Vue mer

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« Il nous faudrait une chambre, mais attention, avec vue sur la mer !… »

Plusieurs fois, à l’hôtel, nous avons formulé cette exigence, légèrement plus coûteuse, d’une chambre avec vue mer, depuis laquelle nous pourrions, par chance, nous endormir au bruit des vagues. Qu’est-ce donc que cela ajoute au sommeil, et en quoi une vue mer peut-elle enrichir la vie ?

Je sais d’expérience que je ne me lasse pas de ce spectacle, pourtant prévisible et plutôt vide ; la mer serait-elle belle inconditionnellement ? Je veux dire, sans offrir aucune anecdote, aucun objet particulier saillant pour le regard ?

La mer n’est pas un paysage. Celui-ci (François Jullien nous l’explique assez dans son livre Vivre de paysage) suppose des distinctions de plans, une hiérarchie entre un avant et un arrière, un premier tableau et une ligne d’horizon ou de fuite… Des vagues se fracassant interminablement contre un rocher, la tempête où un bateau se trouve pris, forment un paysage, ou mieux un drame, une intrigue qui captivent le regard. Mais que dire d’une mer parfaitement étale, qui s’étend et règne souverainement sous nos yeux, sans rencontrer aucun contre-pouvoir venu de la côte ? En quoi la mer, par elle-même, est-elle l’occasion d’une suite infinie de méditations ?

Les poètes sans doute s’y montrèrent sensibles, ils furent au rendez-vous de la mer. Baudelaire, « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! / La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. » Victor Hugo bien sûr, et particulièrement dans le gros roman Les Travailleurs de la mer. Valéry, dans les décasyllabes souverains, et si denses, du Cimetière marin : « Ce toit tranquille, où marchent des colombes, / Entre les pins palpite, entre les tombes ; / Midi le juste y compose de feux / La mer, la mer toujours recommencée ! (…) Ce toit tranquille où picoraient des focs ! » Et j’ai déjà commenté ici le mois dernier les pages d’un Aragon au bord de la mer, dans Les Aventures de Télémaque, puis Une Vague de rêves. Je n’ai pas cité Charles Trenet, et il y aurait tellement d’autres références… ! Toutes témoignent d’une aimantation de notre esprit par la mer, qui pourtant ne dit rien : par la mer seule ou comme telle, immuable présence, puissance et réserve de songe – pourquoi cette fascination ?

Déroulement infini… Toujours recommencée… L’expérience de la mer ne passe pas ; la mer, comme les fleuves mentionnés dans Le Bateau ivre, demeure « impassible » (rappelons que Rimbaud, écrivant ce poème d’attirance vers la mer, ne l’avait encore jamais vue, jamais fait son approche sensible).

En quoi consiste cette expérience, qu’a-t-elle de particulier ? La mer semble au-delà de toute particularité, elle les englobe, les dépasse toutes. On entre dans la mer, on y brasse, on s’y laisse porter, mais on ne la porte pas. Le premier plaisir de la mer est de s’éprouver contenu, enveloppé par elle. Et nous ne pouvons sur ce point qu’admirer ou vérifier au passage la justesse de l’homophonie propre à notre langue, et dont les poètes, les psychanalystes ou les rêveurs de tous bords useront et abuseront, la mer/la mère (faut-il ajouter, tellement évident, l’amer ?)… Aragon dans Le Roman inachevé, « si tu oublies si tu te laisses calmer si tu te laisses porter porter au large par la mer rappelle-toi qu’elle est perfide et que jamais tu n’en connaîtras le fond profond qu’elle est la mer même quand elle est douce et tranquille à l’infini rien d’autre et que veux-tu que la mer soit d’autre que la mer ».

Magnifique interrogation sur fond de perte, perte du fond profond, entrée dans l’infini, vertige de l’immersion. Rien n’est plus changeant que la mer, que les humeurs de la mer (titre d’un roman lu il y a bien longtemps, de quel auteur, à quel sujet ?), rien pourtant qui ne recommence, qui ne s’affirme avec cette assurance, immuablement.  (…) à l’infini rien d’autre et que veux-tu que la mer soit d’autre que la mer : sous sa peau aux transformations infinies, passant d’une table gris ardoise à toutes les nuances d’un bleu scintillant aux rayons du ciel, sous les chemins de lumière et les flaques de soleil qui ici et là l’irisent et la parcourent, sans laisser jamais sur elle aucune trace, la mer demeure identique à elle-même ; elle est là.

Or cette résistance, cette insistance pourraient se dire de la montagne. Et la stabilité, la merveilleuse persévérance dans l’être de quelques paysages peuvent procurer la même assurance, eux aussi sont là, je vérifie leur vis-à-vis quand j’ouvre mes persiennes, ou si je lève les yeux de ma lecture : leur présence est le partenaire de mon repos ou le garantit, je peux compter sur ce décor familier qui lui, du moins, ne changera pas. Sauf que la montagne arrête mon regard, tandis que la mer l’emporte ou le prolonge à l’infini. La mer, où si peu à discerner se découvre dans le détail des vaguelettes, des reflets ou d’un bateau croisant au loin, m’impose ce recul infini du regard qui, embrassant le vide, paradoxalement me comble, pourquoi ?

On peut habiter la montagne, et j’y discerne en la scrutant quelques chalets ou granges ; ils se répartissent dans une topographie qui multiplie les noms, les adresses. La mer n’offre nulle adresse, et par définition demeure inhabitable ! Sinon par les nymphes, ou quelques dieux. Un long regard sur le calme des dieux, Valéry souligne par ce vers à quel point l’élément marin nous échappe, ou résiste à nos prises ; ce « grand désert d’hommes » (pour citer de nouveau Baudelaire) est un domaine absolument étranger, réservé à d’autres espèces que longtemps la nôtre a divinisées. Ce qui s’exprime donc dans cette demande, une vue mer, ce serait notre aspiration au vide, ou à l’infini ? Dont nous avons un besoin vital, récurrent.

Faites entrer l’infini (Aragon), ou encore (Debray) l’homme n’est comblé que par l’absence. Rien n’est écrit sur la mer, nulle route n’y semble tracée. Mais une infinité de chemins virtuels, de destinations en attente au-delà de l’horizon. Si tout regard suppose un degré minimal d’appropriation, si voir c’est (un peu) s’identifier, la vue de la mer me dilate, elle fait entrer en moi une parcelle de cet infini évident qui se découvre à mes yeux, à mes narines, aux pores de ma peau. Cette vision du même coup remet à l’échelle toutes les autres, comme nos buts, nos propriétés, notre ego paraissent petits et mesquins en comparaison ! La rencontre de la mer me pose une question cruciale, que veux-tu ? À quelle échelle désires-tu ? Où penses-tu avec moi te rendre ? La mer brouille mes routes, confond mes routines, m’enjoint de réviser mes buts, mes fréquentations, de respirer un grand coup et de prendre le large…

(à suivre)

8 réponses à “Vue mer”

  1. Avatar de Alicia
    Alicia

    « Et je reste des heures à regarder la mer
    Le cœur abasourdi, les pensées de travers
    Et je ne comprends rien à ce triste univers
    Tout est couleur de pluie tout est couleur d’hiver »

    (Alain Barrière)

    « Rouvrir avec des mots les fenêtres du grand large »

    (Régis Debray)

    Un jour, du haut d’une tour, celle de Mélusine, je regardais la Mère (une petite rivière de Vendée)

    Je pensais à la mer du physicien Paul Dirac, mer d’énergie qui remplit l’espace et que l’on perçoit comme vide.

    Je méditais sur la question posée par un autre physicien et un artiste et à sa réponse par une étonnante anagramme :

    « Le vide quantique est et reste la source réelle de l’espace-temps et de l’Univers. »

    Fin du salon de l’agriculture, ce jour. Je m’imagine dans le car du retour, lisant un livre, à sa dernière page:

    « Il se sépare enfin de moi. Ainsi l’horrible insecte était sorti lentement de ma chambre, par la porte, en crissant, un matin de mai, à Venise. Quelque chose avait commencé. Tranquille, serein, sans angoisse. La haute mer. » (Le Parasite, Michel Serres)

    Exilé chez soi, on peut toujours rêver de pêcher quelque perle en eaux profondes, à défaut de zées clairs dans un thonaire en mers du sud.

    De la haute mer au lac inconnu entre Freud et Proust, un blanc, un mystère sans doute, une école peut-être…

    Toi, l’Auvergnat, ouvre-moi la porte si tu as la clé !

    Alicia

  2. Avatar de Daniel Bougnoux

    L’Auvergnat, chère Alicia, semble mal placé depuis sa province pour parler de la mer ! À moins que celle-ci ne soit depuis toujours ou pour chacun chose intérieure, ou mentale : cette part d’aspirations infinies, de voeux impossibles à combler que tous portent en eux ?
    Mon commentaire

  3. Avatar de xavier b. masset
    xavier b. masset

    « Moï stich’i nié moré » (mes vers ne parlent pas de la mer) dit Maïakovski.
    Ni du poële de la maison, ni de la peste, ajoute-t-il dans le même poème.
    La peur de devenir un « clerc de notaire », non pas de « la révolution », mais de l’extase bouddhique qui ne vient pas, jamais.
    La vue sur la mer — rien à voir avec la grande méditation face au soleil au-dessus du grand océan — depuis une fenêtre d’hôtel, aplanit la contemplation, la vide de substance, l’esprit voulant à tout prix rentabiliser l’ontologique station devant elle, muette, sans aucun recueil possible du réel, touristique dans l’âme, presque pornographique dans la résorption et l’étalage de ses faux flux, le rythme fastidieux de son clapot de commande.
    On dirait qu’elle colle au paysage, secrète son propre clou sur le mur, négatrice des tempos atlantiques.
    Préférez la vue sur la sœur de la mer, la vue côté cour, l’espace du clos du jardin.
    C’est ce que fit courageusement toute sa vie Aragon, depuis une meurtrière du manoir d’Ango.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Bonjour Xavier, j’ai du mal à vous suivre, extase bouddhique, pornographie, Aragon au manoir d’Ango ?? Expliquez- moi …

  4. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonsoir !

    Que dire quand on ne sait pas ?

    Rien bien sûr !

    Il y a quatre-vingt-dix-sept ans, à Varengeville-sur-Mer, ils écrivaient…André et Louis.

    Aujourd’hui, je vous lis et relis, billettiste, commentateurs…Vous savez tant de choses !

    J’aimerais essayer de me sentir insensible au « clapotis des causes secondes » et m’enivrer d’un bruit de fond

    océanique où le temps revient…

    Essayez de répondre à la terrible question de Daniel à Alicia, impossible rêve !

    Laisser tomber tous ces « impedimenta » et relire dans la tranquillité de la nuit, la fin d’un livre :

    « Plus nous approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers “ce qui sauve” commencent à s’éclairer  »

    Et si c’était vrai ?

    Jacques

  5. Avatar de xavier b. masset
    xavier b. masset

    Je repensais au cimetière marin de Varengeville.
    Sa splendide vue sur la Manche et sur les grands plissements hercyniens, selon la direction que prend le regard.
    Breton et Aragon y vécurent ensemble, écrivirent ensemble.
    « Un village désert à l’épaule d’une montagne brûlée. »
    Ce ne fut pas une sinécure pour Louis d’après son biographe de chez Gallimard.
    Aragon, malgré des prouesses de nageur jusqu’à un âge avancé, malgré son amour de la Méditerrannée, était plus du côté terreux de la force créatrice.
    Un souvenir de la guerre, peut-être, où il fut presque enseveli.
    Son nirvana amoureux (une extinction de notre flamme intérieure, d’après les textes du bouddhisme) à Venise, un an plus tard en 28, lui donnait l’occasion d’arrêter le cycle, franchement difficile à supporter psychologiquement, des morts et renaissances du poète.
    La rafale des yeux d’une femme russe l’en empêcha.
    Venue d’une Mer blanche, comme la glace.

  6. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire  » Ah ! C’est la mer ! Si loin que porte ma vue, ce n’est qu’une houle vivante, dans le soleil, sous le tricolore « , écrivait Charles de Gaulle, dans ses Mémoires de guerre. Le 26 août 1944, le général descendait à pied les Champs-Elysées où s’était massée une foule délirante de deux millions de personnes.

  7. Avatar de Alicia
    Alicia

    Bonsoir !

    Ces derniers commentaires sont vraiment beaux : la mer blanche, la houle vivante.

    Merci Messieurs.

    Foule sentimentale…Comment en sortir ? Comment s’en sortir ?

    Une chanson, Monsieur le randonneur, n’y suffit pas !

    Aujourd’hui, dans la foulée, elles sont là, les femmes, certaines avec des pancartes, revendiquant leurs droits.

    Où est l’humain qui parle du droit de rêver ?

    Aujourd’hui, à la base, là où l’on vit avec peu de moyens, oublié d’un système qui écrase les plus démunis, je me suis plu à faire un saut dans une petite chaumière, sans salon et sans salle à manger.

    J’ai tiré la chevillette et chue la bobinette.

    La France profonde et silencieuse, peut-être…

    Mon hôte était bien embêté sur une référence de Gaston Bachelard, Jean Becquerel pour ne point le nommer qui, d’après l’un se ses nombreux correspondants, se serait mis le doigt dans l’œil avec ses équations, reproduites par l’auteur de « La valeur inductive de la relativité » que tous nos braves paysans de France et de Navarre, paraît-il, lisent le soir après le boulot ou mettent dans leurs sacs pour aller à la manif.

    Aussi, pour se coucher moins bête, a-t-il demandé, de ce pas, l’avis d’un grand spécialiste universitaire des relations entre la conscience et le monde quantique, quelqu’un qui écrit des livres et fait des conférences, bien entendu.

    Il me montra sa réponse reçue, ce jour même :

    « Bonjour,
    Je ne connais pas du tout l’ouvrage de Bachelard dont vous parlez et je ne suis d’ailleurs pas du tout spécialiste de la question (du moins pas en ce moment).
    Désolé, » (Fin de citation)

    Quelle leçon tirer de cette relation entre le paysan et le savant ? De la question du croquant et de la réponse de l’expert ?

    Je n’en sais rien.

    Un professeur émérite qui a du temps devant lui, des relations, et qui en connaît un sacré rayon sur le relationnel, pourrait peut-être lui venir en aide, palsambleu !

    L’appel est lancé et sait-on jamais, dans un bon coin d’univers, entendu, peut-être !

    Je suis repartie après avoir partagé le brouet de mon hôte et, dans la voiture, j’ai éteint la radio.

    Je roule dans la nuit, sur une autre longueur d’onde.

    De grâce, ne la troublez pas !

    Huit mars 2024

    Alicia

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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