Entendre, étendre l’inouï (avec François Jullien)

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–   « À Odile et Daniel, en amitié, pour que votre seconde vie soit / inouïe…» Tu vois, il nous dédicace son dernier livre en nous rappelant un titre précédent, celui qu’il m’avait apporté en tapuscrit aux funérailles de Françoise, en juin 2016. J’avais été très ému par ce geste, tellement approprié et en même temps risqué, François m’invitait au rebond, à cette seconde vie que je n’imaginais pas encore, et qui depuis s’est ouverte à nous…

–    Tu n’as pas l’impression qu’il nous regarde parfois comme des cobayes ?

–   Tu veux dire des expérimentateurs de cette fameuse « seconde vie » qu’il a tracée ? Oui, pourquoi pas, et en même temps son livre me sert un peu de guide. J’ai écrit dans le Cahier de l’Herne, à ce sujet, que les derniers ouvrages de Jullien peuvent se lire comme l’école des amants. Il tourne autour d’une question pour lui manifestement cruciale : comment ne pas se lasser en amour, comment faire pour que la rencontre dure – il veut dire la rencontre entendue comme événement, comme choc ou comme fracture… Comment éviter le recouvrement de l’essor par l’étale, pour citer une alternative qui lui est chère, comment prévenir l’enlisement dans le si lassant réel, le retour à la routine, au bien connu, aux habitudes ?…

–     Ce que je crains pour nous deux par-dessus tout !

Caspar David Friedrich,

« Voyageur contemplant une mer de nuages »

–    Eh bien, ce nouveau livre est pour toi. Il est écrit malheureusement en langue philosophique, c’est un bouquin exigeant (« dit-on pour le mettre de côté »), alors je vais un peu te le traduire, essayer de te l’expliquer. Jullien commence très simplement par une expérience que chacun a pu faire, à la plage. Au lever du jour, le philosophe observe cette chose innommable, incommensurable, la mer ! Au moment où elle émerge, avec toutes choses, de la nuit indistincte : moment de l’apparaître, de la révélation du monde ou, comme dit très bien Jullien, du « lever des couleurs » (et il aura plus loin des pages fortes sur l’infini ou le vertige de la couleur). Moment de l’inouï : de toutes parts le phénomène déborde ce qu’on peut, ce qu’on sait en dire. Déroute totale des mots comme des routines perceptives, moment d’exaltation assez rare, d’extase peut-être.

–    Tu n’arrêtes pas de dire moment…

  –    Très juste ! Jullien, depuis la philosophie jardinière des Chinois, pense dans les termes d’un temps qualitatif, il s’agit pour lui de saisir l’occasion, le kairos (l’instant décisif) ou le point de basculement, la saison, les heures du jour. Il consacrera dans ce livre une page pour le coup surprenante à l’heure ennuyeuse par excellence, 3 heures de l’après-midi, celle où tout s’arrête et stagne, baîllement de l’Être, temps de l’essence et de l’étale, ménopause de la lumière, fin des apparitions… Mais son livre a commencé à l’aube, en plein essor ; et lui-même écrit dans l’essor, pour nous redonner l’élan de la vie, ou en comprendre les conditions.

–     Tu peux m’en nommer quelques-unes ?

–    L’écart, la dé-coïncidence (un autre de ses titres que celui-ci prolonge). On sent en lisant L’Inouï  que ce livre tourne rond ; ou plus précisément qu’il vient clore un cycle, un cercle, comme il le précise dans son émouvante Postface : il s’agit depuis quelques années pour lui de savoir ce que veut dire ex-ister. De traiter la question au ras de nos vies, de nos expériences sensibles (en s’appuyant pour cela sur la bonne littérature, Proust, Rousseau, Montaigne ou, ici, Rimbaud). Ex-ister, c’est-à-dire prendre ses distances avec le monde tout en faisant partie du monde, sans rêver d’une autre vie ni d’un ciel platonicien, ou théologique, sans postuler un royaume des idées ni un séjour supra-sensible. D’en finir donc avec la tradition métaphysique et son dédoublement, si coûteux, qui coupe notre monde en deux. Cette affirmation de notre immanence – qu’il n’y aura jamais pour nous ou notre vie qu’un seul monde, celui-ci – semble centrale dans la pensée de François Jullien, ou d’ailleurs de notre époque, c’est ce qu’il appelle en passant « le grand retournement », illustré notamment par l’art : nous chercherons désormais l’infini ici-bas, ou l’inouï dans l’ordinaire.

Caspar David Friedrich

–    J’aurais associé plutôt l’inouï à l’extraordinaire…

–   Justement non, et il distingue soigneusement entre les mots (son affaire, comme il aime à dire, se passe au ras des mots) ; dans Si près, tout autre (2018), il distinguait déjà des contradictions entre les quasi-synonymes, le couple plaisir/jouissance par exemple où les deux mots tirent en sens inverse. Et c’est en cela que l’inouï relève de la seconde vie, celle qui repasse, qui reprend l’expérience : le plus ordinaire ou le bien connu, comme disait déjà Hegel, n’est justement, et pour cela même, pas « reconnu », le familier nous échappe, la splendide voûte du ciel ne nous semble mériter aucun émerveillement comme il le rappelle, citant Lucrèce. Or quelles ressources d’étonnement, de vertige si nous consentions à nous attarder sur la moindre de nos perceptions, celle du visage aimé, ou tout bêtement le fait de vivre, cette expérience comme dit le biologiste du silence de la vie dans le bon fonctionnement des organes ! Le miracle de la vie renouvelé en  nous à chaque instant ne nous étonne pas, il demeure silencieux et pourtant…

–     C’est vrai, il faut pour que la vie redevienne merveilleuse qu’elle se trouve menacée, par une maladie ou si nous échappons à un accident –

–     … alors que d’ordinaire elle se cache, que nous n’en saisissons pas le miracle ou la chance. Voilà le cœur du livre ou de la recherche de Jullien : comment réenchanter  notre monde, comment nous redonner ce frisson de l’inouï, et par exemple dans un couple qui s’est aimé, puis qui a décliné, qui s’est enlisé ou résigné à la présence de l’autre, aux habitudes, au monde-qui-va-de-soi. Il s’appuie pour établir ce sursaut proprement vital sur l’alternative, chez Proust, entre temps perdu et temps retrouvé : comment la plus ordinaire des sensations peut, croisée avec une autre, d’un seul coup faire signe, et raviver intensément notre sentiment d’être au monde, « J’avais un tel appétit de vivre maintenant » note le narrateur à l’occasion de cette découverte cruciale. Or ce terme de découverte est impropre puisqu’il désigne la connaissance alors qu’il s’agit d’une reconnaissance, c’est-à-dire d’un découvrement. Le monde ou l’expérience s’enlisaient sous une taie qui, furtivement parfois, se dissipe pour nous confronter au surgissement, miraculeux.

–   Alors là, je comprends complètement ce que Proust et Jullien veulent dire si je pense à toi, mon amour !

–  Et moi à ton cher visage… L’expérience du visage de l’autre est cruciale pour cette problématique du découvrement, et Jullien lui consacre plusieurs pages, à partir de Lévinas : tout visage ouvre sur un infini, qui demeure pourtant immanent ; chaque humain se tient par lui hors du monde, il ex-iste, en même temps qu’il appartient au monde. Selon Lévinas, une dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain ; autrui produit sur nous, particulièrement dans l’amour, la trouée tant attendue vers Dieu. Jullien, sans s’engager dans cette eschatologie, préfère s’en tenir au paradoxe de l’intersubjectivité : devant toi j’ex-iste, je m’éprouve hors de moi par cet autre qui me décentre, me fissure. Dans la mesure où je ne peux faire le tour de l’autre, où je ne peux entièrement le prévoir ni le surplomber ; où il me demeure, au plus près de la relation (« Si près, tout autre »), inconnu ou inconnaissable. Ce que Ricoeur exprimait par le passage chez l’autre de l’idem (il est le même, celui que je crois connaître parce que je m’y projette) à l’ipse : le cœur de la relation amoureuse consiste à mettre en présence deux ipse.

Emmanuel Lévinas

–     J’ai du mal à suivre, ipse ???

–    Soi-même en latin,  un pronom qui renvoie à ce simple fait qu’autrui est aussi une subjectivité, un alter ego qui comme moi occupe le centre du monde et lui donne sens, mais ce monde est un monde propre, pour chacun, et dans cette mesure infranchissable, incalculable. Saisir dans l’autre un ipse nous rapproche, et en même temps nous place à une distance infinie. C’est de cette distance que naît le désir, jamais je ne pourrai tout-à-fait être toi.

–   Que la distance nourrisse le désir,  j’en fais l’expérience tous les jours. Hier encore, pendant que tu restais ici à lire Jullien, je faisais du ski en pensant à toi, il m’a semblé que j’étais avec toi autant qu’en ce moment mon amour –

–    Oui, c’est bon de se quitter de temps en temps pour, paradoxalement, raviver la présence. Jullien traite particulièrement dans Près d’elle de cette part d’inaccessible qui seule peut sauver la relation… Toute la tradition de l’amour courtois d’ailleurs en témoigne qui veille, dans l’expérience amoureuse, à ménager l’inaccessibilité de l’autre, à ne surtout pas en faire sa chose ni croire jamais le posséder. Sous peine de lassitude, et de voir l’autre – mot très fort proposé par Jullien – désapparaître.

–      Tu veux dire disparaître ?

–     Pas exactement : il cesse d’apparaître, de faire événement ou trouée comme ta présence un matin de novembre au métro Saint-Paul, tu te souviens ?

–     Ne deviens pas trop personnel sur ce blog, mon chéri…

Aragon circa 1926

–    Mais c’est la bonne façon de comprendre Jullien, qui nous rappelle dans ce livre au pouvoir des apparitions ! Dans l’expérience ordinaire notre monde, la vie, le visage de l’autre désapparaîssent, comment leur rendre leur tranchant, l’éclat de leur rupture, de leur événement ? Proust est bien sûr une référence majeure, mais je conseillerai à François de faire un détour par Le Paysan de Paris d’Aragon qui ne traite pas d’autre chose : s’émerveiller du quotidien, en faire surgir à chaque pas l’énigme ou le miracle, et cultiver pour cela le sens du frôlement, du frisson. Ou quand plus tard le même déclare drôlement (cela se chante) « J’aimais déjà les étrangères / Quand j’étais un petit enfant », le beau programme ! Jullien préfère citer Rimbaud, et il a des pages merveilleuses sur Le Bateau ivre et l’invention d’une langue pleinement fluide, désamarrée. Tout le chapitre « Dire l’inouï » est évidemment crucial pour le rapport aux poètes, aux romanciers qui nettoient les mots de leur taie, de cette crasse épaisse déposée par l’exigence de s’entendre et pour cela de tourner en rond dans la connivence verbale, ou comme on dit sans y penser la « communication » – quelle tristesse, quelle erreur parfois ! Il a des suggestions décisives sur la métaphore et la métonymie, en remarquant que la métaphore (c’est-à-dire la littérature) peut remplacer la métaphysique (programme déjà du Paysan de Paris) dans la mesure où elle déclôt chaque chose et le soi s’enlisant dans leurs identités stériles, où elle redonne essor. Car au fond tout se touche et communique, au-delà de nos formatages perceptifs et de nos compartimentages lexicaux. La métaphore saute les barrières et sans quitter ce monde, ne cesse d’y faire émerger de l’autre, de l’inouï… Mais Jullien peut-être n’aurait pas fait ce détour par la poétique s’il n’avait d’abord pratiqué un exigeant bilinguisme et cultivé le chinois, langue toute autre… Car les langues ne recouvrent pas (ne découpent pas) identiquement le monde, les ressources d’inouï, ou d’accès, diffèrent en passant de l’une à l’autre ; il y a donc une éthique de la traduction, traduire c’est déborder sa chère vieille langue pour entendre ou faire sonner autrement sa parole. Traduire, c’est dé-coïncider. Ce que (autre suggestion forte faite comme en passant par FJ) tente de son côté la psychanalyse : en substituant la métapsychologie à la métaphysique, il s’agit de nous faire entendre l’inouï tapi en nous-mêmes, le murmure ou le ressassement d’un inconscient qui affleure, évasivement. Autant (côtoyant la littérature ou la poésie) de fissurations, de façons de désceller nos routines de paroles, de pensées…

–     Je ne suis pas sûre de tout comprendre, mais je ne penserai plus, en te voyant reprendre Jullien quand je monte faire du ski, que mon chéri s’encroûte !

Lagon à Bora-Bora

François Jullien, L’Inouï (Grasset, janvier 2019)      

3 réponses à “Entendre, étendre l’inouï (avec François Jullien)”

  1. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire
    Ah, comme nous aimons ce dialogue socratique entre vous deux. Entre Phèdre et le Banquet. Entre Proust et la réminiscence, entre temps perdu et miracle du temps retrouvé. Ah, le pouvoir magique des apparitions. « Ce fut une apparition… il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui renvoyèrent ses yeux. » Frédéric Moreau fascine Aragon dans Blanche… Apparaître et apparaître encore, pour ne pas « désapparaître »…Merci pour la langue désamarrée, pour le bateau ivre, pour le sens du frôlement et du frisson dans les rues de Paris mille fois traversées et jamais vues ou regardées. La métaphore mieux que la métapsychologie remplace pour moi la métaphysique.. J’ai aimé cette superbe formule de la métaphore « qui saute les barrières et, sans quitter ce monde, ne cesse d’y faire émerger de l’autre, de l’inouï ». Elle me fait penser à l’objectif de la nouvelle poésie pour Aragon qui évoque dans « Le traité du style » la transsubstantiation de chaque chose en miracle… »

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci cher JF pour ton attention prévenante, tes suggestions toujours amicales… Tu pousses Jullien vers Aragon plus que je ne faisais mois-même, mais la convergence est évidente – sauf pour notre ami ! Et j’ai envie de creuser ça : pourquoi, si je n’avais tellement lu Aragon, mon intérêt pour Jullien aurait été moins fort ? Toute la stratégie du « tout-autre » dans la proximité amoureuse, l’économie courtoise du désir, et bien sûr la jalousie (que Jullien rapporte à Proust) s’étale chez Aragon, et particulièrement dans « La Mise à mort ». De même, dès « Le Paysan de Paris », cette thèse si forte que la littérature peut « faire faire un pas à la métaphysique », ceci écrit en 1924, un siècle presque avant Jullien qui travaille au même tournant. Bref, autant de proximités et de distances à suivre, à creuser. Et où la psy n’est jamais loin. (A ce sujet, connais-tu le livre de Jullien sur la psychanalyse, « Cinq concepts… », je ne l’ai plus sous la main, magistral comme tous les autres ?)

  2. Avatar de Jean Claude SERRES
    Jean Claude SERRES

    Merci Cher Daniel pour ce très beau texte, ce dialogue si dense et si fin dans le questionnement sur le sens de la rencontre qui peut se poursuivre en permanence et peut être plus facilement dans une seconde vie à deux. François Jullien a concrétisé pour moi les vertus de certaines facettes de la dialogique promue par Morin.

    Dialogique qui manquait cruellement dans la polémique non constructive à propos des tenants et des opposants à la psychanalyse qu’elle soit perçu du coté des fondateurs ou des disciples, de sa dimension culturelle et philosophique ou encore thérapeutique.

    Là encore mais aussi du coté de l’article sur les gilets jaunes, Francois Jullien nous donne des clés, des outils pour relever le niveau du débat : je pense à son petit livre « il n’y a pas d’identité culturelle ». Chaque culture est une ressource en perpétuel développement qui invite à une rencontre permanente et qui se fertilise autant qu’elle fertilise dans l’hybridation à d’autres cultures.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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