L’Inensevelie (suite, chap. 8)

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Transverbération de sainte Thérèse (détail, Le Bernin)

VIII

 J’essaye de t’imaginer au matin de ton dernier jour, un beau jour comme on dit sans y penser, …et un beau jour, elle s’est tuée. T’es-tu réveillée le sachant ? Vois-tu dès huit heures la lumière entrer dans la chambre avec la certitude que jamais plus il n’y aura pour toi ce dessin du soleil sur la couverture, ce point d’or au coin du grand miroir ? Plus la robe de nuit aux larges manches que tu ranges soigneusement dans la penderie, plus la cuisine du petit déjeuner avec ton bol de thé fumant à côté du paquet de biscottes, ni la femme de ménage qui vient par le jardin prendre son service en traînant la poubelle ? Cette brave femme qui va encore une fois te tenir compagnie sera la dernière à te voir vivante, puisque Jean-Louis a prévenu qu’il resterait absent jusqu’au soir et que tu ne l’attendes ni pour le déjeuner ni pour dîner. Tu as pris l’habitude. Moins peut-être celle de le voir partir en cueillant dans le potager la salade et les fruits de son pique-nique avec l’autre, comme il fit plusieurs fois sans s’en cacher. Ce raffinement était nouveau, il augmentait d’un degré la somme d’exaspérations et de rancunes qui s’accumulaient entre vous depuis l’été. (Depuis plus longtemps bien sûr, mais ces mois-ci vos rapports s’étaient encore aggravés, au dernier repas que vous avez pris chez Jeanne et Christophe les remarques entre vous sifflaient comme des assiettes lancées.)

La femme de ménage est repartie, tu as fait entre temps quelques courses, Boucherie 35 Fr, c’est le dernier chiffre sur ton livre de comptes à la date du 30. Tu as dû le mettre à jour en rentrant, reportant sur la page blanche d’en face, puisqu’on arrivait à la fin du mois, le solde de l’exercice écoulé. On écrit certains mots sans les entendre. Ensuite, tu auras préparé méthodiquement ton repas, puisqu’on a retrouvé le couvert et la tasse de café mis à sécher sur la paillasse de l’évier, sans utiliser la machine à laver. Et tout de suite après ce dernier geste domestique, ce fut le temps maudit de l’après-midi. Les dernières caisses du déménagement pouvaient attendre, tu reportais depuis tant de jours ces fastidieux rangements qu’en d’autres temps tu aurais expédiés sans traîner. Il faisait beau, tu n’avais plus qu’à passer au jardin, à « son »  jardin où le travail ne manque jamais. J’ai ramassé des feuilles… Cela permet de te suivre jusqu’à quatre heures environ. Je te vois déposant le râteau pour revenir t’asseoir sur le banc, devant le paulownia. Cet arbre au nom de pavane lointaine, ou d’adolescente défunte, est en effet malade ; il aurait dû être l’orgueil du jardin, vous lui avez en haut du tronc posé un cerclage et emplâtré une déchirure, que ce pansement n’empêche pas d’augmenter. Ses feuilles immenses jonchent la pelouse comme des paumes ; je t’imagine prenant ces grands parchemins défaits dans tes mains glissantes, et soupesant le peu qui t’est laissé. La clôture du jardin mesure la taille de ton domaine, toute ta vie tu as consenti à cette limite, comment irais-tu au-delà ? Au-delà commence la vie des autres, ces géants incompréhensibles, au-delà vivent tes enfants qui ne te ressemblent pas, ta mère dont le grand âge n’adoucit pas le caractère, et Jean-Louis. Je ne sais en quels termes tu penses à lui, je n’ai jamais compris votre relation. Pas plus que je ne vois la jalousie, la rage ni le désespoir t’étreindre en ce jardin si calme, une immense résignation plutôt, tu acquiesces à l’étendue du désastre, avec une pointe de jubilation peut-être quand la chose qui te reste à faire devient évidente. En ce moment comme à l’ordinaire tu ne laisses rien paraître, il est impossible de deviner quelle décision tu viens de prendre.

Il y a longtemps que ton programme est combiné quand tu te relèves pour l’exécuter point par point. On ne te volera pas ta mort, ta compagne intime, tu la portes en toi depuis trop d’années. Tu connais avec précision la dose qu’il te faut, l’endroit, et la formule à employer pour qu’il ne te retrouve pas avant plusieurs jours. D’abord éloigner la voiture. On ne remarque pas cette dame en manteau de cuir qui verrouille sa petite Renault grise, tourne le dos à la grande surface au lieu d’y pénétrer et quitte à pied le parking. Tu n’as pas plus de cinq cents mètres à faire, par des rues désertes bordées de villas. Tu habites un de ces quartiers tranquilles qui servent d’école aux autos, et où les grands jardins permettent d’oublier qu’on a des voisins, de la rue on ne devine pas les maisons pas plus que des maisons on n’aperçoit la rue. Tu longes sur un trottoir étroit des murs indifférents, tu reçois le soleil du soir en face, tu rentres sans te cacher et sans croiser personne, tu n’es encore qu’une étrangère, d’ailleurs on ne passe ici qu’en voiture. C’est l’heure où les ombres s’allongent à travers le jardin, épaississant les arbres ; assise au secrétaire bonheur du jour de ta chambre, dans les tiroirs duquel tu conserves nos lettres et nos photographies, tu lui écris sans trembler ni chercher tes phrases. Tu as dû les apprendre par cœur et te les réciter en rentrant, comme une vieille leçon.

Tu fais maintenant semblant de rassembler tes affaires, car même si tu n’emportes rien il faut qu’il croie à ton départ, la trousse de toilette où tu ranges un peu de linge, ton sac contenant le livre de comptes qui te sert d’agenda, une lampe de poche, tes papiers, tes clefs auxquelles se mêle celle du coffre. Et les photos. Où avais-tu caché les petites fioles aux dragées de couleur, ton trésor le plus secret ? Tu as péparé le breuvage dans la maison, en éliminant par la chasse d’eau la boîte, les comprimés inutilisés et toute trace du poison, comme pour retarder son identification au cas où l’on te découvrirait avant qu’il n’ait fait son œuvre. Car même aux poches du pyjama deux pièces de coton jaune que tu revêtis alors, tu eus soin de ne rien laisser, jamais on ne saura ce que tu as bu. Tu portes ensuite ton verre plein dans l’autre maison, voulant d’abord t’installer sur un matelas de fortune et t’y sentir chez toi, ne rien précipiter dans l’étiquette de ce grand coucher.

Tu dus faire au moins trois voyages pour emménager dans ce grenier de l’annexe, d’abord les coussins du fauteuil de jardin, plus un vieux duvet, ensuite ton sac et la trousse, le verre enfin, car il faut s’aider d’une main pour gravir l’échelle de la trappe, après avoir éteint l’électricité qui ne se commande que d’en bas, et ce verre au point où tu en étais, tu n’allais pas maladroitement le renverser. Or tu ne l’as bu que plus tard, en haut, après avoir dressé ce rempart de jouets, disposant au fond pour abriter ta tête les boîtes contenant les guirlandes et les boules du sapin, la crèche et ses figurants, santons, rois mages etc. ; au centre la grande ferme et ses animaux, œuvre de longue patience menuisée, assemblée, peinte entièrement par ton père qui nous l’offrit à Noël ; puis notre castelet de guignol avec ses deux décors amovibles, œuvre du même, et son peuple de marionnettes…, tous objets d’enchantement et d’infinies rêveries, enfoncés dans le long sommeil du grenier où ils te regardèrent creuser ta place au milieu d’eux, te protégèrent et te veillèrent.

Te voici allongée au bas de la lucarne, la tête enfoncée sous le plafond oblique de la soupente, tes cheveux dans la plinthe où s’arrête le tapis aiguilleté, les pieds dépassant hors du matelas improvisé. Tu prends bravement la pose, tu essayes ta dernière demeure comme nous faisions de nos couchettes, en camping sous la tente ou plus tard dans la caravane ; pour avoir moins froid aux pieds, car tu as déchaussé tes ballerines (ne rien salir !), tu les ramènes sous le vieux duvet où tu n’es pas entrée mais qui te sert de couverture. Je te sens presque heureuse d’avoir enfantinement trouvé une si jolie cachette, d’avoir animalement reconstitué le terrier primitif, le trou des premiers hommes, des lapins ou des loups. Toi qui ne jouais jamais, trop seule, trop fière pour faire semblant, te revoici petite fille ; dans le gobelet de ta dînette il y a des paillettes dansantes, tu sais qu’il faut toutes les boire car elles sont comme les étoiles au-dessus de la crèche, c’est le médicament prescrit par le docteur le jour où tu as pris si froid, bois-le vite et tu pourras t’endormir, ou si tu veux je te permets de lire un peu jusqu’à ce que tu aies sommeil, je reviendrai éteindre la lumière, couvre-toi bien ma chérie.

Tu promènes dans le jour mourant l’œil de ta lampe sur les petits carrés de carton que tu as tirés de ton sac. Si sa voiture rentrait maintenant, tu étoufferais la si faible lumière et retiendrais ton souffle, le temps qu’il sorte du garage et traverse la cour.

Combien de temps mit ce breuvage à féconder en toi l’ovule du sommeil ? As-tu voulu trop tard te reprendre et revivre ? Est-ce ton corps qui s’est révolté quand ta tête, inconsciente déjà, avait heurté le seuil fatal ? Tu ne l’as pas franchi sans combat ni souffrance ; ton bras rejeté en arrière a balayé autour de toi l’espace, dispersant nos photos, la lampe et les marionnettes en pluie sur le sol, arrachant au toit de la ferme cette longue éclisse de bois qu’on a retrouvée barrant ton corps comme une épée. Et ta bouche ouverte tordue sur le vide, a-t-elle au dernier moment crié, appelé, ou seulement tenté de reprendre le souffle arraché ? Au bas du mur derrière lequel tu agonisais il y eut le pinceau des phares, le bruit du gravier écrasé, du frein et de la portière claquée. Si ta lampe avait déjà roulé, elle n’éclairait que le tapis. Ou bien tu avais pensé à l’éteindre. Ou bien il traversa la cour sans lever la tête, fit jouer sa clef à la porte de l’autre maison où il s’endormit sans se poser de questions, tandis que tu forçais les portes de la nuit.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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