Ecrire un roman

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Jacques me pose en « commentaire » du précédent billet la question de savoir ce qui m’a poussé à écrire ce roman, Charlotte et Maximilien, l’invitation au désastre – qui, je l’espère, trouvera bientôt un éditeur ? Une interrogation très bienvenue, que je me suis formulée pour moi-même bien des fois, écrivant chaque jour un peu de ces 140 pages…

Je répondrai d’abord par la formule de Kundera, qui voit dans le roman la « suprême synthèse intellectuelle ». Adressée au philosophe, qui se verrait bien dans ce rôle, cette définition interpelle : plus fort que la philo, il y a donc le roman. Plus fort en quoi ? La philo s’affaire à définir et enchaîner des concepts, mais le roman ? À défaire ceux-ci peut-être, en suggérant tout ce qui grouille ou mijote sous nos efforts de rassemblement, de saisie (puisque dans le mot allemand désignant le concept, Begriff, s’entend toujours quelque griffe)… Le roman ne synthétise pas (n’en déplaise à Kundera), ne définit pas, il fissure, il formule autrement.

Ayant choisi d’écrire un « roman historique », je dois donc situer mon effort en regard de celui des historiens. Je me suis, pour me documenter et pour l’écrire, appuyé sur deux solides ouvrages d’histoire, Maximilien et Charlotte, la tragédie de l’ambition d’André Castelot, un fort pavé de 650 pages richement documenté, et un autre de Michel de Grèce, moins volumineux, très bon lui aussi, L’Impératrice des adieux, plus « romancé » que Castelot mais solidement documenté. Pourquoi écrire en plus, qu’est-ce que mon ouvrage va ajouter à la liste des titres  (articles, podcasts, livres…) disponibles sur cette lamentable affaire ? Et pourquoi en particulier m’acharner à faufiler ce livre parmi les centaines de nouveautés de la rentrée, que je vois déjà encombrer les tables des libraires ? Personne n’attend ce livre, et je l’écris (en sept semaines, cinq mille signes par jour) replié dans une grande solitude, en sacrifiant bien d’autres tâches, en refusant le monde, immergé dans la chose à dire, plus de cinémas, très peu de sorties, plus de lectures sinon celles de ma documentation, pourquoi ce labeur forcené, à quoi bon ? En bref j’ai mené ces derniers temps une vie de moine mon cher Jacques, par quel déplacement du religieux, comment justifier ce service (fanatique) du texte ? 

J’ai pour les vrais textes un grand respect, je prends plaisir à en lire, je brûle moi-même d’en écrire, il me semble qu’un surcroît de vie m’arrive par ce canal, que la (bonne) littérature nous vivifie, nous élève… Vrai texte, bonne littérature, qu’est-ce à dire ? Je supporte mal les livres mal écrits, je veux dire ceux qui font double emploi. Le plaisir d’écrire, c’est pour moi d’écrire autrement. Aujourd’hui particulièrement, le défi consiste à faire mieux que ChatGPT, à survoler ces magmas conversationnels à base de statistiques, ces méli-mélo d’écritures ou de pensées moyennes. Or la plupart des livres de la prochaine rentrée auraient pu être écrits par la machine ! Les éditeurs, les jurés des prix sauront-ils distinguer devant cette marée (cette surenchère de conformismes) ce qui relève du machinal, et ce qui propose une expression plus authentique, signée d’un véritable auteur ?

Mais encore une fois, que veut dire véritable ? Ecrivant mon livre, j’avais sous les yeux le déroulé d’une première vérité, historique ; Castelot rapporte des faits, une succession fourmillante de détails, de circonstances, et je lui en suis très reconnaissant, je les lui emprunte sans vergogne. Mais il ajoute bien sûr ses propres interprétations, où serait sinon son plaisir, son bénéfice d’écrivain ? Et c’est sur ce point que mon roman peut à son tour ajouter, non pour construire, pour argumenter une certitude, mais au contraire pour défaire celles-ci, pour raviver le sens de l’énigme, pour confronter mon lecteur au doute.

Je crois, et je l’ai écrit dans mon livre, que là où l’historien s’efforce de cerner des faits, le romancier rémunère (verbe mallarméen) une énigme, il tourne autour, il nous rappelle au sens d’un certain mystère. Bien des mots font écran à la vérité, par exemple chez Castelot celui de son titre, l’ambition. C’est vite dit, que savez-vous des sentiments de Charlotte, qui n’était pas n’importe qui ? Fille et petite-fille de roi, quel sens du devoir, du destin la dirigeait, et qu’est-ce que Maximilien de Habsbourg de son côté entendait par l’honneur de sa Maison ? On a trop vite fait de juger ces personnages historiques par nos propres catégories ou circonstances de vie, au lieu de nous demander par quels cas de conscience, quels défis, quelles sommations eux-mêmes eurent à passer… Le roman, mieux que l’histoire, s’efforce de déplier cela, de sonder (à tâtons)  la psychologie, de traiter de morale… Et de redonner ainsi chair aux personnages, de restituer le vif ou l’esprit d’une époque. On n’en demande pas tant à l’historien. 

Mais le lecteur, que demande-t-il à l’auteur ? Je demeure effrayé par le niveau (consternant) des productions courantes, de quoi se contente le public, de quels titres se nourrit-il ? Récemment, me rendant à la libraire de l’Université à Grenoble, je fus surpris d’y rencontrer une très longue file étirée sur le trottoir, on n’entrait plus, les lieux étaient pleins – pourquoi ? Un auteur dont le nom m’échappe y faisait une signature de son livre Clamser à Tataouine, il en aura ce jour-là vendu une bonne centaine. Et les bons livres, combien d’acheteurs ?

Pour écrire vraiment par les temps qui courent (pour ne sacrifier ni à ChatGPT ni aux sirènes de la pub ou du show-biz), il faut avoir le cœur bien accroché. Mais votre question mon cher Jacques est trop stimulante, j’y reviendrai prochainement.

(à suivre)

10 réponses à “Ecrire un roman”

  1. Avatar de Dominique
    Dominique

    Bonsoir, amis du blogue !

    Vous avez raison, cher randonneur, de vous distancer de ce chat GPT et de vous fier à votre intuition pour faire passer une émotion.

    Je ne résiste pas à l’envie de vous conter ce fait tout récent.

    Un correspondant qui dirige une entreprise importante de distillerie dans le Cantal m’a gentiment envoyé sa tribune libre et contributive sur la loi Duplomb 2025 en faisant un parallèle avec la « loi » du même nom de 1933.

    Jean Duplomb dans cette pertinente Tribune est cité comme ministre de l’agriculture et sénateur de la Haute-Loire sous la troisième république. Ne connaissant pas cet édile, je suis allé voir sur Internet et j’ai consulté le fameux chat.

    Réponses contradictoires et farfelues où un ministre indiqué en poste à telle période était déjà mort.

    Il m’a bien trouvé un Monsieur Jean Duplomb, ministre de l’agriculture en 1968. Ce qui est faux.

    Le directeur des Archives départementales de la Haute-Loire n’a oncques entendu parler de Jean Duplomb, ni comme sénateur ni comme ministre de l’agriculture.

    De grâce, n’allez pas, mon bon seigneur, demander à cet animal, ce qui s’est réellement passé lors des entrevues de Charlotte avec Napoléon III en août 1866 et avec le Pape Pie IX le mois suivant !

    Laissez tomber ce matou sans âme, bien cher ami randonneur, et chausser vos bottes pour aller plus loin par monts et par vaux conquérir la terra incognita de l’artiste qui vit en nous.

    Et vous trouverez, cher ami lointain, vos lecteurs car, comme dit le poète « ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière ».

    Bonne nuit d’été à tous

    Dominique

  2. Avatar de Jfr
    Jfr

    « Castelot rapporte des faits, une succession fourmillante de détails, de circonstances, et je lui en suis très reconnaissant, je les lui emprunte sans vergogne. Mais il ajoute bien sûr ses propres interprétations, où serait sinon son plaisir, son bénéfice d’écrivain ? Et c’est sur ce point que mon roman peut à son tour ajouter, non pour construire, pour argumenter une certitude, mais au contraire pour défaire celles-ci, pour raviver le sens de l’énigme, pour confronter mon lecteur au doute.
    Je crois, et je l’ai écrit dans mon livre, que là où l’historien s’efforce de cerner des faits, le romancier  rémunère  (verbe mallarméen) une énigme, il tourne autour, il nous rappelle au sens d’un certain mystère ». Voilà qui est clair et qui permet d’opposer le travail de l’´historien et celui de l’écrivain. L’écrivain devient-il alors psychanalyste ? Cela me rappelle la différence entre le texte du patient sur le divan et ce qu’entend l’analyste dans son fauteuil. On dit souvent que du récit du patient, l’analyste n’en croit rien, pas un seul mot. L’analyste est à l’écoute d’une autre musique, celle de l’inconscient qui donne un sens bien différent aux faits prétendus comme aux mots prononcés. Comme pour le romancier, les mots sont des énigmes et les assertions sont du mi-dire (Lacan), c’est à dire des mensonges que l’on fait pour autrui ou pour soi- même,. Tous ces discours plein d’assurance vacillent au moindre questionnnement… Les certitudes s’effondrent au fur et à mesure que l’analyse avance…N’est ce pas le même trajet que celui de l’écrivain qui exploite un caractère, l’aventure de ses héros, sur des terrains inexplorés, des Terra incognita ? Les mots prononcés sont des faux-semblants ou des énigmes… Le discours doit être déconstruit, soupçonné, sous pesé, pour accéder à une autre vérité, comme le texte d’un rêve dont il faut rétablir le sens caché. Que l’on relise l’analyse faite par Freud des « Mémoires du Président Schreber » où chaque proposition du texte écrit par le président de la Cour de Saxe est retraduite en une autre langue, celle des interprétations freudiennes, traduisant, retranscrivant la Ur- Sprache du genial délirant… Même chose pour « L’Homme au loup » où le travail de deconstruction « rémunère » à la fois le travail du patient et celui de l’analyse pour reprendre le terme mallarméen. La plus belle rémunération n’est elle pas celle de l’apres-coup, du nachtraglich freudien, qui permet à l’analyste comme à l’historien et peut être au romancier de réécrire l’Histoire?

  3. Avatar de Jean Claude Serres
    Jean Claude Serres

    “ Ce qui pousse à écrire ? “ la question est d’ importance ! En particulier pour moi. J’écris depuis longtemps (régulièrement sous forme de récit dès 2000) et très longtemps sous forme paysage (schémas numériques dès 1988 et peintures acryliques puis aquarelle). Les motivations anciennes étaient d’ un autre ordre, mais aujourd’hui que sont-elles devenues ?

    J ai la chance de pouvoir lire beaucoup d’excellents ouvrages de littérature comme de philosophie d’ essais et de science. Mes librairies préférées sont Arthaud à Grenoble et à Nice Massena et à la Sorbonne. Cependant j’ ai découvert deux minuscules librairies lors de mes pérégrinations cyclotouristes dans les alpes à Mens puis à St Paul sur Ubaye. Que de tables et d’étagères bien garnies !

    Pourquoi j’ écris ? Pour préciser et approfondir ma compréhension du monde. Le “lu écrit” me permet d’ intégrer, d’ incorporer les apports externes afin de les oublier de les faire miens et de me libérer du connu pour d’ autres découvertes. Je penche aussi vers l’ autobiographie et même l’autobiographie par bonheur d’écrire, revivre les moments de bonheur de plénitude et sans doute aussi dans un second désir de témoigner et de laisser trace à mes proches. Mais je n’ écris pas pour un lecteur, d’ abord pour moi.

    A la différence des autres domaines de lecture qui cherchent le sens universel, les invariants structurels, la littérature permet de mieux cerner la singularité des histoires de vie, réelles ou fictionnelles. Ma dernière découverte est Jeanne Benameur. Je ne sais si elle est considérée comme une grande écrivain ou pas, mais elle m’enchante (“les mains libres “, “la patience des traces”, etc.). Un livre m à particulièrement marqué autant dans ma façon d’écrire que de peindre c’ est “vers l’écriture”. J’étais focalisé sur l’urgence de faire, intuitive et sur les idées, les thématiques. Elle a induit en moi un éloge de la lenteur, le choix des phrases et des mots, l’ importance de la touche du pinceau et du travail de la couleur.

    J’ ai envisagé d’ écrire un roman, j’ ai essayé puis abandonné. Cette écriture exige une lourde réflexion, organisation, projection, une autre forme de lenteur sur le fond comme la forme. Quant à trouver un public, cette question ne m’a jamais effleuré. L’auto édition’ me suffit !

    Merci Daniel pour ce beau questionnement, en attendant la suite.

  4. Avatar de Jfr
    Jfr

    Le Randonneur-pensif
    JFR 15/8/25

    « Pourquoi j’écris ? Pour préciser et approfondir ma compréhension du monde », écrit Jean-Claude Serres un peu plus haut. « Je n’écris pas pour un lecteur, d’abord pour moi », précise-t-il. Cela m’évoque les psychanalystes-écrivains (ils sont nombreux). Pourquoi écrivent-ils ? Pour préciser leur compréhension du discours de leurs patients, pour les aider à construire des théories expliquant la folie ? La réponse néanmoins n’épuise pas le sujet. Freud se demandait à qui le Président Schreber s’adressait-il en rédigeant ses célèbres Mémoires. Au Dr Fleschsig, directeur de la clinique où il était interné pour obtenir sa libération. Cette réponse pourrait nous être utile. Même si nous ne rivalisons pas avec le Président et sa folie paranoïde, il serait intéressant de savoir à quel personnage secret nous nous adressons lorsque nous écrivons. A qui ? A notre double ? Au grand Autre ? A maman ? Et quelle liberté n’est-elle pas à l’horizon de notre désir d’écrire… La pensée est cette aire de repos, de jeu, de transitionnalité, qui nous permet d’échapper au réel…
    J’en reviens à la proposition de Daniel B. « Là où l’historien s’efforce de cerner les faits, le romancier « rémunère » une énigme, il tourne autour, il nous rappelle au sens d’un certain mystère… ». Quel psychanalyste et quel historien d’aujourd’hui ne l’approuveraient pas. Nous ne sommes plus au temps de l’historisme positiviste fondé sur l’intelligence objective des faits comme le préconisait au XIXe siècle un Léopold Von Ranke (« des faits rien que les faits qui se sont réellement passés »). Isolés les faits restent muets. Ils ne répondent qu’aux questions qu’on leur pose. Pour les tenants de la Nouvelle Histoire, « les faits n’existent pas sans l’esprit qui les pense et qui les construit », comme l’écrit Benedetto Croce.
    Freud faisait de l’histoire du sujet un évènementiel récupérable, l’analyse exigeait le comblement des lacunes de la mémoire, la récupération des souvenirs. Cependant les psychanalystes comme les nouveaux historiens savent qu’il n’y a pas de mémoire objective. L’histoire écrite n’est pas un assemblage de données brutes, mais bien une composition par l’esprit qui les ordonne et les organise de sorte que ce travail est l’équivalent d’une création. Toute reconstitution historique est d’abord la construction qui émerge de la rencontre d’un fait, d’un champ événementiel, et d’un esprit qui les réfléchit et où ils se réfléchissent. Jacques Le Goff et Pierre Nora écrivent dans Faire de l’Histoire (Gallimard 1974) que l’Histoire est une science qui oscille entre une histoire vécue et une histoire construite et fabriquée. Une même question se pose à l’historien et au psychanalyste : comment fonder dans une raison objective la validité des constructions historiques ? « Il faut inventer la vérité », écrira le psychanalyste Serge Viderman qui s’est beaucoup passionné pour la question. Il faut relire Le céleste et le sublunaire » (PUF 1977).
    Les patients sont des apprentis-historiens selon le mot de Pierra Aulagnier (L’apprenti-historien et le maître-sorcier (PUF 1984). Ils sont à la recherche d’une causalité expliquant leurs symptômes. Ce « besoin de causalité » rencontre en cours de route une autre causalité, différente, qui privilégie la quête et le dévoilement d’un nouveau type de causalité…. L’analyse renvoie à la fragilité du discours, aux doutes, à l’incertitude. En cela, elle permet une orientation nouvelle, des chemins différents, remobilisant des capacités créatives jusque-là figées. L’analyse permet au « roman individuel du névrosé » (Freud) de se réactualiser, de se mettre à nouveau en marche. A chacun d’écrire son nouveau roman… L’analysant est donc lui-même un romancier. A lui de réécrire son histoire, d’agiter les personnages qui la constitue, d’interroger les ombres et les fantômes qui le traversent. Dans cet effort, la réécriture est de mise… Freud appelle cela le Nachtraglich, l’après-coup en français. Tout coup d’œil rétroactif vous précipite vers un nouveau récit, une réécriture nouvelle. Avec l’après coup même le passé est imprévisible…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Riche croisement, cher JFR, entre le roman et le récit psychanalytique (de l’analysant et de l’analyste) ! J’ai écrit moi-même sur ces questions, jadis, un livre « Le fantôme de la psychanalyse, critique de l’archéologie freudienne », où j’insistais (après Viderman que tu mentionnes) sur l’importance de la construction, du roman dans nos prétendus souvenirs… Mais c’est tout Aragon qu’il faudrait ii convoquer et sa théorie du roman, du « mentir vrai »… Trop à dire !

  5. Avatar de Jean Claude Serres
    Jean Claude Serres

    En effet la question soulevé par Jfr entre le roman et le récit psychanalytique n’ est pas simple et ne résume pas l’ étendue des possibles. En prenant l’exemple du philosophe Jean Philippe Pierron dans “je est un nous” il exprime la nécessité d’ une écriture eco biographique : nous sommes produit de la nature. Dans la même veine l’ homme et la nature” de Peter Wohlleben invite à réfléchir à la relation symbiotique entre l’ humain et la nature. Cette biographie orientée par un focus “eco”, ou encore “psycho” présenté par Jfr, “ socio” dans les “ années” de A Ernaux et bien d’ autres focus (histo, politico….) montrent tous les champs possibles d’ interprétation fictionnée ou romancée d’une biographie initiale plutôt factuelle.

    L’ autobiographie est une approche particulière pour connaître le monde car chacun est produit par ses multiples rencontres qui ont façonné sa vie et son esprit.

    Bonne soirée

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      « Je est un nous » ? Merci pour cette référence cher Jean-Claude, et cette riche suggestion – qui contredit il me semble ta propre affirmation dans un billet précédent, selon laquelle tu écrirais pour toi, sans souci de publication… Je crois pour ma part qu’il y a dans l’écriture une adresse, que nos textes sont orientés vers un lecteur (idéal) avec lequel nous commerçons ou conversons plus ou moins en cours d’écriture. Autrement dit qu’écrire accomplit une forme (inédite, idéale) de socialisation. Être un auteur étymologiquement (le latin auctor) c’est augmenter – quoi ? La chose à dire, et aussi soi-même, se pousser et grandir, s’étendre dans l’esprit des autres, les pénétrer a minima… Cette ramification de notre moi, sa complication ou son nouage, méritent d’être questionnés…

  6. Avatar de Aurore
    Aurore

    Chers amis,

    J’ai planté quatre noyers l’autre jour, sur le bord d’un chemin agreste et trois d’entre eux ont les feuilles bien vertes nonobstant la sécheresse, mais je les arrose un peu de temps en temps. Comment ne point penser à cette question du cahier d’exercices écobiographiques du philosophe professionnel de l’université de Bourgogne, mentionné judicieusement par Monsieur Serres dans son beau commentaire qui porte à discussion ?

    « À quel endroit pourrais-je partager avec d’autres mon écobiographie, lui donner un avenir en la comparant, la discutant, et ainsi inventer des liens partagés ou des lignes de fracture ? »

    Monsieur Serres élève le débat animé de main de maître par notre romancier en osant parler de « Je est un nous  »

    Vous en connaissez beaucoup, dans vos milieux bien informés, des gens qui vous parlent de ce bel essai où Ulysse est au verger et le sauvage ordinaire au chapitre ?

    Je vais vous faire une confidence, j’ai lu ce petit essai intelligent et je l’ai trouvé très beau, même si je m’interroge sur les « prémisses »(?) de la lodiciquarte. J’ai rencontré l’auteur dans un beau livre qui veut reconquérir le sacré, où je lis, page 56 : « Pour faire ressentir ce fluide à ses élèves de master à Lyon, ce dernier leur a expliqué comment vivre l’expérience de la nature à la première personne, en évoquant celle-ci au travers d’être vivants à qui la nature aurait parlé » (le mot « être » dans le livre de la journaliste est au singulier, pas dans l’ouvrage de référence)

    Madame Mabrouk qui officie sur une chaîne de télévision dite de « résistance » n’est pas partie en guerre en cette mi-août, mais en vacances. On sait qu’elle reviendra, la belle, aimée de la France profonde.

    Sommes-nous si loin, en tel propos, du roman du maître sur ce couple atypique d’une princesse de Saxe-Cobourg-Gotha et d’un archiduc de Habsbourg, qui entrecroise la grande et la petite histoire ?

    Notre ami a trouvé là un pain Bénit ( Je mets à dessein la majuscule à Bénit)

    Bien sûr, Monsieur J-F en fait son miel, au vu de la composante de folie qui caractérise leur trajectoire.

    Charlotte était-elle vraiment folle ou feignait-elle la démence ?… Maximilien était-il homosexuel ou avait-il contracté une maladie vénérienne au Brésil ?

    Les réponses sur le divan à telles questions sur le couple mythique Max et Charlotte pourront-elles aider le citoyen ordinaire qui a des problèmes de fin de mois et qui ne lit pratiquement jamais ? À ma caisse, je vois ce qui se passe, quand même !

    Notre maître randonneur va-t-il nous apprendre maintenant quelque chose d’essentiel sur la question du nouage érotico-politique, qu’il posait magistralement, il y a dix-sept ans déjà !

    L’épreuve essentielle de l’homme au singulier, est-ce une illusion qui passe, quelque chose de rien du tout qui ne mérite nullement notre attention, mes bons seigneurs ?

    Je pense avant de retourner à ma caisse du magasin d’en face, à la préface de Gaston Bachelard au « Je et tu » de Martin Buber.

    « On n’arrive pas à Dieu en évitant le monde ».

    En traversant la rue, une ballade résonne dans ma tête, celle des gens heureux.

    Aurore la caissière

  7. Avatar de Jfr
    Jfr

    Le Randonneur-pensif 3
    JFR
    19 août 25

    Que le « Je » soit un « Nous », en effet, n’étonnera personne… On le sait au moins depuis Rimbaud. « Je est un Autre » et Rimbaud est un possédé (au moins par la figure absente de son père, le capitaine Rimbaud). « Le moi est constitué de la somme des objets abandonnés », écrit Freud à propos de l’identification en 1923, ou quelque chose comme ça. Le « Moi », ou le « Je », est donc pluriel, et nous sommes constitués de nombreux personnages que nous laissons parfois monter sur scène ou bien qui restent inconnus au plus profond de nous-même. Sans parler des nombreux fantômes qui nous animent qui viennent perturber notre sommeil ou nos actes les plus fous. L’écriture (comme la parole libre sur le divan) ne nous permet-elle pas de faire apparaître tous ces êtres invisibles qui constituent notre psyché ?
    Dans une interview récente parue dans le Monde du 16 août, David Grossman essaie de répondre à la question posée par le Randonneur. Pourquoi écrivez-vous ? « (En écrivant) je cherche à me ménager un accès direct au cœur de l’incendie, je suis attiré par l’écriture sur la plaie. Et quand j’écris, j’essaie de me trouver là où je suis et non de m’en échapper », écrit-il.
    Ce lieu qu’il invoque, là où l’écrivain se croit être, est précisé quelques lignes plus loin, là où l’écriture devient exploration et découverte de soi. « J’ai du mal à me regarder de l’extérieur », écrit Grossman. « J’écris mieux avec des personnages qui ne sont pas moi. Des figures de femmes, par exemple, comme Ora dans Une femme fuyant l’annonce (2008 Seuil 2011). Désormais je suis plus ouvert au côté féminin de ma personnalité… (Dans ce livre) je ne parvenais pas à devenir vraiment Ora. De désespoir, je lui ai écrit une lettre. « Chère Ora, pourquoi es-tu ainsi, pourquoi me maltraites-tu ainsi, est-ce que je ne m’investis pas assez, est-ce que je n’essaie pas assez… ? etc… ». « Il y avait quelqu’un d’autre retranché en moi qui voulait se développer en un personnage comme Ora. Il fallait lui laisser le soin du récit et ce n’était pas à moi de le porter. Alors l’histoire a commencé à couler à flot… », écris Grossman. Oui « Je est un autre, » écrit Rimbaud et l’écriture est parfois une Illumination. Quel « autre » découvre Dostoïevski, lorsqu’il fait parler Rogojine face à Nastasya FIlippovna ? Ou avec le prince Mychkine ? Quel « autre » est donc Albert Camus, écrivant « L’étranger » ? Quelle douleur intérieure découvre DW Winnicott écrivant son poème : « Ma mère sous l’arbre pleure, pleure, pleure / C’est ainsi que je l’ai connue/ Un jour étendu sur ses genoux/ Comme aujourd’hui sur l’arbre mort/ J’ai appris à la faire sourire/ A arrêter ses larmes/ A abolir sa culpabilité/ A guérir sa mort intérieure / La ranimer me faisait vivre »… « Des épines devaient sans doute sortir de moi », écrit alors Winnicott âgé 65 ans à son beau-frère…

    1. Avatar de lm
      lm

      Réponse à Monsieur JFR

      Votre commentaire est fort. On se doit de le lire et le relire pour essayer d’apporter une réponse acceptable.
      Référence et longue citation d’un entretien de M.David Grossman au journal « Le Monde ».
      Ce qu’il dit est sans doute intéressant et mérite notre attention. Mais en France profonde, la France silencieuse et résistante n’oublie pas…Pas sûr que ce journal qui vit aussi avec l’argent des contribuables aurait accepté d’interroger
      un écrivain israélien qui défend la cause de son peuple au lieu de le dénigrer en des termes honteux pour ne pas dire plus.
      Un correspondant (1) du début des années quatre-vingt ( en ce temps-là pas de courriels mais des lettres apportées par le facteur) m’encourageait à lire « Le Monde ». Son fils, à l’époque était ministre de l’agriculture avant qu’il devint Premier ministre. J’ai lu « Le Monde » plus tard et il était « diplomatique » et gardé de bons souvenirs des contributions de Luc Cédelle dans « Le Monde ». Ce si sympathique correspondant, physicien et mathématicien, qui n’a jamais travaillé la terre de sa vie avait quelque chose en lui, dans la voix, qui parlait aux paysans. Une sorte de Professeur Tournesol, en quête plus ou moins consciente de vérité profonde, phréatique.

      Je me souviens de ces quelques mots du début des années septante où je retrouve « Les non dupes errent » : »

       » Disons, avec l’ironie que ça comporte, que dans la nature, ça ne travaille pas. […] ce qui la fonde, la nature […] c’est le lieu où ça ne travaille pas. Le savoir, le savoir en tant qu’inconscient, en tant qu’en nous, ça travaille »
      « Tout est affaire de contexte, bien sûr, comme l’inconscient lui-même et le réel qu’il contient », confirme J-J Gorog.

      Le réel est-il impossible à dire ?

      La caissière Aurore, un peu vieille France avec ses « Monsieur not’maître », à tout bout de champ, qui ne dort pas la nuit, serait peut-être d’accord avec cette citation : « La rêverie du jour bénéficie d’une tranquillité lucide. Même si elle se teinte de mélancolie, c’est une mélancolie reposante, une mélancolie liante qui donne une continuité à notre repos »
      « La poétique de la rêverie », Gaston Bachelard.
      Dans ce même livre, on trouve à la page 51 :
       » qui nous découvrira le Nietzsche féminin ? Et qui fondera le nietzschéisme du féminin ? (…) Le psychologue Buytendijk dans son beau livre La femme donne une référence où il est dit que l’homme normal est masculin à 51% et que la femme est féminine à 51%. » (Fin de citation)
      Pourquoi le penseur baralbin est-il aussi absent de vos propos Monsieur JFR ?
      Qui pourrait prendre au sérieux, cette décevante réplique ? – :
       » Eh bien, parce que je ne l’ai pas étudié au collège !  »
      Comme si l’école à refaire les têtes devait s’arrêter à la fin de l’année scolaire pour décrocher un diplôme et avoir une place…
      Relisons encore G.Bachelard dans le livre susmentionné :

      « De toutes les écoles de la psychanalyse contemporaine, c’est celle de C. G. Jung qui a le plus clairement montré que le psychisme humain est, en sa primitivité, androgyne. Pour Jung, l’inconscient n’est pas un conscient refoulé, il n’est pas fait de souvenirs oubliés, il est une nature première. L’inconscient maintient donc en nous des puissances d’androgénéité. Qui parle d’androgénéité, frôle, avec une double antenne, les profondeurs de son propre inconscient. »
      > Nous entrons dans la région d’une poétique du sensible, renchérit Jacques Audiberti.
      Au delà de la politique, au delà de la science, une autre réalité.
      Une réalité en soi ou en soie, si tant qu’elle soit en rapport avec « la lingerie fine » qui, dans ses lettres transposées, nous la fait découvrir « légère à l’infini ».
      A-t-on besoin de légendes et de contes pour créer une Mélusine ?
      > « Les mots sont sexués comme nous et comme nous membres du Logos. Comme nous ils cherchent leur accomplissement dans un royaume de vérité ; leurs rébellions, leurs nostalgies, leurs affinités, leurs tendances sont comme les nôtres aimantées par l’archétype de l’Androgyne » écrit Gabriel Bounoure, cité par G.Bachelard.
      Réponse qui ne dit pas grand-chose ou plutôt qui ne dit rien…

      Rien du malheur des gens et de leurs souffrances et Sœur Anne ne voit rien venir.

      Mais bon, à force de scruter l’horizon, sait-on jamais !

      lm

      (1) cité dans « Le rationalisme appliqué » de Gaston Bachelard

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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Les derniers commentaires

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  2. Le Randonneur-pensif 3 JFR 19 août 25 Que le « Je » soit un « Nous », en effet, n’étonnera…

  3. Chers amis, J’ai planté quatre noyers l’autre jour, sur le bord d’un chemin agreste et trois d’entre eux ont les…

  4. « Je est un nous » ? Merci pour cette référence cher Jean-Claude, et cette riche suggestion – qui contredit il me…

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