Liquidité (Formation de la monnaie, 1)

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Je poste ici, en marge de mon compte-rendu« Dans quelle mesure ?… ») publié sur ce blog en juillet dernier à propos de l’ouvrage de François Jullien L’Incommensurable (à paraître en janvier 2022),  quelques réflexions supplémentaires abordées dans le précédent billet, et concernant l’argent, soit notre unité de compte ou de mesure par excellence.

Une meilleure compréhension des grandes manœuvres de la monnaie semble cruciale pour prolonger la lecture de ce livre. Cet équivalent universel constitue à l’évidence et par excellence un média, mais son étude peut se révéler dérangeante au point d’ébranler nos « anciens parapets ». L’extension de la forme-argent ne se contente pas de bouleverser concrètement nos professions, relations, désirs ou croyances, elle opère une véritable « transmutation des valeurs », que Nietzsche appelait de ses vœux et qui se réalise aujourd’hui loin des chemins frayés par la philosophie.

Nous sentons que le monde est devenu glissant, pour ne pas dire liquide ou vaporeux. La virulence du modèle financier – qui évalue le monde du point de vue de cette mesure de toutes choses – ne transforme pas seulement nos représentations, elle attaque la forme même de la représentation traditionnelle, depuis (au moins) la proclamation par le gouvernement Nixon de la non-convertibilité du dollar, officiellement décroché de l’or le 15 août 1971. Un médiologue attaché à la graphosphère et à l’ordre de l’imprimé et du livre aura beaucoup à gagner, mais aussi à perdre, en se penchant sur la formation des prix et les successives écritures de la valeur. Les réflexions qui suivent développent un premier article paru en 1997 dans le numéro 4 des Cahiers de médiologie, « Croire au papier », et elles recroisent sur plusieurs points des arguments présentés dans mon ouvrage La Crise de la représentation (réédition Poche-Découverte 2019) ; elles doivent beaucoup aux publications de Jean-Joseph Goux et d’André Orléan, ainsi qu’au roman d’Éric Reinhardt, Cendrillon.

Réaliser l’équivalent universel

Comment les hommes se sont-ils mis d’accord sur la monnaie, et avec quels effets ? L’émergence d’un moyen de paiement est orientée par la recherche du bon équivalent, c’est-à-dire de ce que les autres accepteront en l’appelant richesse, pour lui faire crédit. La monnaie apparaît ainsi comme le plus sociable des biens, le plus communicable.

Et du même coup le moins particulier. Conjecturons un état antérieur à l’échange marchand réglé par notre système des prix. Chacun, avant l’invention de la monnaie, avait tendance à privilégier ce qu’il appelait richesse ou le trésor qui brillait pour lui. Ce choix se heurtant nécessairement, au moment de l’échange, aux choix ou aux désirs des autres, il fallait à chaque fois transiger : payer non avec la denrée précieuse à mes yeux, mais avec ce que les autres considérent comme précieux. Le propre de la monnaie réside en effet dans son impropriété radicale, entendons dans l’impossibilité pour chacun de se l’approprier : on peut dire « mon argent » (quantité subjective), jamais « ma monnaie » (l’objet symbolique ne circule, comme la langue, qu’en ne devant sa création à personne). On reconnaît justement ce que les linguistes, les ethnologues ou les psychanalystes appellent l’ordre symbolique à ce trait : que la propriété privée, à ce niveau, « ça ne marche pas ».

Or le marché est ce qui marche. Et la monnaie, currency, ce qui court. À la vitesse aujourd’hui du courant électrique. Sa circulation est son alpha et son oméga, son impératif catégorique. Dans un état antérieur du troc, chacun était intéressé à faire reconnaître ses propres biens comme échangeables aussi largement que possible, c’est-à-dire comme une proto-monnaie acceptable. Chaque porteur de biens, en concurrence avec mille rivaux, cherchait à imposer aux autres sa propre conception de la valeur. Par exemple sa collection de timbres (facile à fractionner), ou de photos de vedettes dédicacées, ou, si l’on songe à une valeur d’usage plus essentielle donc largement partagée, de grandes quantités d’eau. Ces biens disparates, détenus par chacun avec prédilection, peuvent devenir obsolètes, ou peu pertinents (l’eau, très recherchée dans le désert, aura moins de valeur au pied des Alpes un jour de printemps), ou trop « chers » si d’autres mieux approvisionnés les troquent à meilleur compte… En bref, chaque porteur d’une marchandise échangeable vivait nécessairement l’état de troc dans la précarité et la crainte. Son besoin de sécurité va donc le pousser à un effort d’abstraction croissante, et faire ainsi émerger la monnaie, c’est-à-dire un bien multi-fonctionnel capable de s’échanger dans la plupart des circonstances imprévues. Cette capacité correspond à la liquidité, et beaucoup de biens pourront y prétendre à proportion qu’ils circuleront parmi tous ceux qui l’accepteront comme LA richesse.

Chacun éprouvant le désir naturel d’échanger le plus largement possible, des alliances vont se nouer entre adeptes de telle ou telle incarnation de la richesse, dont le club constituera un micromarché ; chaque échangiste s’efforcera d’identifier la coalition la plus prometteuse, et s’y ralliera pour bénéficier du réseau optimum. Un consensus émerge et se généralise par le levier de la prophétie auto-réalisatrice : chaque agent adopte mimétiquement l’opinion ou le consensus dominant, contribuant du même coup à élargir le cercle de l’échange, ou à réduire l’océan des incertitudes quant aux transactions de chacun avec tous. Les inégalités initiales entre ceux qui prétendent fixer universellement le signe de la richesse se trouvent peu à peu lissées par l’évidence du rendement croissant des ralliements, jusqu’au moment où la situation bascule et cristallise dans la définition de LA norme vers laquelle les mimétismes convergent, non sans combats d’arrière-garde et tentatives des uns de rallier les autres à leurs propres choix. La naissance de la monnaie, ce compendium de tous les biens qui s’échange contre tous les autres, cette mesure de toute chose ou ce langage commun qui permet de faire face à toutes les rencontres marchandes, est nécessairement conflictuelle, elle contient un océan de choix concurrents, qui ne demandent qu’à ressurgir en cas de panne ou de crise du modèle dominant. L’unité émergente, de la monnaie comme du langage, pèse sur leurs porteurs ; l’échange monétaire leur impose le joug de la loyauté, ou de la solvabilité, et des mouvements sécessionnistes ou centrifuges sont à prévoir sous l’unanimité de surface. Pourtant, l’anarchisme en matière monétaire autant que linguistique condamnerait à l’autisme ; la rébellion contre « le symbolique » ne paie pas (imaginons un locuteur qui ferait le choix malchanceux, comme première langue étrangère, d’apprendre l’esperanto).

Porteur d’eau

Quel sera ce souverain bien ? Un choix trop matériel serait peu judicieux, car la valeur d’usage, même évidente comme celle de l’eau, ne permettrait pas d’honorer tous les échanges. Sa définition encore une fois, c’est que les autres à tous les coups l’acceptent, la considèrent comme valeur et la fassent circuler – circulation auto-renforçante de la confiance ou du crédit : la monnaie prouve son mouvement en marchant. Le choix raisonnable ou durable sera d’élire à cet emploi un bien qui associe la liquidité, la fongibilité et une valeur reconnue avec une universalité relative (dans la limite par exemple des frontières nationales) ; l’eau prise en exemple s’avère à première vue liquide, et éminemment fongible, mais en pratique elle circulera mal, et sa valeur dépendra trop des circonstances locales – elle remplira donc mal notre concept de la liquidité. On sait que le bon compromis fut longtemps celui de l’or ou des métaux précieux, faciles à transporter, à fondre (à diviser), et d’une rareté suffisante pour assurer leur valeur intrinsèque. Non sans inconvénients secondaires : pas assez abstrait, le métal circule mal, on est tenté de le thésauriser, ou d’user les pièces au passage. Moins une monnaie a de valeur intrinsèque et mieux elle circule ; chose mentale, elle gagne à se dépouiller ou à perdre en matérialité, pour elle aussi less is more.

D’où une première scission entre monnaie de circulation et monnaie de réserve, entre jetonet trésor. Cette distinction marqua l’époque de la représentation proprement dite ; le métal thésaurisé, les lingots de Fort Knox par exemple, constituant la garantie-en-dernière-instance des dollars de papier mis entre toutes les mains. Ce binôme de l’or et de son substitut le billet a longtemps occupé la place de l’équivalent-roi, du soleil autour duquel gravitaient les échanges marchands.

Une fois stabilisée, la monnaie rend les biens commensurables en instituant leur valeur. Celle-ci n’a aucun moyen de lui préexister, ce n’est que dans la monnaie que la valeur des biens ou leur désirabilité se parle, et cette « parole » (ce prix) ne peut se manifester autrement. Nous comprenons, à ce stade du raisonnement, à quel point la monnaie parachève l’ordre et le lien social. À travers elle, l’individu rencontre la totalité du corps social, c’est en passant par elle qu’il agit du point de vue des autres. ; elle devient le tiers médiateur de tous les désirs d’acheter et de vendre, c’est-à-dire des désirs qui empruntent la forme de la valeur d’échange. La totalité du monde marchand et la monnaie se construisent simultanément, par étayage mutuel et enchevêtrement. Ici encore, le parallèle avec l’ordre symbolique de la langue est frappant, et notamment avec la thèse saussurienne selon laquelle nous n’avons aucun moyen de découper nos idées hors de l’ordre des mots : le signifiant et le signifié occupent, comme la valeur et le prix, le recto et le verso d’une même feuille, qui découpe l’un taille également dans l’autre. Mais ce tiers symbolisant peut être vécu dans les deux cas comme un pis-aller, ou une adhésion forcée.

L’avare par exemple, dans la figure d’Harpagon, fétichise son stock en résistant au jeu de l’échange : l’or ou l’argent valent tout mais rien ne vaut l’or, le métal à ses yeux ne se sémiotise pas ; il collectionne donc pièces et lingots qui lui paraissent gorgés d’affects ou de substance. On interprétera avec la psychanalyse ce fétichisme comme une rétention fécale, ou comme une phobie de l’échange et de la liquidité. Le prodigue en revanche fétichise la circulation, il joue à fond de sa qualité symbolique en réalisant son argent, que l’avare réifie.

L’émergence de l’équivalent général trouve chez Balzac son allégorie ou sa véritable stature humaine dans le personnage du prêteur Gobseck, qui philosophe sur la façon dont l’or éclaire le monde, et unifie merveilleusement les règles du jeu social en les recentrant ; l’usurier voit venir à lui toutes les formes de vie, satellisées et aspirées par ce nouveau soleil. Chacun, qu’il soit négociant, poète, militaire, amant fougueux, coquette ou mère de famille, devra tôt ou tard en passer par lui, médite avec satisfaction « papa Gobseck », dans la mesure où la chaîne des désirs inclut le maillon monétaire. L’usurier occupe ainsi un site panoptique d’où il surplombe philosophiquement les passions ordinaires ; ce promontoire a fait de lui le confident et l’interprétant (au sens linguistique) en dernière analyse de la plupart des désirs, il est, comme le Dieu du monothéisme, l’être le plus prié par les adorateurs du métal circulant. Ce regard de Gobseck, qui observe en tous domaines l’extension du signifiant souverain, compendium de tous les biens, prépare directement l’analyse pareillement clarificatrice de Marx dans Le Capital.

Notre monnaie une fois placée sur ce trône occupe un site transcendant ; au moins est-ce le sentiment de chacun, qui subit au contact de la monnaie les choix des autres, enchevêtrés à son propre choix ; qui juge donc aliénante cette institution, qui pourtant le libère en faisant de lui un producteur-consommateur ou un sujet échangiste marchand. La monnaie reproduit sur ce point l’immanente transcendance de Dieu, ou de l’État, c’est-à-dire les mécanismes par lesquelles la multitude se donne un point fixe d’attraction (et de stabilisation) de ses désirs, lequel revient sur chacun pour le contraindre. L’institution de ce surplomb symbolique semble couper le corps social de sa force, chacun pouvant interpréter ce rapport (pourtant vital) sur le mode de la confiscation ; il est difficile pour la multitude autant que pour l’individu de coïncider avec sa proprepuissance (qui lui vient toujours par les autres) ; pour reprendre un mot cher à François Jullien, le sujet de l’échange marchand est par excellence dé-coïncidant.

André Orléan

Comment agit l’ordre symbolique sur chacun, comment (aux deux sens de ce verbe) oblige-t-il les hommes ? La monnaie n’est qu’un cas parmi d’autres – un cas particulièrement éclairant – pour comprendre les chemins de l’émergence et de l’autorité des normes. Selon la belle analyse d’André Orléan que nous suivons ici, la monnaie comme l’État ou comme Dieu mérite pleinement d’être appelée souveraine. N’apporte-t-elle pas à la fois la violence et la paix ? Ou plus précisément : l’autonomisation des relations économiques, grosses d’âpres rivalités (soif d’appropriation, appât du gain, etc.), fait néanmoins barrage et pare-choc vis-à-vis des férocités prémonétaires. Sans l’objet marchand, argumente l’économiste inspiré par René Girard, le face-à-face du sujet avec son rival serait potentiellement mortel. En fixant et en donnant définition aux désirs, la monnaie atténue la violence. L’argent rend le vol plus facile, mais ce crime qui s’attaque à l’avoir de l’autre tend à remplacer le meurtre, qui s’en prend à son être. Les sociétés claniques ou à solidarité familiale forte, meilleures conductrices de la vengeance, sont ensanglantées par la loi du Talion ; ce troc primaire dépérit ou se judiciarise avec notre individualisme marchand. Le nouvel ordre bourgeois, lui-même fauteur de grands désordres, tend d’une façon générale à éteindre les vindictes sanglantes du pogrom racial, des guerres religieuses ou idéologiques, ou les rétributions meurtrières de la vendetta.

René Girard

(à suivre)

3 réponses à “Liquidité (Formation de la monnaie, 1)”

  1. Avatar de JfR
    JfR

    Mon commentaire. Belle réflexion à laquelle on peut ajouter cet article de Causeur qui a le mérite d’apporter la dimension historique indispensable à la compréhension des accords de Breton Woods et à leur rôle dans la construction de la paix après 1945. . https://www.causeur.fr/un-terrible-anniversaire-la-destruction-des-accords-de-bretton-woods-208404

  2. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour!

    Juste pour poser une petite question à un rabbin de grande érudition, si par bon heur, il devait se trouver sur ce chemin de randonnée.

    A ce grand maître des écritures, je demande, s’il est là parmi nous, de me donner la signifiance de cette permutation de lettres qui permet à « l’avoir ou l’être » de devenir « l’or ou la vérité ».

    Un rabbin, amateur d’anagrammes et savant éclairé, ne court pas les rues mais, par quelque chemin qui sent bon la noisette, avec l’aide de notre maître randonneur, une rencontre providentielle n’est pas à exclure.

    On ne sait jamais!

    En cette attente

    Bonne fin de semaine à tous
    נתראה בקרוב

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Pardon Kalmia de valider un peu tard, nous randonnons sur nos vélos et internet n’est pas à la borne du coin… Que la campagne (Drôme, Vaucluse…) est belle ! Je ne doute pas, si le rabbin, ou son chat, aperçoit votre appel, qu’il n’y réponde ! Bon week-end…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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