Trois fois Tristan et Isolde

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Tistan et Isolde au MET (acte 2)

Comment construire aujourd’hui un décor d’opéra, quoi montrer ? Plusieurs mises en scène de l’Opéra Bastille ont triomphé dans des formes minimalistes, quand Bob Wilson par exemple, sculpteur de lumière, sut imposer à La Femme sans ombre puis à Pelléas une quasi absence de décor.

On peut, inversement, choisir le parti de la lourde machine tout en jouant à construire-déconstruire celle-ci sous le nez du public. Coline Serreau pour La Chauve-souris transformait une salle de bal en prison à la Piranèse par un décor qui se retournait sur lui-même, à vue et comme un gant. Ce dispositif facétieux doublait le champagne de la musique par l’irréelle anamorphose de lieux où le brillant et le ténébreux, le léger et le lourd, la réception mondaine et la geôle glissaient ironiquement l’un dans l’autre. Dans la mise en scène de La Guerre et la paix de Prokofiev imaginée par Francesca Zambello, les affrontements militaires et une retraite de Russie reconstitués sur le plateau (avec canonnades, incendie de Moscou et course-poursuite des armées sur une neige glissante) offraient au public un plaisir visuel pour compenser à grands frais les faiblesses d’une partition sans éclat. Comment doser le voir et l’entendre ? Comment accompagner la vibration de la voix au point où celle-ci souffle ou évapore toute représentation ?

La question rebondit chez Wagner, notamment dans les scènes de Tristan et Isolde qui culminent avec l’extase amoureuse des duos de l’acte deux. Faut-il, dès le premier acte, encombrer le plateau d’une tente celtique et d’un bateau ? Ou, au deuxième, reconstituer l’antique tour du burg où tremblote un petit lierre ? On sait à quel point Bayreuth aura entretenu la religion de ces livrets aux ridicules didascalies. Inversement, Chéreau dans le Ring, puis Peter Sellars à l’Opéra Bastille pour Tristan (2005), dont on a redonné en avril 2014 la mise en scène sous la baguette de Philippe Jordan, ont fait table rase d’un carton-pâte propice à souligner les boursouflures de la musique. L’opéra wagnérien n’est jouable que dégraissé, et la mystique dévastatrice de Tristan n’est audible, ou crédible, que dans la pure orgie des voix, dans la preuve-par-le-chant.

« Tristan du, / ich Isolde, / nicht mehr Tristan ! » chante Tristan aussitôt repris par Isolde : « Tu es Isolde, / Et moi Tristan, / jamais plus Isolde ! ». Ce dialogue enivré, tendu à se rompre vers le monologue, plonge les amants et leurs auditeurs-spectateurs dans l’espace fusionnel de la nuit. Wagner (signataire aussi de l’étonnant livret) n’y célèbre nullement l’union charnelle du couple, mais au contraire son violent, son inhumain désir de désincarnation. Sous l’empire du philtre, les amants aspirent à dissoudre cette chair et donc à mourir à leur identité singulière, pour renaître dans l’unisson ou le frisson mystique de la tresse musicale : voix fondues à l’orchestre, souffle vibrant dans l’air, ruisseau abondant l’océan, aspiration ardente à toutes les dissolutions de la nuit

La dangereuse mer d’Irlande sur laquelle s’ouvre l’action donne à cette musique son lieu ou sa matière. Tout auditeur de Wagner identifiera spontanément son lyrisme aux caresses liquides sans cesse revenant sur elles-mêmes de la houle ; écouter cet opéra c’est s’immerger, se noyer, s’ouvrir à des courants marins ou aériens jusqu’à déplonger au sommet de la vague ou de l’orage sonore, criblé par ces notes qui ne racontent pas une histoire mais provoquent un état fusionnel, extatique ou échevelé de l’âme – le pur délire d’aimer auquel atteint le dernier chant, souverain et déchirant, clamé par Isolde sur le cadavre de son amant.

Si chacun entend bien cela dans la version concert ou sur sa chaîne, le « cahier des charges » de l’opéra exige, en outre, de le lui montrer. Dans le creuset d’une scène d’opéra, tous les arts s’engouffrent et additionnent leurs pouvoirs, au risque de se contrecarrer. Comment les composantes architecturales du décor vont-elles jouer avec la houle ? Le pacte visuel, la perception frontale des corps et du décor ne risquent-ils pas d’affaiblir l’ensorcellement de l’oreille et l’hypnose accomplis par la partition ? Quelles images mettre sur cette nuit extasiée de l’âme ?

Il y a quelques années, en ce même Opéra Bastille, une mise en scène passablement tâtonnante montrait Tristan échoué au troisième acte sur la grève de Bretagne parmi les déchets de plastique et les fûts de pétrole rejetés par la mer – interprétation trash, d’ailleurs sifflée par le public, même si ce coup d’audace avait le mérite de suggérer le ressac du mythe, la déchetterie de l’amour et le côté bidon de l’affaire.

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Sellars-Viola, Opéra Bastille

En faisant appel aux vidéos de Bill Viola, Peter Sellars a fait preuve, dans une version suivante, d’un certain discernement touchant la passion des amants en installant à l’arrière-plan des corps plusieurs écrans monumentaux. L’art-vidéo aux images fluides excelle en effet à épouser la dissolution, ou à provoquer la métamorphose des formes. De même que le sublime flot wagnérien se pixellise en notes sur la partition, le génie du médium-vidéo dissèque le grain ou la mosaïque de l’image, il caresse et pénètre la peau des apparences au point où celles-ci s’embrasent et se défont, pour renaître aussitôt de leur tourbillon. Dans les Galeries du Grand Palais qui accueillit voici quelques années une exposition des vidéos de Viola, cette décomposition lumineuse de la durée et l’attention passionnée qu’il porte à l’imperceptible au cœur des vues ordinaires lui a fait écrire ceci, qui consonne avec les derniers ouvrages de François Jullien : « Le paysage est le lien entre le moi extérieur et le moi intérieur ».

Dans cette reprise de Tristan, la vidéo célèbrait d’abord l’immersion, les bulles exhalées par les corps, leur remontée par paliers bouillonnants jusqu’à la surface lumineuse où l’eau se change en air, et les membres en rayons : aérien, follement analytique et pourtant sensuel, l’art-vidéo propose une excarnation où les gestes du chanteur, du nageur et des amoureux composent un même opéra. Non illustrative, cette imagerie dominant les protagonistes tentait de dire ou de dénuder l’élémentaire, elle allait au primitif ou au foncier de la passion par l’immersion aquatique, la bulle d’air vivifiante ou la traversée dévorante du feu ; non narratif, le clapot de la vidéo revenait battre sur lui-même comme fait le leitmotiv wagnérien, lui-même statique et vertigineusement fluide, accordé aux ressassements des amants.

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Sellars-Viola, Opéra Bastille

Pourtant Viola persistait à cadrer ses vidéos en d’immenses fenêtres qui emprisonnaient l’image, qui limitaient son jeu à une esquisse de figuration finalement assez sage. La mise en scène autrement accomplie du Tristan et Isolde imaginée par Mariusz Trelinski pour le MET, diffusée samedi 8 dernier par les cinémas Pathé-Gaumont, fait de la vidéo un usage plus subtil, et radical ; en figurant dès le premier acte une mer d’Irlande tantôt cadrée à travers la fenêtre du navire (un lourd et dangereux croiseur de guerre), tantôt envahissant la scène par le plafond où les vagues s’échevèlent en un ciel liquide particulièrement menaçant, la vidéo n’est plus un élément du décor mais son milieu, son enveloppe. Car tout, dans cet opéra de l’affrontement des peurs (acte 1), du délire d’aimer (acte 2), et d’une agonie somnambulique traversée de visions d’enfance (acte 3) ramène à cette mer passionnément scrutée, porteuse du suprême danger comme d’un possible salut.

Sur cette scène liquide et dès le prologue visuellement ouvert par un écran de radar, à moins qu’il ne s’agisse du périscope d’un sous-marin observant la lutte du torpilleur avec les vagues, nous sommes embarqués. Les courants perfides et les jeux de la houle ne nous quitteront plus ; pas davantage les caméras de surveillance et ses écrans mobiles qui détournent les protagonistes d’un dialogue face à face, pour s’entretenir avec des images !  En transposant ses personnages dans un décor de bataille navale, en leur faisant explorer de haut en bas le ventre du navire qui transporte dans ses soutes de menaçants containers, le dramaturge nous enferme dans une promiscuité étouffante, d’où Tristan ne s’échappe à l’acte 3 que pour des changements de décor qui, avec la fluidité du songe ou de la vidéo, substituent à la lugubre chambre d’hopital une cabane venue de l’enfance… A l’acte 2, le merveilleux avertissement de Brangäne se trouve particulièrement bien servi par une échappée dans des nuages qui semblent rejoindre un disque solaire en éruption, les amants n’en veulent rien savoir, la phrase musicale qui devrait les réveiller s’harmonise étroitement à leur unisson, selon la logique même du délire – étonnante maîtrise de la psychologie des passions par Wagner !

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Tristan au MET (acte 1)

Dans l’une et l’autre mise en scène, l’art-vidéo manié par Viola puis Trelinski pose une loupe critique sur le philtre-poison appelé musique de Wagner, ou Tristan, en nous donnant à voir, autant qu’à mieux entendre. Mais les incomparables moyens mis en œuvre au MET décadrent la scène (ce que ne faisait pas Viola) et entraîne celle-ci dans un brassage, un tourbillon, un vertige qui correspondent à l’essence même de cette chose qui n’est pas montrable, le mortifère délire d’aimer, mais qu’on peut faire entendre, ou comme ici toucher.

3 réponses à “Trois fois Tristan et Isolde”

  1. Avatar de JFR
    JFR

    « Tristan et Isolde ». Bayreuth. Août 2016.
    Décidément les metteurs en scène modernes voulant à tout prix innover semblent passer complètement à côté des oeuvres dans ce qu’elles ont d’exceptionnel pour nous proposer une vision souvent absurde et parfois totalement misérable de l’oeuvre.
    Avec Mme Katherina Wagner, arrière petite fille du maître, on frise le ridicule absolu. Le mythe sublime de Tristan et le drame wagnérien de l’accomplissement de l’amour dans la fusion des corps et des êtres, le motiv du Liebestod, de la Mort d’Amour, s’effacent voire disparaissent, remplacés par un drame bourgeois et la vengeance sadique d’un roi Marke réduit au rôle du cocu.
    L’orchestre heureusement est à un rare degré de perfection. L’acoustique de Bayreuth est indépassable et la direction de Christian Thielemann est parfaite. Les chanteurs très applaudis ce soir-là aussi. Une magnifique représentation donc quand on ferme les yeux.
    Au 1er acte, une série d’escaliers qui font penser aux dessins d’Escher dans lesquels on ne sait si l’on monte ou l’on descend entourés de balustrades amovibles permettent à Tristan et Isolde de s’éviter puis de se rejoindre pour se faire ce qui ressemble à une grande scène de ménage. Isolde se précipite sur Tristan pour le tuer avec un couteau de cuisine parce qu’il à occis son fiancé Morold.
    Au 2e acte, Tristan et Isolde se retrouvent pris dans des tubes métalliques qui les enferment dans une prison (le couple-prison déjà ?) et leur interdit de consommer. Seul moment intéressant : quand ils sont dans la forêt dans la nuit romantique qui les unit. Plus besoin de fermer les yeux alors, la musique nous envahit et nous sommes dans la fusion amoureuse. Helas, Melot et le roi Marke surgissent alors et les surprennent en pleine action, en plein péché. On menotte Tristan, on lui met un bandeau sur les yeux et les soldats menacent de le fusiller. Isolde est malmenée par le roi Marke qui lui règle son compte comme a une femme infidèle surprise au lit avec son amant. Ca vire au théâtre de boulevard. Ciel mon mari! Melot bras droit de la méchanceté et du sadisme du roi, poignarde alors le pauvre Tristan.
    Au 3e acte, Tristan a des hallucinations (ce qui pourrait racheter sa triste infortune), il voit apparaître Isolde dans des triangles jaunes électriques plus ou moins grands qui parcourent l’espace scénique et dans lesquels gisent des poupées de son qu’il déchire avec désespoir. Il expire au moment où Isolde arrive enfin. La mort d’Isolde est absolument sublime musicalement et vocalement. D’une beauté indépassable. On s’envole avec elle vers un Ciel définitif. Malheureusement Mme Katherina Wagner, qui n’a pas du voir sans doute ni donc s’inspirer de la belle mise en scène mystique de Bill Viola, fait un contresens total et assez incompréhensible de la mort d’Ysolde refusant le thème du Liebestod. Suss in Duften mich verhauchen… Dans la houle des vagues, dans le flot qui ondule… Ertrinken, versinken, unbewusst, hochste Lust! Tout analyste freudien y retrouve son allemand… Se noyer, sombrer, inconsciente,(Unbewust, « une-bévue » dit Lacan), Jouissance extrême…. Mais avec Katharina, voila que le roi Marke, furieux, relève brutalement Isolde du sol au tout dernier moment du drame alors qu’elle est déjà morte pour l’emmener avec lui bien vivante (trahissant donc le livret du grand Richard) comme une esclave soumise avec une fureur de taliban. Quelle vision de l’amour à cette metteur en scène? Heureusement la musique surréelle de Wagner a, une fois encore, tout transfiguré.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui mon cher Jean-François, merci pour ces souvenirs d’un amateur blessé…. Je me suis souvent demandé moi-même pourquoi cette pulsion de défiguration infligée par des metteurs en scène à des oeuvres qui manifestement les dépassent ? (Et les cas seraient innombrables, jusqu’à la Comédie Française.) Peut-être un ressentiment devant la beauté qu’ils savent inaccessible, et donc une réaction de vengeance, ne pouvant améliorer ou soutenir l’oeuvre, ils peuvent du moins l’abîmer, la salir. Je songe au syndrome du Pavillon d’or décrit par Mishima, et comment son triste héros réagit devant l’extrême beauté : en y foutant le feu. Quelque chose comme le complexe d’Erostrate, entré dans l’histoire non comme créateur mais comme destructeur d’oeuvres ? Dans le cas que tu cites, la parenté de la petite fille avec le sublime aïeul a pu sans doute nourrir cette réaction ?

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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