L’intelligence en jeu

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Sept années après l’avoir joué au Théâtre de l’œuvre, Daniel Mesguich reprend donc avec son fils William le dur dialogue imaginé par Jean-Claude Brisville entre René Descartes et Monsieur Pascal le jeune, et c’est une fête de vrai théâtre.

Je connais Daniel Mesguich depuis 1977, année de sa première mise en scène d’Hamlet, au CDNA de la Maison de la culture de Grenoble, où nous avions alors accompagné sa création insolente, outrageusement baroque, tonique et fort gaie, d’un numéro spécial de notre neuve revue Silex. Trente-sept années plus tard, une quatrième mise en scène par Daniel de sa pièce fétiche va voir le jour au Théâtre de l’Epée de bois, à la Cartoucherie de Vincennes à partir du 4 novembre. De son côté, William poursuit sa jeune carrière d’acteur et de metteur en scène en montant prochainement un Mozart de son cru au petit théâtre de la porte Saint-Martin. Mais voyons cet entretien.

Mesguich jouit d’une solide réputation d’intello, de là à déprécier ses choix de textes et d’interprétations, le pas est vite franchi par ses détracteurs, toujours prompts à stigmatiser l’élitisme ou le « bel esprit ». La reprise de ce spectacle devrait pour le coup, et en sa faveur, faire l’unanimité. Il se trouve que je déjeunais avec lui, la veille de cette représentation ; l’ancien directeur du Conservatoire a le cheveu fort dégarni, et son visage a forci, mais le regard très vif et le profil aquilin n’ont rien perdu de leur finesse, et le voir jouer à table de sa voix, de ses mains vous transporte déjà au théâtre – à cette table précisément où il rencontre son jeune adversaire. Le Descartes de Brisville a 50 ans je crois, son interprète est donc un peu plus âgé mais lui aussi a désormais acquis cette maturité, ce rayonnement tranquille qui remplacent la fougue première par une indulgence, une expérience des hommes et des choses qui font justement toute la différence, et finalement sa supériorité dans son bref entretien (une heure dix) avec Pascal.

Brisville a en effet conçu ce dernier comme un djihadiste de Port-Royal, au corps émacié et souffreteux en guerre contre les plaisirs de la chair, et du même coup ennemi de la tolérance, au point de condamner les recherches savantes qui ne nous donnent aucune connaissance profonde de nous-mêmes, la seule évidence ultime et digne de nous occuper étant celle de notre propre misère. A Descartes qui l’interroge avec bienveillance sur ses travaux touchant le vide, le jeune Pascal oppose avec véhémence qu’il s’est détourné des sciences, alibis de notre ignorance et de notre concupiscence,  depuis qu’il a éprouvé dans son corps et son âme tout le vide de l’homme sans Dieu ! A quoi son aîné rétorque qu’il n’est pas lui-même ennemi de la religion, mais que celle-ci peut faire sans se contredire toute leur place aux recherches des sciences, Dieu ne réclamant pas pour s’affirmer le sacrifice de notre raison.

L’intelligence est donc de diverses façons en jeu sur ce plateau délectable : elle pénètre d’abord, à l’évidence, les moindres recoins d’un dialogue acéré où toutes les paroles portent, et frappent par leur justesse ; la langue sans graisse aucune des deux protagonistes est une merveille de concision pensante, on sent que l’auteur a voulu, en extrayant des textes des deux philosophes tout ce qu’il a pu (et en rédigeant lui-même les raccords à leur manière), faire de leur échange une fête de l’intellect et du goût. Intelligence encore d’un décor sombre, évoquant la peinture d’un intérieur flamand, et de costumes qui collent aux personnages, le chevalier Descartes en manteau et bottes de voyage qui disent avec une emphase légère sa largesse, sa mobilité d’esprit et de corps, l’aisance d’un félin sous une étoffe bourgeoise ; Pascal plus étriqué, les chausses trop hautes lui faisant le cul serré, un pourpoint sombre qui sent son écolier un peu rapé, ou crevé – du nom de ces manches bouffantes qui donnent à Descartes le geste rond et accueillant tandis que Pascal porte nerveusement ses crevés près du corps, les bras tombants ou frileusement serrés…

Mais l’intelligence est surtout mise en question ou en jeu dans cet affrontement exemplaire, par lequel un Descartes progressiste et confiant en sa méthode ne lui fixe a priori nulle limite, tandis que Pascal prêche le sacrifice de l’intellect et la vanité d’une science qui ne sert qu’à couvrir notre ignorance de l’essentiel. Le dédoublement de notre condition opposé à l’assurance d’une tranquille immanence, le fanatisme contre la curiosité d’esprit, la macération d’un fiévreux contre un homme fier de sa méthode et somme toute bien portant, la guerre qu’une foi pleine de ressentiment déclare aux satisfactions d’un esprit et d’une existence qui trouvent en eux-mêmes leur justification…, tout ceci sonne assez familier, et donne à ruminer. Ce théâtre de texte ou de la pensée vive, où la philosophie si justement s’exprime, et trouve à s’incarner, est décidément trop rare, il nous fait remonter à Pierre Dux (L’Idée fixe), au Neveu de Rameau… Glorieuse, valeureuse tradition qu’avec panache les Mesguich père & fils, loin des effets spéciaux, à voix nue, à la table, rugueusement reprennent. Oui, il y a aussi dans cette rigueur quelque rugosité, nous assistons au frottement des générations, où l’indulgence amusée d’un aîné considérant mieux un cadet d’abord tenu pour son égal et son continuateur se mêle peu à peu de frayeur : est-ce ainsi que la pensée tourne ? Comment se peut-il que l’abîme du fanatisme et de la croisade fassent si bon ménage avec le laboratoire ? La méthode des sciences et le discours de la raison ne peuvent-ils éradiquer nos ténèbres et réunir durablement les hommes ?

A1 A3, Daniel nous avait placés au milieu du premier rang, contre la petite scène, si bien qu’au moment du salut j’aurai pu de la main le toucher. Annonçant son prochain spectacle, il fit à mon intention sonner le nom de Florio accolé à celui de Shakespeare… J’avais consacré le déjeuner de la veille à lui exposer les arguments de Tassinari et voici qu’en plein théâtre, pour la première fois sans doute et dans une bouche autorisée, leurs deux noms apparaissaient liés ! Le texte de Jean-Claude Brisville (dans un petit volume Babel qui contient aussi Le Souper) était disponible pour quelques euros au bar du théâtre, de quoi prolonger agréablement cette excellente soirée.

 

(Spectacle visible jusqu’au 2 novembre au Théâtre de Poche Montparnasse)

Une réponse à “L’intelligence en jeu”

  1. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Bonheurs de théâtre dont vous parlez avec gourmandise. Voilà qui va m’encourager à retrouver avec entrain les avantages urbains. Le dialogue entre père et fils sera-t-il repris au delà du 2 novembre … ?

    Cordialement aux passants du blog.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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