Jacques me pose en « commentaire » du précédent billet la question de savoir ce qui m’a poussé à écrire ce roman, Charlotte et Maximilien, l’invitation au désastre – qui, je l’espère, trouvera bientôt un éditeur ? Une interrogation très bienvenue, que je me suis formulée pour moi-même bien des fois, écrivant chaque jour un peu de ces 140 pages…
Je répondrai d’abord par la formule de Kundera, qui voit dans le roman la « suprême synthèse intellectuelle ». Adressée au philosophe, qui se verrait bien dans ce rôle, cette définition interpelle : plus fort que la philo, il y a donc le roman. Plus fort en quoi ? La philo s’affaire à définir et enchaîner des concepts, mais le roman ? À défaire ceux-ci peut-être, en suggérant tout ce qui grouille ou mijote sous nos efforts de rassemblement, de saisie (puisque dans le mot allemand désignant le concept, Begriff, s’entend toujours quelque griffe)… Le roman ne synthétise pas (n’en déplaise à Kundera), ne définit pas, il fissure, il formule autrement.
Ayant choisi d’écrire un « roman historique », je dois donc situer mon effort en regard de celui des historiens. Je me suis, pour me documenter et pour l’écrire, appuyé sur deux solides ouvrages d’histoire, Maximilien et Charlotte, la tragédie de l’ambition d’André Castelot, un fort pavé de 650 pages richement documenté, et un autre de Michel de Grèce, moins volumineux, très bon lui aussi, L’Impératrice des adieux, plus « romancé » que Castelot mais solidement documenté. Pourquoi écrire en plus, qu’est-ce que mon ouvrage va ajouter à la liste des titres (articles, podcasts, livres…) disponibles sur cette lamentable affaire ? Et pourquoi en particulier m’acharner à faufiler ce livre parmi les centaines de nouveautés de la rentrée, que je vois déjà encombrer les tables des libraires ? Personne n’attend ce livre, et je l’écris (en sept semaines, cinq mille signes par jour) replié dans une grande solitude, en sacrifiant bien d’autres tâches, en refusant le monde, immergé dans la chose à dire, plus de cinémas, très peu de sorties, plus de lectures sinon celles de ma documentation, pourquoi ce labeur forcené, à quoi bon ? En bref j’ai mené ces derniers temps une vie de moine mon cher Jacques, par quel déplacement du religieux, comment justifier ce service (fanatique) du texte ?
J’ai pour les vrais textes un grand respect, je prends plaisir à en lire, je brûle moi-même d’en écrire, il me semble qu’un surcroît de vie m’arrive par ce canal, que la (bonne) littérature nous vivifie, nous élève… Vrai texte, bonne littérature, qu’est-ce à dire ? Je supporte mal les livres mal écrits, je veux dire ceux qui font double emploi. Le plaisir d’écrire, c’est pour moi d’écrire autrement. Aujourd’hui particulièrement, le défi consiste à faire mieux que ChatGPT, à survoler ces magmas conversationnels à base de statistiques, ces méli-mélo d’écritures ou de pensées moyennes. Or la plupart des livres de la prochaine rentrée auraient pu être écrits par la machine ! Les éditeurs, les jurés des prix sauront-ils distinguer devant cette marée (cette surenchère de conformismes) ce qui relève du machinal, et ce qui propose une expression plus authentique, signée d’un véritable auteur ?
Mais encore une fois, que veut dire véritable ? Ecrivant mon livre, j’avais sous les yeux le déroulé d’une première vérité, historique ; Castelot rapporte des faits, une succession fourmillante de détails, de circonstances, et je lui en suis très reconnaissant, je les lui emprunte sans vergogne. Mais il ajoute bien sûr ses propres interprétations, où serait sinon son plaisir, son bénéfice d’écrivain ? Et c’est sur ce point que mon roman peut à son tour ajouter, non pour construire, pour argumenter une certitude, mais au contraire pour défaire celles-ci, pour raviver le sens de l’énigme, pour confronter mon lecteur au doute.
Je crois, et je l’ai écrit dans mon livre, que là où l’historien s’efforce de cerner des faits, le romancier rémunère (verbe mallarméen) une énigme, il tourne autour, il nous rappelle au sens d’un certain mystère. Bien des mots font écran à la vérité, par exemple chez Castelot celui de son titre, l’ambition. C’est vite dit, que savez-vous des sentiments de Charlotte, qui n’était pas n’importe qui ? Fille et petite-fille de roi, quel sens du devoir, du destin la dirigeait, et qu’est-ce que Maximilien de Habsbourg de son côté entendait par l’honneur de sa Maison ? On a trop vite fait de juger ces personnages historiques par nos propres catégories ou circonstances de vie, au lieu de nous demander par quels cas de conscience, quels défis, quelles sommations eux-mêmes eurent à passer… Le roman, mieux que l’histoire, s’efforce de déplier cela, de sonder (à tâtons) la psychologie, de traiter de morale… Et de redonner ainsi chair aux personnages, de restituer le vif ou l’esprit d’une époque. On n’en demande pas tant à l’historien.
Mais le lecteur, que demande-t-il à l’auteur ? Je demeure effrayé par le niveau (consternant) des productions courantes, de quoi se contente le public, de quels titres se nourrit-il ? Récemment, me rendant à la libraire de l’Université à Grenoble, je fus surpris d’y rencontrer une très longue file étirée sur le trottoir, on n’entrait plus, les lieux étaient pleins – pourquoi ? Un auteur dont le nom m’échappe y faisait une signature de son livre Clamser à Tataouine, il en aura ce jour-là vendu une bonne centaine. Et les bons livres, combien d’acheteurs ?
Pour écrire vraiment par les temps qui courent (pour ne sacrifier ni à ChatGPT ni aux sirènes de la pub ou du show-biz), il faut avoir le cœur bien accroché. Mais votre question mon cher Jacques est trop stimulante, j’y reviendrai prochainement.
(à suivre)
Répondre à Dominique Annuler la réponse