auteur nous trompe et se déjuge. Pourtant, un article inquiétant circule depuis hier, et depuis Médiapart, autrement sérieux que le frivole Salmon : le gouvernement aurait confié à la CDC (Caisse des Dépôts et Consignations) la restructuration de l’hôpital public, qui s’acheminerait vers de dangereux alignements avec le privé, notamment à travers les PPP (Partenariats Publics Privés) auxquels on doit quelques catastrophiques prises en mains d’hôpitaux. Ce long papier de neuf pages très documentées montre une gestion financière de la santé, prête à aggraver les dérives et la pénurie devenues criantes avec cette crise : une mise à la casse de notre service public des soins, résume un des observateurs cité dans l’article. En contradiction flagrante donc avec la lénifiante parole présidentielle.
Alors, que croire ? Macron bon comédien ? À y regarder à deux fois, cette très inquiétante note de la CDC date du début d’avril, douze jours donc avant le discours. Espérons que ce délai soit aussi celui d’une prise de conscience et d’un retournement présidentiels, et que devant la protestation qui commence à grandir sur quelques réseaux (j’ai été alerté par celui des Convivialistes), le Président lui-même aura à cœur d’annuler ce rapport et de le démentir !
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