Entre pornographie et burka, où placer le curseur ?

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Le site nonfiction.fr consacre ces jours-ci un copieux dossier à la pornographie. On peut toujours revenir à cette question par racolage, et en faire le « marronnier » de l’été ; on peut y voir aussi le symptôme d’une tendance qui n’a cessé de hanter l’occident, dans la mesure où ce phénomène – le phénomène de la phénoménisation ou de la mise en lumière en tous domaines – est l’aboutissement ou la conséquence latérale de notre désir de tout voir, « objectivement », en relançant par les sciences et par les techniques une millénaire conquête optique du monde.

Notre pulsion théorique, et notamment la philosophie des Lumières, sont inséparables d’un désir ou d’une libido scopique qui alimente aussi séculairement le théâtre (mot voisin désignant comme la théorie le sens du regard), puis la photographie, le cinéma et nos divertissements audio-visuels basés sur des jouissances optiques (autorisées dans le monde chrétien, rappelons-le, par le concile de Nicée qui trancha, dans la querelle de l’iconoclasme, en faveur des amateurs des images).

Or le plaisir de représenter ou de mettre en scène des corps débouche tôt ou tard sur le scandale de l’impudicité, et l’on risque toujours, sur cette voie (occidentale) de la désacralisation et du dévoilement des secrets, de transformer quelques attributs ou propriétés intimes des sujets en vulgaires objets d’échange et de consommation… Entre l’exhibitionnisme pornographique et, disons, la burka islamique, où placer le curseur ? Quel degré de voilement demeure nécessaire au bon fonctionnement des mœurs ou de ce qu’on appellera la civ(o)ilisation ?

J’agitais ces problèmes en rédigeant ces jours-ci ma contribution au prochain numéro (37) de notre revue Médium qui portera sur « Le secret ». J’y défends la thèse que le dévoilement de nos principaux comportements a porté d’excellents fruits depuis la tradition analytique notamment formalisée en Grèce, et qui fut à l’origine d’un grand mouvement d’explicitation. Celui-ci a vu par exemple la raison occidentale inventer d’abord l’alphabet, qui explicite pour le noter chaque son de la chaîne parlée, et qui préfigure dans cette mesure les longues chaînes de bits informatiques qui séquencent aujourd’hui, ou grammatisent pour les reproduire formellement sur des machines, nos principales opérations (calculer, voir, écouter, sentir, se mouvoir…).

La philosophie des Lumières, qui culmine au XVIIIe siècle dans la rédaction de la Grande Encyclopédie, combat à la fois le secret en matière politique, toujours facteur d’arbitraire et de despotisme, et le secret par exemple des jurandes et corporations : là où les principaux corps de métiers se refermaient pour cultiver leurs tours de main et leurs secrets de fabrication, les articles de l’Encyclopédie, et surtout leurs planches gravées d’une clarté révolutionnaire, mettaient à plat ces savoirs en les rendant communicables. Mais on sait que cette levée des secrets engendra d’inexpiables luttes et toutes sortes d’oppositions économico-politico-cléricales, et de censures : les libres-penseurs ne pouvaient être que des libertins, donc des débauchés – comme, au siècle précédent, les acteurs de Molière qui montraient un peu trop précisément les déboires des pères aux prises avec leurs femmes et leurs filles passaient pour des valets dépravés –, et l’héroïque édition de l’Encyclopédie ne fut pas une mince bataille.

Si, dans le domaine des sciences et des techniques, celle-ci semble à peu près gagnée – qui s’oppose aujourd’hui, à part les créationnistes, à ce que le mécanisme des choses et de l’univers soit rendu pleinement visible ? –, il n’en va évidemment pas de même dans le domaine des affaires humaines, baptisées ta pragmata par Aristote, et par nous pragmatique : au rebours d’une relation technique descendante entre le sujet et l’objet, on appelle « pragmatique » une relation horizontale entre deux sujets, et une telle relation est incommensurable avec celles qui gouvernent le monde des sciences et techniques. Un sujet quoi qu’il fasse demeure (jusqu’à un certain point) opaque au sujet, il est impossible de scruter jusqu’au fond son monde propre, en bref il y a dans toute relation pragmatique une part inexpugnable de secret : être un sujet c’est habiter un monde propre (une « chambre à soi »), ou avoir des secrets – y compris pour soi-même.

La pudeur, le quant-à-soi, un caractère ou un style sont autant de manifestations de cette différence qui fondent les sujets : ils marquent l’écart ou la distance. Ne rêvons pas de porter sur ces mondes clos ou sans cesse ondoyant et changeants une lumière scientifique ; si ex-pliquer reviendra toujours à « tirer hors des plis », il demeure entre nous des zones obscures ou compliquées qui ne gagneraient pas à être tirées au clair. Le terme de complexité, dont Edgar Morin fit un maître-mot, exprime le soupçon porté contre une culture ou une position trop analytiques, donc disjonctives, qui voudraient épingler ou mettre à plat les phénomènes un par un, selon des distinctions binaires. La vie dans les plis, selon le beau titre d’Henri Michaux, n’est pas explicitable et se nourrit d’ombre, de ténèbres propices ou nourricières dont il faudra toujours reprendre l’éloge (après Tanizaki), contre les empiètements meurtriers d’une philosophie qui se prétendrait « des Lumières ».

Cette ingénierie ou cette extension du domaine de l’analyse frappent aujourd’hui de plein fouet les mondes obscurs de la génétique et les secrets de fabrication du vivant : qu’a fait par exemple l’échographie à l’équilibre masculin-féminin des naissances ? Dans des pays (l’Inde, la Chine) qui contrôlent fortement leur reproduction, on a désormais les moyens de choisir, et cette visibilité outrancière privilégie désastreusement les bébés mâles. Monette Vacquin a eu raison de s’inquiéter des perspectives orwelliennes d’une « génération-Frankenstein », et de relayer ainsi le cri d’alarme déjà lancé par Jacques Testard dans L’œuf transparent

« La tempête accompagne l’explicite » (écrit Peter Sloterdijk dans Sphères III, dont je suis ici la réflexion) : cette phrase peut s’appliquer au feu nucléaire, aux manipulations génétiques comme déjà au désir un peu sot de troquer dans le domaine des relations pragmatiques un savoir procédural (les tâches que nous savons exécuter sans dire comment ni pourquoi) contre un savoir déclaratif (celui qui se met en mots, ou se laisse extraire par exemple dans les « systèmes experts »). Songeons aux ravages que peuvent faire à des relations sociales, familiales ou amoureuses qui « vont de soi » le verbiage démystificateur des apprentis sociologues, ou des psychanalystes demi-habiles, et tous ces gens prompts à enfoncer les portes entrebaillées sur des secrets de Polichinelle, en prétendant « tout se dire »… En matière familiale et sociétale, le grand « jeu de la vérité » est rarement gagnant-gagnant. Et les assauts de longue haleine contre les secrets mal protégés des mondes-de-la-vie, l’investigation ou la volonté d’y faire toute la lumière côtoient un certain ressentiment bien pointé par Nietzsche, quand il prévoyait que les valeurs vitales et celles de la connaissance ne peuvent qu’entrer en conflit.

Ce conflit me semble explicite aujourd’hui dans le cas (mineur ?) de la pornographie, qui porte scandaleusement à la lumière ce qui devrait demeurer caché dans les plis des mondes propres, ou l’intimité de chacun. Mais on aura beau jeu de dénoncer inversement, au vu de la burka islamique, une vie abusivement retenue enfermée dans les plis. Notre regard se trouve ainsi tiraillé entre trop de nudité, et trop de voiles. Trop de secrets, et pas assez. Entre une explicitation tapageuse, et des vies cousues, écrasées sous les plis. Où passe précisément la frontière entre ce qu’il est normal, indifférent, excitant, indécent de montrer ? Il arrive que la loi le dise, mais ce n’est pas l’affaire que du législateur et chacun, au grand jeu de la mise en scène de soi et du cacher-montrer, négocie ses propres zones d’ombre et d’exposition : les individus, les cultures, les époques apportent des réponses différentes, et par exemple les secrets politico-financiers semblent plus « tabous » aujourd’hui que ceux du sexe, les frontières de la vie privée se déplacent…

Réflexion à suivre. Je tenterai de développer, dans un prochain papier, quelques aspects bénéfiques et maléfiques du secret, et je ne manquerai pas de signaler, sur ce blog, la sortie de Medium 37 consacré au Secret (automne 2013).

3 réponses à “Entre pornographie et burka, où placer le curseur ?”

  1. Avatar de Anne-Sophie Chazaud
    Anne-Sophie Chazaud

    Merci cher Daniel pour la clarté de votre réflexion, ou plus précisément pour l’esprit de finesse que vous apportez précisément sur cette notion de « complexité » avec laquelle notre temps (et particulièrement ma génération et celle de mes enfants) a tant de mal à se positionner.
    Je suis sensible également au rapprochement que vous faites avec le mouvement de « dévoilement » des Lumières.
    Je me dis que très certainement la différence entre ce que fut ce mouvement (y compris dans sa « forme ») et la pulsion scopique-pornographique actuelle réside dans une certaine forme d’abdication stylistique, de maîtrise aussi de la langue et de l’écran « représentatif » (donc, le voile) que celle-ci est supposée introduire entre les « ta pragmata » qui sinon ne font que s’entrechoquer brutalement. En ce sens, le phatique et désormais si symptomal « non mais Allô quoi » de Nabila et sa représentativité d’une télé-réalité ob-scène ne sont que pure logique.
    Possible alors que cette frontière, si ténue, entre l’obscènité et le dévoilement chaotique, soit dans le maniement subtil d’un langage redevenu autre chose qu’un simple outil fonctionnel de communication : où l’on repasserait de la pornographie à la séduction…(on peut toujours rêver 🙂 ).

  2. Avatar de Anne-Sophie Chazaud
    Anne-Sophie Chazaud

    Merci cher Daniel pour la clarté que vous apportez sur cette question par essence complexe…
    Je trouve particulèrement intéressant le lien que vous faites entre le mouvement inéluctable de « dévoilement » des Lumières et la pulsion scopique/pornographique qui frappe tout particulièrement ma génération et encore bien davantage celle de mes enfants.
    Je me faisais, en vous lisant, la réflexion que sans doute manque, actuellement, un rapport au langage subtil, fondé sur autre chose qu’une simple communication (du reste fantasmagorique) des « ta pragmata » : sans le voile de la langue, c’est-à-dire la séduction que cette dernière introduit entre des êtres qui sinon ne peuvent que s’entrechoquer brutalement, il me semble que la binarité du choix burqa/porno ne peut que s’imposer (à noter du reste que le couple burqa/porno marche nécessairement ensemble en termes de représentation) : en ce sens, le désormais symptomal « non mais Allô quoi » de Nabila et son parfait reflet de l’ob-scénité (télé)-réelle nous renvoie à la nécessité d’une langue subtile visant la séduction et non le performatif voire la perforation.

  3. Avatar de Daniel Bougnoux

    Et merci à vous, Anne-Sophie, d’enchaîner ainsi avec pertinence, et élégance ! L’accès au langage et à ses sinuosités, ses flexions infinies sert en effet de pierre de touche pour cette discussion : je songe à un livre (que je n’ai pu encore lire mais qui a fait un certain bruit), « En tenue d’Eve » d’un femme rabin (son nom m’échappe) qui mettait en balance, très ironiquement, l’impératif de voilement des femmes par les intégristes, et simultanément d’un sens fixé ou imposé du texte par les mêmes, qui n’admettent en matière d’exégèse aucun jeu métaphorique, aucun voile textuel. Ils retirent ses voiles au texte pour le coller à leurs femmes, résumait plaisamment l’auteur au micro de France culture ! Ce qui se joue là est très profond en effet, et les études littéraires sont une ressource immense, inappréciable, pour s’éduquer à la civilité (dans les paysans musulmans, le voile progresse à l’université, mais les facs de lettres y résistent mieux paraît-il que les scientifiques). Question à creuser et à suivre…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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